La Fontaine, Les Fables - Le Rat qui s'est retiré du monde

Correction rédigée par professeur agrégé de français.

Dernière mise à jour : 11/11/2022 • Proposé par: Esme (élève)

Texte étudié

Les Levantins en leur légende
Disent qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
La solitude était profonde,
S'étendant partout à la ronde.
Notre ermite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert : que faut-il davantage ?
Il devint gros et gras ; Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font voeu d'être siens.
Un jour, au dévot personnage
Des députés du peuple Rat
S'en vinrent demander quelque aumône légère :
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat ;
Ratopolis était bloquée :
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus :
En quoi peut un pauvre Reclus
Vous assister ? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci ?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte.
Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable ?
Un Moine ? Non, mais un Dervis :
Je suppose qu'un Moine est toujours charitable.

La Fontaine, Les Fables - Le Rat qui s'est retiré du monde

Grâce au recueil des Fables de 1668 et de 1678 d’où est extrait notre apologue, La Fontaine a enfin eu les faveurs du public de son époque, succès jamais démenti depuis lors ; inscrivant son œuvre dans la pure tradition des principes du Classicisme, la plupart de ses fables sont inspirées de l’antiquité grecque et notamment du grand fabuliste Esope (VI siècle avant. J.C.) (de Phèdre, Horace auteurs latins et Pilpay Asie).

Présentation du texte

3ème fable tirée du Livre 7 constituant le premier livre du recueil de 1678 dédicacé à Mme de Montespan (maitresse du roi Louis XIV). Cette fable raconte la conversion d’un simple Rat en « ermite » : « un certain Rat » v.2, donc un homme du peuple, un laïc qui en ensuite devient un « ermite nouveau » v.7 ; ce qui marque le début de sa conversion, celle-ci devient effective à travers les mentions « au dévot personnage » v.13, « le Solitaire » v.24 et finalement sa canonisation en « nouveau saint » v.31. Donc le Rat grâce à la personnification incarne un « moine » (« homme de religion régulier » par opposition aux séculiers , ce qui vit dans la société à côté des laïcs. Ses désignations seront inversement proportionnelles à son comportement égoïste vis-à-vis de ses compatriotes.

Projet de lecture

Nous chercherons à savoir qui se cache derrière ce rat devenu « ermite » et « saint » et quel regard critique, à travers ce personnage, l’auteur jette à nouveau sur sa société.

Annonce du plan

3 mouvements :
- Exposition de la situation du Rat (v.1 à 12), la situation initiale
- son entretien avec les députés de Ratopolis (v.13 à v.31)
- la leçon à tirer de cet apologue. (v.32 à v.35).

I. Exposition de la situation du Rat

a) Exposé des raisons de sa conversion v.1 à v.6.

L’auteur utilise deux champs lexicaux. Celui des malheurs de la vie quotidienne exprimés sous la forme d’euphémismes « tracas »., « solitude » (synonyme d’indifférence ? ou d’un manque de solidarité autour de lui, il se sent abandonné) « las (=fatigué) des soins » des tentations (le mot « soins » restant assez ambigu) ou bien des sollicitudes des gens envers lui ; ces expressions minimisent une situation certes triste (la présence d’une assonance en « a » dans les mots « Rat , las ; bas , se retira , tracas » crée un léger registre pathétique) mais pas dangereuse. Suggestion plutôt d’une simple déception, insatisfaction. Inconfort mais rien qui indique une quête spirituelle.

L’autre champ lexical est celui de l’espace qui se construit sur deux oppositions :
- D’un côté le haut (non indiqué dans le texte mais sous-entendu ) qui équivaudrait au paradis perdu, par opposition au bas avec « d’ici-bas » v.2 qui correspondrait à la terre, au monde.
- Et de l’autre une opposition entre : un espace ouvert tourné vers l’extérieur, vaste « partout à la ronde » v.6, hostile puisque la solitude y règne, et à l’inverse un espace tourné vers l’intérieur « là dedans » v.7, clos sur lui-même symbolisé par le « fromage de Hollande » v. 3 (les tomes de fromage, sont traditionnellement rondes), protecteur « au fond de l’ermitage » le rat se trouve à l’abri dans le monastère. Le fromage est une métaphore de la vie monastique, une vie en autarcie, auto-suffisance et coupée du monde extérieur.

