Victor Hugo, Les Contemplations - IV, XVI: Mors

Analyse linéaire du poème.

Dernière mise à jour : 07/07/2023 • Proposé par: spartiate (élève)

Texte étudié

Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.
Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,
Noir squelette laissant passer le crépuscule.
Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,
L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.
Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux
Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,
Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône,
Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,
L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.
Et les femmes criaient : -- Rends-nous ce petit être.
Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ? --
Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas ;
Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;
Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;
Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre
Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit ;
Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.
Derrière elle, le front baigné de douces flammes,
Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.

Victor Hugo, Les Contemplations - IV, XVI

Les Contemplations, publiées par Victor Hugo en 1856 durant son exil à Jersey, est une sorte d’autobiographie poétique qui donne à voir vingt-six années de la vie du poète. Le recueil est divisé en deux parties : « Autrefois » et « Aujourd’hui » dont la césure se situe en 1843, date de la mort par noyade de sa fille Léopoldine. Ce deuil marque durablement Victor Hugo et son regard sur le monde va en être changé.

Et ce d’autant plus qu’entre 1852 et 1855, Victor Hugo s’exile à Jersey pour fuir le régime de Napoléon III. Il vit alors une crise mystique qui l’entraînera jusqu’à des expériences de spiritisme. Le poème « Mors » est le point de rencontre de tous ces événements qui transforment la vie de Victor Hugo.

Problématique: Comment Victor Hugo, poète romantique, met en scène la mort pour la décrire et l’analyser ?

Plan: La mort est omniprésente dans ce poème de Victor Hugo : le mort de sa fille (I), la mort des peuples à travers la guerre (II) et la mort de tout homme appréhendée d’un point de vue mystique (III).

I. La mort de sa fille

L’ouverture du poème se fait par le passé simple « je vis » ainsi que l’emploi de déictiques qui dramatise et renforce la vision de la mort. Dans le poème « Mors », la mort est mise en scène et dramatisée.

La mort est tout d’abord allégorisée sous les traits d’une « faucheuse » qui s’anime sous les yeux du lecteur par des verbes d’action au participe présent « moissonnant et fauchant » ou des verbes de mouvement tels que « Elle allait à grands pas ». Les allitérations en (ch) et en (s) font entendre les bruits sec et violent de la faux et les assonances en (an) déploient une musicalité funèbre. Le polyptote autour de la racine (« faux ») à travers les termes « faucheuse », « fauchant », et « faulx » multiplie l’image de la faux qui devient obsédante. Cette représentation de la mort reprend la tradition médiévale ou la mort était représentée par la grande faucheuse.

Le poème « Mors » fait également écho à la disparition brutale de Léopoldine en 1843 qui marque tournant dans le recueil les Contemplations avec le champ lexical de la peur qui substitue à Léopoldine l’image saisissante d’un cadavre. Le champ lexical de la filiation dessine en filigrane le portrait de Léopoldine.

II. La mort des peuples à travers la guerre

Mais l’évocation de la mort ne se limite pas à cette dimension autobiographique. Si la disparition de Léopoldine a bouleversé l'auteur dans sa chair, elle l’a éveillé à la tragédie de la mort pour tous les hommes.

Victor Hugo met ainsi en scène des substantifs collectifs qui montrent que la mort est une tragédie collective qui fauche l’ensemble de l’humanité. Le pouvoir transformateur de la mort est en effet mis en avant à travers une série d’antithèses. Le discours direct qui fait entendre la voix des mères accentue le pathétique de cette scène.

Le poème « Mors » est donc aussi un poème politique à visée polémique, car il connaît aussi la mort de sa carrière politique. Le champ lexical politique montre que Hugo cible Napoléon III pour lequel il vouait mépris et haine. Hugo suggère que la guerre de Crimée est une répétition de la désastreuse campagne de Russie de 1812 à laquelle Hugo fait allusion à travers le « Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ». Le verbe « Tombaient » en rejet détruit le mouvement épique de l’alexandrin précédent « Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux Tombaient ».

III. La mort d’un point de vue mystique

Derrière cette vision polémique, Victor Hugo donne une vision philosophique voie mystique de la mort. On va ainsi se pencher sur la vision mystique, donnée de la mort.

Hugo donne aussi une représentation chrétienne de la mort. En évoquant le « Haut » et le « bas » au vers 13. Hugo suggère une verticalité qui implique une transcendance. La transformation de l’or en « cendre » est une allusion au verset de la genèse « tu es poussière et tu retourneras poussière ». Le titre « Mors » en latin se rattache d’ailleurs à la langue de l’Eglise. Dans une perspective chrétienne, la mort prend un sens : elle invite à retrouver le chemin de la foi et de la rédemption.

Le poème évolue vers des images qui suggèrent la renaissance et l’apaisement, ainsi le poème passe de l’obscurité à la lumière et de l’espace terrestre à un espace céleste symbolisé par l’ange. Au vers 19, « les douces flammes » s’opposent au feu de l’enfer. La fin du poème suggère ainsi un apaisement, voire une renaissance. Hugo écrit bien une contemplation mais il s’agit d’une contemplation mystique, qui permet un rapprochement avec le divin. L’« ange souriant » qui apparaît dans le dernier vers matérialise cette révélation mystique.

Conclusion

Victor Hugo présente dans « Mors » une vision protéiforme de la mort qui lui permet de montrer toutes les facettes de l’écrivain. Touché lui-même par la mort de sa fille, il exprime le deuil intime et le caractère effrayant de la mort. Il en montre aussi le caractère révoltant à travers la mort orchestrée par les puissants.

En ce sens, « Mors » préfigure le ton satirique et polémique des Châtiments, un recueil à charge contre Napoléon III. Mais ce poème est surtout une contemplation. Victor Hugo cherche à trouver un sens caché à la mort en en donnant une vision mystique que l’on peut trouver aussi dans un autre poème comme « Crépuscule ».