Marivaux, auteur du XVIIIe siècle, est aujourd'hui l'un des dramaturges les plus joués en France. Il excelle dans les comédies qui mobilisent un comique farcesque et des intrigues virtuoses pour interroger et dénoncer l'ordre social. Marivaux préfigure en cela les Lumières, à travers des comédies telles que Les Fausses Confidences (1737) ou L'Île des Esclaves (1725).
L'Île des Esclaves est une brève comédie en forme d'utopie antique. Iphicrate et Euphrosine échouent sur une île avec leurs esclaves respectifs, Arlequin et Cléanthis. Mais sur cette île, l'ordre social est inversé : les maîtres deviennent esclaves et les esclaves deviennent maîtres. Dans cette scène 6, Arlequin et Cléanthis, les esclaves devenus maîtres, imitent les mœurs galantes de leurs anciens maîtres. Marivaux cherche à remettre en question la légitimité de l’aristocratie à dominer.
Nous nous demanderons en quoi cette parodie d’une scène de séduction aristocratique dénonce-t-elle l’hypocrisie des normes sociales du XVIIIe siècle. Après avoir étudié la parodie involontaire de la scène de séduction, des lignes 1 à 23, nous aborderons la cessation de ce ridicule jeu galant, des lignes 24 à 31. Enfin, nous verrons quel est le stratagème mis en place pour se moquer des anciens maîtres, des lignes 32 à 42.
I. 1er mouvement: Parodie de la scène de séduction (lignes 1 à 23)
Dans le premier mouvement correspondant au passage des lignes 1 à 23, Arlequin et Cléanthis parodient involontairement la scène de séduction.
D’entrée, Arlequin prend la parole et manifeste son autorité brutale par la phrase injonctive : “Qu’on se retire à dix pas” (l.1). La didascalie “Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de douleur” (l.2) rend compte de la souffrance que les anciens maîtres éprouvent à être ainsi humiliés. La didascalie suivante, “Arlequin, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis” (l.4) indique que les anciens esclaves veulent adopter la posture des nouveaux maîtres en imitant leur mode de vie : converser galamment en se promenant. Et c'est bien ce qu’essaie de faire Arlequin à la ligne 4 par l’adresse respectueuse “Madame”, la deuxième personne du pluriel “vous”, ainsi que la légèreté du propos, qui sont censées imiter l’entretien galant. Le langage galant est un langage codé, qui permet généralement d’exprimer des compliments voilés. Or, Arlequin s’adresse des compliments à lui-même et non à Cléanthis dans la phrase “Je ressemble donc au jour, Madame” (l.7). Cléanthis, qui ne comprend pas cette auto-congratulation qui s'oppose à la générosité attendue de l’aristocrate courtois, l’interroge : “Comment ! Vous lui ressemblez ?” (l.8).
Mais Arlequin, au lieu de se corriger, renchérit par une interjection exclamative “Eh palsambleu !” (l.9) qui révèle son appartenance sociale que le jeu théâtral cherchait à masquer. Lorsque Cléanthis regrette l’agitation d’Arlequin et marque son agacement, elle fait une personnification “vous défigurez notre conversation” (l.11) qui montre bien que les mœurs galantes reposent sur le masque social. Arlequin justifie son exaltation : “ce n’est rien ; c’est que je m’applaudis” (l.12). Ici, le verbe “applaudir” fait signe vers le théâtre : Arlequin admire son imitation des aristocrates et souligne que ces derniers mènent une permanente performance sociale. Au début de sa réplique suivante, l’ancien esclave va à l’encontre des codes de la courtoisie en mettant en emphase le pronom personnel clitique “Et moi” dans la phrase : “Et moi je vous remercie de vos dispenses” (l.17). Mais ce rejet des mœurs galantes permet surtout de souligner l’artificialité de ces codes. Par la suite, Cléanthis joue la coquette et prévient Arlequin qu’elle ne sera pas charmée par lui, comme l’indique le futur de l’indicatif : “vous ne persuaderez pas” (l.19). Cette réplique met en valeur la vanité des codes galants où chacun joue un rôle prévisible. Arlequin s’exécute lorsqu’il use du champ lexical de la passion amoureuse : “m'agenouiller”, “flammes”, “feux” (l.20-21), mais la métaphore de la passion en feu est si clichée qu’elle est faussement poétique : c’est bien une parodie de conversation galante. Comme prévu, Cléanthis feint l'agacement avec l’emploi de l’impératif et de la négation totale : “Laissez-moi, je ne veux point d’affaire” (l.22).
