Comment pouvons-nous connaître autrui ? Spontanément, nous aurions tendance à penser que s’il nous est possible de connaître les autres, c’est parce qu’ils sont, en dépit du temps qui passe et change toute chose, toujours les mêmes, et reconnaissables par certaines caractéristiques singulières et immuables. Pourtant, le temps altère aussi les individus : il nous change physiquement et psychologiquement. Nous grandissons, vieillissons, apprenons des choses, et si nous sommes prompts à affirmer qu’un individu persiste à l’identique à travers le temps, force est de constater pourtant que le changement affecte chaque individu au point que nous ayons parfois du mal, à quelques années d’intervalle, à reconnaître quelqu’un.
Mais alors, qu’est-ce qui fait l’identité d’un individu ? Qu’est-ce qui, de lui, et au-delà de tous ces changements qui l’affectent, résiste au temps ? La démonstration de Schopenhauer se développe en trois temps. Dans un premier temps, il énonce l’idée qu’il va développer tout au long du texte : ce qui persiste de nous à travers le temps, c’est notre « caractère ». Dans un second temps, Schopenhauer s’appuie sur l’expérience vécue, donnée pour preuve de l’existence de ce principe d’action. Enfin, dans un troisième temps, Schopenhauer répond à l’objection selon laquelle les individus changent en profondeur avec le temps, en présentant deux nouvelles preuves d’expérience : si tel était le cas, alors, serions-nous fondés à faire confiance, ou à nous méfier durablement de celui qui nous a un jour été fidèle, ou nous a trahi ?
I. Ce qui persiste de nous à travers le temps, c’est notre « caractère »
Tout d’abord, selon Schopenhauer, ce qui change, c’est la forme de notre caractère, et non sa matière.
En effet, notre caractère reste identique à travers le temps. Le philosophe énonce l’idée qu’il va développer, en s’appuyant sur la distinction entre l’apparence et la profondeur, la surface et le fond : notre caractère ne change pas, il est notre identité, c’est-à-dire ce qui persiste de nous à l’identique à travers le temps. Schopenhauer convoque alors une image, en comparant le caractère à « l’écrevisse sous son écaille ». Ainsi, notre caractère serait ce qui est à l’intérieur de ce qui change et s’altère (l’écaille). Pourtant, on pourrait dire que l’écrevisse est à la fois le corps de l’écrevisse et l’écaille : mais en réalité, l’écrevisse est, comme notre caractère, ce qui d’elle ne change pas. Ce qui de nous est « immuable », « invariable », « toujours le même », c’est donc ce caractère qui pourtant est comme enveloppé par du changement. Le plus profond en nous, ce ne sont donc pas nos « opinions » ou nos « connaissances » – qui de fait varient en fonction du temps – c’est notre caractère.
Puis, Schopenhauer affirme que les changements ne sont que des adaptations car notre caractère change, lui aussi. Nous traversons une épreuve, nous faisons certaines expériences au contact desquelles nous sommes amenés à changer. Mais Schopenhauer distingue alors la « matière » de notre caractère et sa forme : si notre caractère change, ce n’est que dans la mesure où il s’adapte. Il subit une évolution plutôt qu’un changement : l’« âge » et les « besoins » qui lui sont liés expliqueraient les différences perceptibles de nos caractères. La forme de notre caractère persisterait indépendamment de ses variations de contenu, variations qui suivraient le cours naturel d’une évolution.
II. Notre caractère est le principe de nos actions
Ensuite, selon Schopenhauer, notre caractère est le principe de nos actions.
C’est ainsi qu’on peut dire que notre caractère, c’est nous : « l’homme même », souligne Schopenhauer, c’est-à-dire ce que nous sommes, indépendamment de tout. Mais que sommes-nous ? Qu’est-ce qu’un caractère ? Notre caractère, indique l’auteur, c’est finalement ce qui guide nos actions. Il est le principe (de princeps, en latin « ce qui guide, ce qui dirige ») de ce que nous faisons. Et ce principe, en soi, ne varie pas. Nous pourrons rencontrer certaines expériences, changer et vieillir en apparence, reste ce principe qui détermine nos actions en établissant une sorte de continuité dans notre vie : « comme il a agi, il agira encore », dit Schopenhauer.
Autrement dit, le lâche aura beau avoir fait les frais de sa lâcheté dans certaines circonstances, cette lâcheté qui le guide l’amènera à reproduire la même action dans les mêmes circonstances. Le caractère serait une sorte de loi de nos actions, indépendante de notre faculté de raisonner ou de tirer des leçons de nos expériences. Schopenhauer en avance une première preuve : ce qui prouve qu’il existe en nous un principe invariable de nos actes, c’est l’expérience de la continuité des actions d’un individu à travers le temps. Ainsi, plus le temps est passé entre nos deux observations de la conduite d’un même individu, plus il semble évident que, si cet individu a changé (vingt ou trente ans représentent le tiers d’une vie), sa façon d’agir reste la même.
III. Si notre caractère changeait, nous ne pourrions connaître autrui
Enfin, si notre identité n’était pas dans notre caractère, nous ne pourrions connaître autrui.
C’est ce qui explique la possibilité de faire confiance ou de se méfier de quelqu’un. Schopenhauer présente une deuxième preuve de l’existence de ce principe d’action invariable, en répondant à l’objection selon laquelle tout change en nous : mais si tout changeait vraiment, même notre caractère, il nous serait impossible de prévoir la conduite d’autrui. Impossible, en particulier, de nous lier à lui par un sentiment qui, de fait, suppose une continuité de ses actes, à savoir la confiance ou la méfiance. Autrement dit, si je me méfie durablement (« à tout jamais ») de quelqu’un, c’est bien parce que j’établis une continuité entre ce qu’il a fait ponctuellement (« une seule fois ») et ce qu’il fera toujours. En somme, s’il m’est possible de faire confiance ou de me méfier de quelqu’un, c’est parce que je suppose qu’existe en lui un principe d’action immuable, à savoir son caractère.
Schopenhauer conclut son argumentation en établissant un rapport entre l’existence d’un principe immuable de nos actions et la possibilité même de connaître autrui : car je ne pourrais pas prétendre connaître quelqu’un s’il n’existait en lui aucun principe d’action immuable, dans la mesure où cela m’interdirait d’établir une loi de ses actions, et donc de le prévoir. La connaissance suppose qu’il existe une loi, une régularité. Cette loi qui nous permet de connaître les autres, et non de les percevoir comme une succession de personnages à travers le temps, c’est donc le caractère.
Conclusion
En définitive, Schopenhauer affronte ici la question de notre identité : qu’est-ce qui, de nous, reste identique à travers le temps ? Au fond, qui sommes-nous ? Ce que nous sommes, répond Schopenhauer, c’est avant tout un caractère, ce principe de nos actions qui garantit que nous puissions être connus par les autres, puisqu’il établit à travers tous nos changements une continuité qui permet de prévoir nos actions.