b) Description de sa nouvelle vie v7 à v.12

Il y fait plus qu’y « subsist(er) » v.7, c’est-à-dire survivre puisque très rapidement sa situation s’améliore : l’auteur joue sur une gradation du rythme des vers, en passant d’un déséquilibre structurel de l’octosyllabique, vers plus court « Il fit tant, de pieds et de dents, » v.8 découpé en 3 et 5 syllabes, à trois alexandrins allongés par des enjambements (entre v.9/10 et 11/12) qui simulent et amplifient une situation devenue calme, stable et heureuse. De plus, l’adverbe intensif « tant » v.8 et le connecteur temporel « Qu’en peu de jours » v.9 intensifient la rapidité du passage au bonheur.

De même, l’expression familière « fit ..de pieds et dents » v.8(calqué sur « faire des pieds et des mains) indique qu’il s’est démené, qu’il a fait preuve d’une grande détermination pour se faire accepter dans l’ermitage. Il est suggéré qu’il mérite la « récompense » qui va lui être donnée : « Il devint gros et gras : (asyndète = « car ») Dieu prodigue (=donne en abondance) ses biens/ A ceux qui font vœu d’être siens » v.12. ; c’est parce qu’il s’est fait moine, parce qu’il a voué sa vie à Dieu, qu’il aurait trouvé le bonheur (conséquence logique). La rime « biens/siens » renforce aussi cette association.

Son bonheur est concret, établi par le parallélisme du couple des mots « le vivre et le couvert » v.10 (il est sorti de la précarité, il est logé et nourri) et la paire des adjectifs « gros et gras » v.11 redondants amplifient l’idée de satisfaction, contenue dans la question rhétorique, « …que faut –il davantage ? » v.10, sous-entendu rien de plus ! Le rat devenu ermite ne manque plus de rien, or quels besoins a-t-il assouvi ? ceux-ci ne sont que matériels : « le vivre et le couvert » v.10, nous sommes très loin d’une retraite spirituelle. Donc d’ores et déjà l’auteur construit un portrait négatif en faisant apparaitre chez ce moine certains défauts.(remarque : normalement la vie monacale est plutôt liée à la privation : vœu de chasteté, de pauvreté (pas censé accumuler des richesses), nourriture frugale…les moines portaient la bure, soutane au tissu grossier…)

Alors que L’Eglise lui a offert une vie confortable, comment va-t-il réagir lorsqu’à son tour il devra faire preuve de charité somme toute chrétienne ?

II. Son entretien avec les députés de Ratopolis

a) La demande d’aide de la part du peuple Rat (v.13 à 23)

Un élément perturbateur vient interrompre de la quiétude de l’ermite.

Au vers 13 « Un jour » et plus loin « les députés du peuple rat s’en vinrent » v.15, l’usage de ce connecteur temporel et du passé simple de premier plan, marque une rupture temporelle indiquant la survenue d’un élément perturbant la tranquillité de notre ermite. En comparaison, l’auteur insiste pour qualifier par des connotations péjoratives la situation du peuple rat, l’assimilant à une situation d’urgence : le mot « secours » est employé au vers 16 et 22, ils n’ont plus rien, sont « sans argent » v.19 et réduits à la mendicité, à demander « l’aumône » v.15. Donc dans une misère extrême d’après l’hyperbole « état indigent » v.20, n’ayant plus aussi de logement, ni la possibilité de faire machine arrière car leur ville « Ratopolis (est) bloquée » v.18, inaccessible et ils sont obligés de migrer « en terre étrangère » v.16., c’est-à-dire qu’ils sont expulsés de chez eux. Le registre est dramatique.

« Ratopolis », mot formé sur les radicaux « Rat » et « polis » (= « ville » en grec) donc le mot veut dire la cité des rats + référence aux premières démocraties = cités grecques dans l’antiquité comme Athènes. Les rats sont victimes des persécutions d’un autre peuple celui du « peuple chat » v.17, si on suit la même logique ce peuple va symboliser un pays plus puissant, une monarchie catholique comme la France ? ou un califat musulman ? (« Chat d’Iran » = sultan perse). L’auteur fait peut-être une allusion à une guerre commencée en 1672 et terminée en 1678, appelée « guerre de hollande » ayant opposé La Hollande (qui était une république protestante) à la France et ses alliés, entre autres l’Angleterre…La Hollande ayant représenté à l’époque un grand concurrent économique pour la France qui gagna, par ailleurs, le conflit.