II. 2ème mouvement: cessation de ce ridicule jeu galant (lignes 24 à 31)
Dans le deuxième mouvement correspondant au passage des lignes 24 à 31, Arlequin et Cléanthis cessent ce ridicule jeu galant.
D’entrée, Arlequin inverse les valeurs traditionnelles lorsqu’il fait une antithèse bouffons/sages dans la phrase “Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages” (l.24-25). Ici, ce sont les maîtres qui sont “bouffons” de par leur jeu galant ridicule, tandis que les esclaves, qui n’usent pas de ce jeu, sont plus “sages”. Par la suite, Arlequin rassure Cléanthis, déçue que le jeu soit fini, en affirmant : “vous êtes bien aimable et moi aussi” (l.27). Il juge inutile de mobiliser les codes de la galanterie pour plaire et donner envie d’aimer.
En s'apprêtant à révéler enfin ses pensées, Arlequin rappelle que les aristocrates utilisent le langage non pas pour exprimer leurs pensées mais au contraire pour mieux les cacher. Pour ce faire, il énonce un propos organisé avec un connecteur logique : “Premièrement, vous ne m’aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde” (l.29). Cette franchise est le propre des roturiers et dénonce l’hypocrisie des sentiments galants. Cléanthis le reconnaît, mais considère qu’“il ne s’en fallait plus que d’un mot” (l.30) pour qu’elle l’aime : pour elle, le langage est doté d’un puissant pouvoir de séduction.
III. 3ème mouvement: mise en place d’un stratagème (lignes 32 à 42)
Dans le troisième mouvement correspondant au passage des lignes 32 à 42, les nouveaux maîtres mettent en place un stratagème pour se moquer de leurs anciens maîtres.
Arlequin commence la mise en place de son stratagème en interrogeant comiquement Cléanthis à propos d’Iphicrate “Comment trouvez- vous mon Arlequin ?” à la ligne 32. Cléanthis lui répond honnêtement que Iphicrate lui plaît par une phrase incomplète et rapide “Fort à mon gré” (l.34). Arlequin, quant à lui, s’exclame à propos de l’ancienne maîtresse de Cléanthis : “Qu’elle est friponne !” (l.35). Il est comique car l’adjectif “friponne” sied mal à une aristocrate. Cléanthis comprend alors le projet d’Arlequin lorsqu’elle dit : “J’entrevois votre pensée” (l.36). Cette brève réplique suscite un effet d’attente et de complicité avec le spectateur.
Arlequin explicite alors son projet et propose de courtiser les anciens maîtres, mais l’ordre à l’impératif “tombez amoureuse d’Arlequin, et moi de votre suivante” (l.37) est déplacé, l’amour devant naître spontanément et naturellement. Il se montre confiant et surenchérit : “Ils n’ont jamais rien aimé de si raisonnable” (l.41). Ici, l’adjectif “raisonnable” est paradoxal : ce sont les maîtres qui sont censés être sages. Or, leurs mœurs ridicules ont été démasquées, si bien que les anciens esclaves sont devenus plus “raisonnables” que leurs maîtres.
Conclusion
Ainsi, cette scène se présente comme une leçon de morale : elle révèle ô combien, chez les aristocrates, le discours amoureux peut être hypocrite et ridicule. À ce discours artificiel s'oppose la sincérité enthousiaste des anciens esclaves, qui se réjouissent finalement de ne pas appartenir à l'aristocratie.