Marivaux, L'Île des esclaves - Scène 11

Commentaire en trois partie :
I. Les rapports entre les personnages,
II. Un dénouement de comédie,
III. Une philosophie de la société

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

TRIVELIN et les acteurs précédents.

TRIVELIN : Que vois-je ? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez!

ARLEQUIN : Ah ! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller; et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnêtes gens que nous.

TRIVELIN : Et vous, Cléanthis, êtes-vous du même sentiment?

CLÉANTHIS, baisant la main de sa maîtresse : Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est.

ARLEQUIN, prenant aussi la main de son maître pour la baiser: Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles.

TRIVELIN : Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants, c'est là ce que j'attendais; si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances comme nous avons puni leurs duretés. Et vous lphicrate, vous Euphrosine, je vous vois attendris ; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure ; vous avez été leurs maîtres, et vous en avez mal agi ; ils sont devenus les vôtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là-dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous : je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez Athènes. Que la joie à présent, et que mes plaisirs succèdent aux chagrins que vous avez sentis, et célèbrent le jour de votre vie le plus profitable.

Marivaux, L'Île des esclaves - Scène 11

Introduction

Scène de conclusion; nécessité d'un dénouement d'ordre dramatique ; quelle est la portée philosophique de ce dénouement, et donc du déroulement dramatique de la pièce

I. Les rapports entre les personnages

- réapparition de Trivelin qui avait disparu de la scène quand la situation lui échappait (parodie de scène amoureuse, plus tentative de séduction des maîtres par les esclaves). Continuité du rapport de père à enfants vis-à-vis des serviteurs (reprise de l'expression "mes enfants", déjà utilisée à la première apparition du personnage, scène 2 et renforcée dans la réplique suivante par l'adjonction de "chers" : "mes chers enfants").

- importance de la désignation des personnages par leur véritable identité : trois d'entre eux sont nommés de la même manière: uniquement par le prénom; utilisation égale du vouvoiement; même procédé d'interpellation: "vous"...

- Présence du lien affectif renforcée par le thème du baiser: - baiser commandé par Trivelin à ses enfants (lien paternel); - baiser voulu par les esclaves qui reprennent, cette fois volontairement, une attitude de soumission qui leur était autrefois imposée avec violence

- Présence scénique muette des maîtres qui, certes, retrouvent leur statut de maître, mais sans avoir retrouvé totalement le pouvoir de la parole: ce sont les valets qui ont le monopole de la conclusion, aussi bien dans les actes (ce sont eux qui décident d'embrasser leurs maîtres), que dans les propos.

II. Un dénouement de comédie

- une scène d'abord placée sous le signe de l'émotion: pleurs, embrassements, attendrissement; on est proche du drame bourgeois selon la conception de Diderot. Conception du théâtre selon laquelle le spectateur doit être ému par ce qu'il voit: ainsi, il pourra quitter le théâtre meilleur qu'il n'était en y entrant. Ici, tout autant que le spectateur réel, ce sont les anciens maîtres, devenus spectateurs de profit.

- présence d'éléments légers qui assurent la continuité du climat de comédie de la pièce,
a) grâce à la présence d'Arlequin d'abord: maladresses de langage ("en fin finale"); suffisance du personnage qui s'approprie un lexique réservé aux nobles: "rois" "reines" admirables" "vertu", "presque aussi honnêtes que nous"; on peut même voir dans le pluriel "rois et reines" un pluriel de majesté: il concerne seulement les deux valets. Contraste entre ce langage et la personnalité d'Arlequin qui a su rester spontané tout au long de la pièce, et qui n'a jamais cédé au plaisir de la vengeance;

b) grâce à la conclusion annoncée par Trivelin : "Que la joie à présent et que mes plaisirs succèdent...": un divertissement dansé et chanté clôt la pièce. Selon la critique d'un journal de l'époque, le Mercure, "des esclaves se réjouissent de ce qu'on a brisé leurs chaînes". (note des éditions du livre de poche). Une fin qui reste dans la lignée de la comédie italienne et qui met un point final à la touche pathétique, tout en intégrant l'idée que le théâtre revêt un rôle éducatif ("le jour de votre vie le plus profitable": l'adjectif s'applique aussi au spectateur).

III. Une philosophie de la société

- nécessité d'un chef d'orchestre pour que les rapports entre les individus restent humains. Lorsque Trivelin avait disparu de la scène, les valets pouvaient donner libre cours à l'esprit de vengeance, aussi condamnable que le recours à la violence pour l'exercice de l'autorité.

- aucune remise en cause du tissu social: l'existence d'une hiérarchie reste nécessaire pour assurer l'équilibre de la société, au même titre qu'existe la hiérarchie symbolisée par la présence de Trivelin, entre père et enfants. Le dénouement n'apporte donc pas de changement dans l'état des rapports entre les personnages, mais dans la manière dont ils vivent ces rapports.

- idée selon laquelle la différence de condition sociale relève plus du hasard que de la logique ("une épreuve que les dieux font sur nous"). Les maîtres doivent donc garder conscience qu'ils auraient pu naître esclaves: il ne faut pas confondre situation sociale et personnalité: l'une ne crée pas l'autre: la noblesse sociale ne crée pas la noblesse d'âme, ce que rappelle Trivelin lorsqu'il compare la dureté des maîtres antérieurement à la pièce à la capacité de pardonner des esclaves, à la fin de la pièce. De plus, les maîtres n'existent réellement que lorsque les esclaves reconnaissent leur existence en tant que maîtres, ce que font les deux esclaves par le baiser dont ils prennent l'initiative. (conception hégélienne des rapports entre maîtres et esclaves). Le véritable maître n'est donc pas tant celui qui exerce le pouvoir que celui qui accorde le pouvoir à l'autre.

- Attention particulière portée aux comportements des individus, quelle que soit la situation sociale: "nous aurions puni vos vengeances comme nous avons puni leurs duretés": la seule valeur est une valeur d'ordre moral, la "vertu" dont parle Arlequin. La situation sociale n'autorise aucun comportement abusif. Ici apparaît le sentiment de Marivaux lui-même, qui ne souhaite pas un renversement de société (ce que provoquera la révolution de 1789), mais seulement des rapports qui gagnent en humanité, c'est-à-dire en respect de l'autre, quel qu'il soit.

Conclusion

Une scène qui reste inscrite dans une perspective comique: le dénouement ne trahit pas l'atmosphère générale de la pièce, et rappelle à la fois le lien étroit qu'entretient Marivaux avec la comédie italienne, et la réflexion qui marque le XVIIIème siècle sur l'opportunité d'utiliser l'émotion pour éduquer l'âme du spectateur.

Une scène de clôture, puisqu'elle annonce un retour d'ordre spatial (les naufragés quittent l'île pour retourner à Athènes), d'ordre philosophique (les personnages quittent l'utopie pour retourner dans le monde réel) et d'ordre social (les rapports anciens sont rétablis). Mais également une scène d'ouverture, puisqu'une évolution morale a permis que les rapports sociaux revêtent une autre signification et qu'ils ne soient plus garantis par l'usage de la force, mais par celui de la raison: une pièce qui se conclut donc par une sorte d'hymne à la raison (par laquelle peut s'exercer la vertu), et donc par un acte de foi dans la nature humaine et sa capacité à progresser.