L’exposé (des v. 16-23) de ce qui leur est arrivé et de leurs besoins, se fait selon un point de vue omniscient qui crée une mise à distance.De plus, cet exposé est sommaire car construit à partir d’une série d’asyndètes (= propositions juxtaposées – effets d’accélération) qui amplifient l’idée qu’une cascade de catastrophes se sont enchaînées les unes derrière les autres sans qu’ils ne puissent rien faire pour les arrêter. + gradation crescendo : voyage « alloient en terre étrangère », à expulsion « contraints de partir » ; à invasion « république attaquée ». registre dramatique. Paradoxalement, par rapport à ce grand malheur, leur demande semble dérisoire comme le suggèrent les euphémismes « quelque aumône légère » v.15, accentuée par l’oxymore « demand(ent) fort peu » v.22. En outre, leur demande est à leurs yeux si légitime et minime par rapport à leur situation tragique qu’ils sont sûrs « certains » v.22, de recevoir rapidement une aide, des « secours » d’ici « quatre à cinq jours » v.23, une telle situation étant inacceptable.

L’auteur en dressant ce tableau terrible cherche à susciter la pitié chez le lecteur qui s’attend à une réaction identique à la sienne ou du moins appropriée de la part du rat qui normalement ne peut que vouloir le venir en aide.

b) La réponse de l’« ermite » à ses congénères (v.24 à v.31)

Ces paroles sont mises en valeur par l’emploi du discours direct. Or, de manière inattendue de par son statut d’ecclésiastique, face à cette sollicitation, le Rat tient un discours décevant et surprenant, révélateur de sa vraie personnalité.

Le rat feint la compassion en s’adressant aux « députés du peuple rat » v.14 sur un ton miséricordieux par les termes « mes amis » v.24 voulant leur faire croire qu’il partage leur peine ! Mais toutes ses paroles tiennent en une seule idée qu’il ne peut rien faire pour eux ; d’où les questions rhétoriques « En quoi peut...vous assister ? Que peut-il faire … ? » v.26 qui résonnent comme un aveu d’impuissance. Il n’hésite pas à prétendre que lui aussi est miséreux en se désignant comme « un pauvre reclus » v.26 (le terme reclus suggérant qu’il est enfermé, qu’il n’est pas libre de ses actions), Il ment sur sa situation puisque l’on sait qu’il est « gros et gras » et donc par rapport au peuple rat, sa situation est prospère.

Il ne cesse donc de commettre des péchés capitaux, celui aussi de gourmandise, la répétition si rapprochée de la même idée illustre de manière insistante l’excès de nourriture et sous-entend un manque d’activité, il ne travaille guère. Le Rat n’a même pas honte d’avouer que les « choses d’ici-bas ne (le) regardent plus » v.22, la négation totale absolue « ne …plus » indique qu’il est définitivement indifférent au malheur des autres. La seule chose qu’il consent est de « prier le Ciel» v. 28 pour eux (renvoie à l’idée d’intercesseur entre eux et Dieu chez les catholiques) , mais bien sûr même dans ce cas - là, il ne peut rien garantir, il n’est pas Dieu, d’où l’hypothétique souhait, « espère qu’il (=Dieu) aura souci de vous.. » v. 29, c’est par conséquent une manière très hypocrite de se déresponsabiliser et de refuser de les aider.

Par ailleurs, le geste de « ferm(er) sa porte » v.31 est l’éloquent, il fonctionne comme un argument d’autorité, d’une violence morale forte ; le Rat n’a même pas permis aux autres de le faire changer d’avis. Preuve de son indifférence au malheur des autres et preuve de son individualisme. Ce geste brutal est mis en valeur par sa place au dernier vers du récit, il correspond à la chute et contient à lui seul la leçon : l’auteur y a glissé une pointe d’ironie en utilisant le substitut « nouveau saint » v.31 (antiphrase) pour nommer notre ermite or c’est pour mieux mettre en évidence la contradiction des dires et des actes du rat avec les principes fondamentaux d’un homme de religion , le Rat loin d’être un saint ne se comporte même pas en un simple et bon croyant en ne faisant pas preuve de charité. Le rat incarne un « faux » dévot.

