Cette fable, la dixième du livre VII du deuxième recueil des Fables, publiées par Jean de La Fontaine, poète contemporain de Louis XIV, en 1678, nous relate la mésaventure d'une jeune laitière un peu trop éprise par sa rêverie, qui verra à quel point le retour à la réalité peut être brutal.
I. La marche du texte
Nous découvrons Perrette en chemin pour la ville : l'imparfait (" prétendait arriver ", v. 3 ; " allait à grands pas ", v. 4) suppose que l'action est déjà engagée. Le narrateur nous invite donc à suivre le personnage des yeux. Le rythme même des phrases ainsi que le développement du récit semblent épouser la marche physique et le cheminement mental ou la rêverie du personnage.
a) Le rythme de la marche
La longueur des phrases, plus étendues que dans bien des fables de La Fontaine, doit d'abord nous arrêter. La première phrase (v. 1 à 6) nous donne à lire une description en mouvement : tout se passe comme si l'on voyait le personnage de loin ; Perrette n'est d'abord qu'une simple silhouette que caractérise le pot porté sur la tête. En la regardant s'approcher, on distingue de mieux en mieux les détails vestimentaires (le cotillon, les souliers).
Le rythme binaire des vers suivants (v. 7 à 10) épouse le rythme de la marche en traduisant une sorte de balancement : les octosyllabes (v. 7-8) alternent avec des alexandrins (v. 9-10) ; les vers longs ("Achetait un cent d'oeufs,// faisait triple couvée ") comme les vers courts (" Notre Laitière // ainsi troussée ") sont également partagés ou scindés en deux parties égales (hémistiches) par une pause nettement marquée (césure).
D'un rythme plus uni, le vers 11 (" La chose allait à bien par son soin diligent ", c'est-à-dire avec application et zèle, elle menait son affaire à bien), où la césure est moins marquée, nous fait sentir que Perrette allonge le pas, sous l'effet de son enthousiasme.
b) Un cheminement mental
En même temps que le rythme physique de la marche, le texte nous rend sensible le cheminement mental du personnage. On glisse insensiblement d'un phénomène d'anticipation bien compréhensible (après avoir vendu son lait, Perrette devra " employer " l'argent reçu) à une rêverie qui s'affranchit peu à peu de la réalité au point d'oublier le moment présent. L'imagination de Perrette s'emballe sans que l'on puisse dire à quel moment exactement.
Un jeu subtil sur la valeur des temps verbaux favorise ce glissement : l'emploi de l'imparfait au vers 9 (" en employait l'argent ") peut normalement prendre, dans un récit au passé. une valeur hypothétique proche du conditionnel (avec cet argent, je pourrais acheter. par exemple). La valeur de l'imparfait dans le vers suivant (" achetait un cent d'oeufs [ ... ] ") est déjà sensiblement différente : tout se passe comme si Perrette avait déjà oublié la condition de ses projets (il faut d'abord vendre le lait), comme si le conditionnel était un futur certain. Un degré supplémentaire est franchi dès le vers 11 : mentalement, les oeufs sont déjà couvés. Le temps s'accélère, et c'est logiquement au présent que Perrette s'exprime ensuite au style direct (" Il m'est [...] facile ", v. 12).
Ce brouillage des repères temporels est mis en lumière dans les vers 14 à 18 : les nombreuses occurrences du futur viennent signifier que Perrette se projette dans un avenir de plus en plus lointain. L'avancée est si rapide qu'à peine évoquée (au futur), toute action devient aussitôt un passé en regard d'un nouveau projet ("Le porc à s'en- graisser coûtera peu de son // Il était quand je l'eus [...] // J'aurai en le revendant [...] ") Livrée à son imagination, " transportée ", Perrette vit donc l'avenir au présent (" Vu le prix dont il est ", v. 20), au point d'en oublier et le moment présent réel et la condition nécessaire à la chaîne de ses projets : le pot au lait qu'elle porte sur sa tête. qu'elle renverse en sautant.
II. Une discrète ironie
a) Chronique d'une catastrophe annoncée
On relèvera d'abord, au tout début du texte, des notations qui annoncent la catastrophe finale. Le verbe " prétendre " (" Prétendait arriver sans encombre à la ville ", v. 3), qui traduit un sentiment du personnage, peut laisser supposer qu'il n'en ira peut- être pas ainsi. De même, la description du vêtement de Perrette, et l'insistance sur sa légèreté ou son agilité (v. 4-5) rendent d'avance vraisemblable le saut fatal du vers 22.Comme souvent chez La Fontaine, la description est à la fois réaliste - une paysanne jeune, un peu coquette, heureuse de se rendre à la ville -, et symbolique : personnage aérien et enfantin. Perrette marche comme on danse, et son aisance physique est aussi un signe de sa légèreté, au sens psychologique du terme.
En rapportant ensuite les pensées du personnage, le narrateur nous donne à entendre, sans intervenir, la naïveté de Perrette. L'essentiel du texte, du vers 12 jusqu'au vers 23, est au style direct mais avec les vers 9 et 10 on est déjà dans les pensées du personnage. Le vers 10 d'ailleurs est proche du style indirect libre (on entend : "j'achète d'abord une centaine d'oeufs,je les confie trois par trois à mes poules ").
b) La chute du récit
Le narrateur ne prend véritablement la parole qu'à la fin du récit, construit comme une chute. La formule fameuse, passée en proverbe, " adieu veau, vache, cochon, couvée ", nous fait remonter le fil du texte jusqu'au premier projet de Perrette, catastrophes en cascade comme au jeu des dominos. La désignation du pot par " sa fortune " est clairement ironique (avec le lait, c'est toute la richesse imaginée par Perrette qui se répand).
L'apparition dans le texte de la figure du " mari " (soulignée par la rime comique traditionnelle : " marri " (= fâché/ mari ") participe de la même ironie. Rien jusque là ne laissait supposer que Perrette était mariée, mais, parce que le début du texte nous avait égaré sur une fausse piste en nous laissant rêver à une rencontre galante (la paysanne ingénue et coquette qui se rend seule à la ville), nous avons ici le sentiment de " retrouver " quelque chose que nous aurions, comme Perrette, oublié, et de nous être nous aussi laissés prendre au piège de l'imagination. On ne doit pas exclure enfin un jeu de mots sur " battue " : si Perrette avait battu son lait en beurre, peut-être aurait- elle sauvé sa fortune et n'aurait-elle pas risqué d'être battue par son mari " !
Conclusion
La fable révèle toute la subtilité des récits de La Fontaine : un art du détail, un jeu avec le lecteur d'autant plus efficace qu'il est discret. L'ironie du texte est manifestement à l'opposé du comique grossier de la farce évoquée au vers 28.