Ce poème, extrait du Livre IV des Contemplations, est composé de vingt vers en rimes plates. Le titre latin fait référence au motif du poème, à savoir, la mort. Comme dans l’ensemble du recueil, elle n’est pas qu’un motif générique pour Hugo. Dans ce poème, l’écrivain romantique reprend et réactualise en profondeur l’allégorie classique de la Faucheuse : la Mort est ici personnifiée sous les traits d’une faucheuse à l’aspect squelettique. Ce qu’elle fauche, ce sont bien les êtres humains.
Cette représentation est fréquente dans les dessins et les vitraux du Moyen-âge : dans une civilisation rurale, l’image de la moisson (faite à l’eau ou à la faucille) venait naturellement à l’esprit des gens pour symboliser le travail de la mort récoltant, chaque jour, son lot de trépassés. L’image de cette moisson d’homme se trouve d’ailleurs déjà dans les textes bibliques, comme l’Apocalypse de Jean : “L’ange qui était assis sur la nuée jeta sa faucille sur la terre, et la terre fut moissonnée". C’est ici un ange qui moissonne et cet exemple a probablement inspiré à Hugo la fin de son poème.
Projet de lecture
La question est de savoir, dès lors, comment le poète va faire sien ce thème traditionnel. D’abord, par la place du texte dans Les Contemplations. On sait qu’une grande partie de son recueil est centré sur le souvenir de sa fille Léopoldine, morte tragiquement le 4 septembre 1843. Plus précisément, le poème “Mors” se situe dans le Livre IV du recueil, dans un moment où, sa douleur apaisée, le poète espère une vie éternelle.
Le plan est tout à fait logique : - présentation de la Faucheuse (vers 1 à 5), l’action de la Mort (vers 6 à 10), la désolation des mortels, dont l’effroi confirme la puissance malfaisante de la Faucheuse (vers 11 à 18), apparition de l’ange, qui sauve les âmes et convertit en bien tout le mal répandu par la Mort (vers 19 à 20).
I. La présentation de la Faucheuse (vers 1 à 5)
En nous invitant à “voir” avec lui, le poète se présente d’emblée comme visionnaire. Loin d’une hallucination ou d’un rêve, il s’agit là pour lui, d’un mode de vision prophétique, qui nous renvoie aux mises en scène du genre apocalyptique. Hugo joue ici au témoin, ce qu’atteste l’emploi du passé simple, servant à authentifier son “témoignage”. La mort est bien dans son élément, dans son domaine, insiste-t-il. Le champ de la mort est la planète Terre, confirmant ce qu’il y a de redoutable dans cette présence que personne ne peut éviter. A cet égard, la place naturelle de la mort, la sérénité dans son travail nous sont suggérées par le rythme apaisé des deux hémistiches, avec l’allitération en -ch (faucheuse/champ/fauchant) et les accents toniques qui régulent le rythme des vers : "vis" (v.1), "faucheuse" (v.1), "était" (v.1), "champ" (v.1), "allait" (v.2), "pas" (v.2), "moissonnant" (v.2), "fauchant" (v.2). Ces accents toniques mettent également en exergue l’assonance en -an, dont le retour régulier sera rompu au vers 3.
Le second vers se caractérise par deux aspects : la forme progressive tout d’abord (“elle allait” (...) "moissonnant et fauchant”). Cette tournure constituée du verbe aller et du participe présent, insiste de manière sensible, sur l’action en train de se faire et renforce ici le caractère inéluctable de la mort, cette impression qu’elle ne cesse jamais d’agir. L’effet de rapidité est suggéré par la locution adverbiale “à grands pas” (v.2). Et cette grande hâte de la Faucheuse ressemble à s’y méprendre à la marche allègre de l’héroïne de La Fontaine, à savoir Perrette, dans la fable La Laitière au Pot au lait (“Légère et court vêtue, elle allait à à grands pas”). L’union de la forme progressive et la vivacité de la tournure produit ici un effet global de continuité et de vitesse : la Mort ne s’arrête jamais, elle abat un travail considérable, inexorable, et, cruauté supplémentaire, elle joint l’amplitude à l’efficacité. Comme le suggère le vers 3 (“Noir squelette laissant passer le crépuscule”), le poète a choisi pour l’heure crépusculaire, atmosphère funèbre s’il en est. Il en résulte un contraste saisissant : vus en contre-jour, les os du squelette n’apparaissent pas blancs, mais noirs et le “noir squelette” se détache sur le sombre en ne laissant passer que des rayons d’ombre. Du point de vue rythmique, ce vers se prononce comme un trimètre, en trois segments (de quatre syllabes chacun : “Noir squelette” - “laissant passer” - “le crépuscule”, v.3) et cette désarticulation du vers vient briser la régularité du rythme précédent, contribuant à mimer, de manière sonore, la mobilité disgracieuse du squelette.