III. La leçon à tirer de cet apologue

a) La rhétorique

La moralité repose sur 3 questions rhétoriques : « Qui désignai-je, à votre avis, /Par ce Rat si peu secourable ? Un moine ? » v.32-34 en forme d’énigme pour interpeller le lecteur. Qui se cache derrière ce personnage du Rat ? Au lecteur de le découvrir, ce qui est un moyen de l’inciter à son propre examen de conscience. Il y a condamnation morale quand le Rat est défini comme une personne « si peu secourable », qui est une litote: il n'est aucunement charitable. L'allusion au « secours » demandé par « députés du peuple rat » renvoie à l’idée de danger.

Le raisonnement est inductif puisqu'il amène à la généralisation du cas particulier d’un « certain Rat » de la fable à n’importe quel moine qui se comporterait pareillement. La portée en est universelle : elle porte sur le comportement humain. Le fait d’écarter l’éventualité que cela peut-être un moine en répondant par un « Non » v.34 catégorique est ironique, en sous-entendant que c’est normalement, logiquement, impensable. Il s'agit d’un raisonnement par défaut …. Si ce n’est pas un moine (= ermite catholique) automatiquement cela ne peut-être un « dervis » v.34, c'est-à-dire un représentant de la religion islamique. Mais par l’emploi du « Je » La Fontaine prend position et va suggérer ironiquement l’inverse ; d’où le verbe modalisateur « supposer » qui contrecarre l’affirmation faite au v. 34 « un moine » devrait « toujours » être « charitable » puisque c’est la valeur fondamentale du catholicisme …or d’évidence ce n’est pas toujours vrai.

b) Une critique sociale

En dehors de la condamnation des défauts de caractère du Rat en tant qu’humain, en tant qu’un faux dévot, il y a aussi une critique sociale.

Dès que notre Rat est entré dans les ordres, c’est-à-dire a fait « vœu d’être siens » v.13, il a joui de privilèges : oublié ses « tracas » et « Dieu » (lui a soit disant) prodigué ses biens» v.12. Le bien-être de la vie monastique est présenté comme une récompense. Si au-delà du monastère, le « fromage » représente la communauté des gens d’église au sens large, celle-ci vit en marge des autres et surtout du peuple, d’où l’importance des marques de mise à distance ; « se retirer » ; « loin de » ; « reclus. Ils deviennent sourds aux malheurs de leurs semblables ; or les députés venus demander du secours, sont des Rats comme notre ermite l’était au départ !

D’ailleurs, la désignation « un certain rat » v.2 n’est jamais plus été réutilisée par la suite, comme si son lien avec son espèce avait disparu ; à l’inverse, l’expression déjà citée ci-dessus « être siens » souligne à travers le possessif le lien plus fort qui unirait les gens d’église à leur ordre religieux plutôt qu’à l’humanité entière et donc en même temps exclurait les autres.

Conclusion

Le Rat exemple de faux dévot et aussi son refus d’aider ce peuple venant d’une autorité morale, religieuse d’un « nouveau saint » est l’équivalent d’un consentement tacite de la part des institutions religieuses de soutenir le plus puissant dans les conflits armés et surtout quand il appartient à la même religion. Nous savons qu’au XVIIème siècle, l’Eglise soutenait les régimes monarchiques absolus de droit divin et les secondait dans l’exercice du pouvoir.

Ouverture

On peut faire la comparaison avec le personnage de Tartuffe de Molière. Pièce interdite par le roi sous l’influence du Clan des dévots, et parmi eux la reine mère Anne d’Autriche. Cette pièce sera rejouée 5 ans plus tard. Voir aussi Dom Juan de Molière 1665 la scène3 acte III avec la rencontre d’un ermite- pose le problème de la superstition et de l’athéisme (pièce elle aussi censurée …il faudra attendre 10 ans et la mort de Molière pour l’avoir rejouée).