Dans les vers 4 et 5, la mise en scène se précise : au personnage du poète qui voit tout et nous invite à le rejoindre dans cette vision, à travers l’emploi du pronom indéfini “on” (“l’on dirait” v. 4), au personnage de la faucheuse qui tue tout, s’ajoute au vers cinq une troisième personne, “l’homme”, lequel symbolise l’ensemble des victimes. Il représente l’humanité au dernier degré, c’est-à-dire l’humanité qui voit planer au-dessus d’elle l’ombre ou la lueur de la faux (substantif littéraire qui désigne l’un des attributs du Temps et de la Mort) qui passe et repasse. [A noter que le poète retrouve ici le sens étymologique du pronom indéfini “on”. Pour désigner l’individu en général l’ancien français disait “l’homme” (du latin homo), lequel était orthographié “l’hom”, et dont la prononciation, en se nasalisant, est devenue “l’on” (puis “on”). L’homme c’est bien l’on, c’est-à-dire “nous tous” ] Dans leur enchaînement, les vers 4 et 5 donnent à voir de manière sensible l’effroi de l’homme. La profondeur de champ, soudain créé par le “recul” du vers 4 emporte en effet notre regard vers cette ombre indécise et flottante, où l’invisible et l’inconnu peuvent surgir, nous faisant tout craindre. Ici, tout fait signe vers l’angoisse, aussi loin qu’aille le regard, la dynamique du vers nous invitant en effet à poursuivre sans fin ce qui “recule” (v.4). Le climat de peur est encore accentué par la construction du vers 5, laquelle met en relief le mouvement mutuel des yeux et des lueurs. Au début, il y a l’homme. A la fin, il y a la faux. Et entre les deux, les yeux pris, entre fascination et répulsion, par l’éclat menaçant de la faux.
Enfin, cette évocation sensible est soutenue par le rythme et les sonorités : l’accent tonique accentue les mots essentiels, et les allitérations et assonances favorisent l’effet d’entraînement de ces vers implacables (“Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et recule - L’homme suivait des yeux les lueurs de la faux”).
II. L’action de la mort (vers 6 à 10)
À partir du vers 6, Hugo change soudain de dimension, tout en poursuivant son récit au passé. Il nous fait survoler les temps et les lieux, comme si toute l’histoire des hommes se contractait en un tableau hallucinant. La conjonction de coordination “et”, placée au début du vers 6, vient signaler la relation de cause à effet entre l’action de la Faucheuse et les impressionnants dégâts de sa puissance destructrice.
Successivement, et inexorablement, la mort vient annihiler la gloire militaire (les triomphateurs), les plus belles cités (Babylone), le pouvoir politique (le trône), la beauté des choses (les roses), l’innocence (les enfants), la richesse (l’or), bref, tout ce qui a une valeur aux yeux des hommes. Hugo choisit à chaque fois un exemple symbolique, exemplaire même, aussi précis qu’intemporel et il le met en relief par la structure du vers. À cet égard, le premier exemple montre l’homme au faîte de sa gloire, défilant sous l’arc triomphal. Mais toute gloire est vaine, rappelle-t-il, parce que personne n’échappe à la mort. L’élan empathique du vers (“Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux” v.6), suivi d’un rejet brutal (“tombaient” semble “reproduire” la chute des puissant) le signalent, tandis que l’allitération en t (“triomphateurs”,”triomphaux”,”tombaient”) souligne le caractère inéluctable de ce destin. À la fin, c’est toujours la mort qui triomphe, semble-t-il vouloir insister ici.
La suite de la phrase est gouvernée par un seul verbe (“elle changeait”). La puissance magique de la mort est en effet de métamorphoser toute chose en son contraire. L’habilité de Hugo consiste ici, en plaçant ce verbe essentiel au début de la proposition, à produire une série d’antithèses frappantes en rapprochant les termes qui s’opposent : plus les morts se contredisent sont proches, plus en effet leur dissonance éclate. D’où ces inversions radicales : “Babylone” (l’une des sept merveilles du monde) devient un “désert” c’est-à-dire la solitude, le néant. Les “roses”, symbole par excellence de beauté et d’amour se transforment ici en “fumier”, soit leur exact contraire. “L’or”, enfin, cette matière noble, se mue en “cendre”, symbole de la mort et de la pauvreté. Le vers 8, qui forme un chiasme parfait, par sa disposition croisée de termes qui s’opposent (AB-BA), donne également à voir un effet visuel très sophistiqué. La métamorphose du trône et de l'échafaud qui sont des éléments naturellement élevés, nous fait littéralement assister à un double fondu enchaîné pour reprendre un vocabulaire d’ordre cinématographique. Il y a également un effet sonore très aiguisé : le même son (“ô”, “au”) se répète ici quatre fois, et ce glissement des mots semble accompagner de manière sensible et tangible la mutation des choses.
La logique de cette métamorphose présente tout de même une exception : les enfants ne sont pas transformés en cadavres, mais en “oiseaux”, comme l’atteste le vers 9. Cette délicatesse du poète n’est pas étrangère à la pudeur de l’homme : à propos du décès de sa fille, Hugo emploiera le verbe “s’envoler”. Il ne s’agit pas pour lui ici d’euphémiser la mort qui entraîne toujours le désespoir des mères, comme l’atteste le vers 10. Mais pour mettre en relief leur douleur ineffable, le poète utilise une hyperbole au vers 10 (“Et les yeux des mères en ruisseaux" v.10). Hyperbole qui rappelle à bien des égards, la métaphore biblique de la vallée des larmes dans le Psaume 84. Surtout, Victor Hugo donne à son tableau, une coloration intemporelle : c’est bien “l’ensemble” des mères qui pleurent de toute éternité la perte de leurs enfants.
III. La désolation des mortels (vers 11 à 18)
La conjonction de coordination “Et” au début du vers 11, a la même valeur empathique qu’au vers 6 et insiste sur l’effroi des femmes. Le poète évoque la réaction éperdue des vivants face aux ravages de la mort, laquelle est plus que jamais personnifiée, puisque désormais le poète l’apostrophe, s’adresse à elle en la tutoyant. Pour la première fois, on entend la parole humaine. Et c’est bien l’interrogation centrale et déterminante de la condition humaine qui se fait entendre ici, celle du sens de la vie, comme l’atteste le vers 12 (“Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ?”). Si la première partie de la phrase au vers 11, s’adresse à la faucheuse (“Rends-nous ce petit être”), le vers 12 a un destinataire beaucoup plus large et général, qui peut prendre le nom du destin, ou peut-être de Dieu, ou du Créateur. Ce paradoxe d’une existence offerte qui doit pourtant finir, qui est le sens et l’essence même de la vie, Hugo le fait exprimer à dessein par les mères, pour en faire ressentir le scandale. Les mères sont en effet porteuses de la vie, et les enfants sont présumés innocents, ce qui rend parfaitement cruelle et absurde la réalité de la mort. Naturellement, ces vers nous renvoient à la douleur vécue par l’auteur dans sa vie personnelle. Mais comme toujours, sa parole poétique entre ici en résonance avec l’universel. Et la phrase qui suit, sur six vers, peint somptueusement le tableau universel de la désolation humaine, l’évocation prenant une dimension cosmique, une allure de fin des temps : c’est le monde lui-même qui semble frappé, et non pas seulement les vivants. Pour exacerber cette impression chaotique et universelle à la fois, Hugo procède par touches successives et multiplie les points de vue. Au vers 11, le lecteur est tenu à distance pour contempler les “femmes”. Puis, une vision fugace lui montre en gros plan “ce petit être” que chacune réclame. Pour saisir la globalité du “sanglot” unique qui roule sur cette terre, il faudra prendre un recul extraordinaire au vers 13 avant que Hugo nous ramène au vers 14 à la proximité des “mains aux doigts osseux”. Puis, aux vers 16 et 17, il nous invite à faire un bond en arrière pour assister à la fuite des “peuples éperdus” qui sillonnent en tous sens le globe : nous sommes désormais dans l’espace, si bien qu’au vers 18, pour contempler la Faucheuse, il nous faut pour ainsi dire, accéder au point de vue même de Dieu sur le désordre planétaire.
Cette grande variété des angles de vue bouscule littéralement notre vision et donne l’impression que ce bouleversement est provoqué par la mort elle-même. Chaque segment de cette période mobilise et potentialise en effet les ressources expressives de la poésie : le vers 13 (“Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas”) est désarticulé, volontairement chaotique, afin d’exprimer la distribution hasardeuse mais uniforme des malheurs qui frappent à égalité l’humanité, par-delà les conditions sociales des victimes - comme l’atteste le vers 13 (“en haut, en bas"), la mort sévit aveuglément. Le vers 14 (“Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats”) se caractérise en outre par une vision macabre, extrêmement imagée, en gros plan. On peut parler ici d'hypotypose : les doigts squelettiques, blanchâtres même, contrastent avec les “noirs grabats” (lits misérables) si bien qu’ils transforment la description en un clair-obscur digne d’un tableau de Rembrandt. Pour rendre sensible son tableau, le poète recourt également à un rythme implacable et parfait en quatre temps au vers 14 (en 2-4-2-4, “Des mains - aux doigts osseux - sortaient - des noirs grabats”). Les allitérations désagréables (ai-eu-a) contribuent à rendre sensible l’horreur du tableau, comme celles du premier hémistiche (“des mains-z-aux doigts-osseux") qui sont redoublées par la diérèse sur le verbe central du vers 15 (“bru-i-ssait”), lequel vient ajouter son désagrément à cette agitation.
Dans la dernière partie du poème, on assiste à un véritable tableau de la fin des temps où l’on relève de multiples effets : tout d’abord, le champ lexical de l’affolement (“éperdus”, “frissonnant”, “s’enfuit”). La multiplication des protagonistes renforce aussi cette impression apocalyptique : après les mères, les linceuls sans nombre, ce sont maintenant les “peuples” entiers qui succombent sous la faux. Alors que la mort est personnifiée en femme, ces derniers sont animalisés en “troupeau”. Le mouvement et le rythme des vers, marqué par un bel enjambement, sans pause aucune, traduit ici l’amplitude de la fuite et l’immensité du troupeau. Les sonorités enfin, et notamment les allitérations en -s et -f, accompagnent cet effet de fuite aux vers 16 et 17. On le voit : la mort domine désormais le “Tout”. Ses pieds sont donnés à voir en gros plan, écrasant l’univers (“Tout était sous ses pieds deuil, éprouvante et nuit” v.18). C’est ici la dernière manifestation de l’allégorie, mais bien qu’elle soit personnifiée, la mort ne montre pas son visage, ce qui renforce encore ici sa brutalité, l’absence de noblesse dans son travail forcené : elle “écrase”. Le bilan de son ouvrage est exprimé par trois termes dont la gradation est manifeste : le deuil, qui symbolise l’affliction devant la mort, l’épouvante lorsqu’on la voit s’approcher de soi, et enfin, la nuit qui signifie métaphoriquement la fin totale de tous. A cet égard, l’absence d’article défini confère à ces trois termes une valeur absolue. En d’autres termes, ils sont les trois réalités suprêmes, paroxystiques.
IV. L’apparition de l’ange (vers 19-20)
Dans les vers clausulaires (de fin de poème), le climat et le sens du poème s’inversent. Au moment où tout semble fini dans la nuit, paraît en effet un ange qui éclipse la Faucheuse. Ce n’est pas ici qu’une simple note consolatrice. On passe plus fondamentalement du néant de la mort à l’absolu de la vie après la mort, et ce contraste est total : à la Faucheuse qui fauchait aveuglément se substitue désormais, l’ange qui récolte avec soin les gerbes. De l’une, on ne voyait que les “pieds”, de l’autre, on admire maintenant le “front” (v.19). Autre contraste saisissant : le passage de la nuit à la lumière, du froid à la chaleur des flammes, de la brutale destruction à la douceur qui auréole la tête de l’ange etc. etc. Au niveau rythmique, idem : les vers martelés qui précèdent, font place à une phrase au déroulé lent et à peine accentué. Les sonorités, faites de discrètes assonances (“a-nge”, “souri-ant”, “baign-é”, “port-ait”, “fl-ammes”-”âm-es”) sont également volontairement harmonieuses pour souligner la paix après la tempête sinistre. Et cette évocation finale exprime à la fois le génie antithétique du poète et la foi, la grande confiance de l’homme qui a surmonté son désespoir, en pariant sur la vie éternelle.
Conclusion
La mort, dans Les Contemplations, n’est pas qu’un simple répertoire d’images macabres. Elle détermine, en profondeur, le rapport au monde du poète, ce que ce passage révèle avec éclat. Maîtrise de la versification, précision visuelle et sonore, dynamisme de l’image, sûreté des effets sonores, puissance du contraste : toute la virtuosité stylistique de Hugo est là et ici, la poétique du deuil s’y révèle inséparable de l’expérience universelle, d’une renaissance pour le sujet aussi.
Ouverture
La poésie, qu’elle conjure ou exprime nos émotions, montre à quel point la littérature est une nécessité pour l’être humain, qu’il en soit l’auteur ou le récepteur. Et la puissance verbale d’évocation de la mort dans ce poème nous semble déjà une consolation pour tous les vivants.