La Fontaine, Les Fables - La Laitière et le Pot au lait

Fiche en deux parties.

Dernière mise à jour : 05/06/2022 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Perrette, sur sa tête ayant un pot de lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait; en employant l'argent;
Achetait un cent d'oeufs, faisait triple couvée:
La chose allait à bien par son soin diligent.
«Il m'est, disait-elle, facile
D'élever des poulets autour de ma maison;
Le renard sera bien habile
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable:
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?"
Perrette, là-dessus, saute aussi, transportée:
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari,
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait;
On l'appela le pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne?
Qui ne fait châteaux en Espagne?
Picrochole(1), Pyrrhus(2), la laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant; il n'est rien de plus doux:
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais aux plus braves un défi;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi(3);
On m'élit roi, mon peuple m'aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant:
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis Gros-Jean comme devant.


1. Picrochole: Voir "Gargantua" de Rabelais. Le personnage s’imagine pouvoir se rendre maître de l’univers par ses conquêtes.
2. Pyrrhus: Roi d’Epire (2e s. av. J.-C.) Il était particulièrement ambitieux
3. Le Sophi: Le roi de Perse.

La Fontaine, Les Fables - La Laitière et le Pot au lait

Cette fable, la dixième du livre VII du deuxième recueil des Fables, publiées par Jean de La Fontaine, poète contemporain de Louis XIV, en 1678, nous relate la mésaventure d'une jeune laitière un peu trop éprise par sa rêverie, qui verra à quel point le retour à la réalité peut être brutal.

I. La marche du texte

Nous découvrons Perrette en chemin pour la ville : l'imparfait (" prétendait arriver ", v. 3 ; " allait à grands pas ", v. 4) suppose que l'action est déjà engagée. Le narrateur nous invite donc à suivre le personnage des yeux. Le rythme même des phrases ainsi que le développement du récit semblent épouser la marche physique et le cheminement mental ou la rêverie du personnage.

a) Le rythme de la marche

La longueur des phrases, plus étendues que dans bien des fables de La Fontaine, doit d'abord nous arrêter. La première phrase (v. 1 à 6) nous donne à lire une description en mouvement : tout se passe comme si l'on voyait le personnage de loin ; Perrette n'est d'abord qu'une simple silhouette que caractérise le pot porté sur la tête. En la regardant s'approcher, on distingue de mieux en mieux les détails vestimentaires (le cotillon, les souliers).

Le rythme binaire des vers suivants (v. 7 à 10) épouse le rythme de la marche en traduisant une sorte de balancement : les octosyllabes (v. 7-8) alternent avec des alexandrins (v. 9-10) ; les vers longs ("Achetait un cent d'oeufs,// faisait triple couvée ") comme les vers courts (" Notre Laitière // ainsi troussée ") sont également partagés ou scindés en deux parties égales (hémistiches) par une pause nettement marquée (césure).

D'un rythme plus uni, le vers 11 (" La chose allait à bien par son soin diligent ", c'est-à-dire avec application et zèle, elle menait son affaire à bien), où la césure est moins marquée, nous fait sentir que Perrette allonge le pas, sous l'effet de son enthousiasme.

b) Un cheminement mental

En même temps que le rythme physique de la marche, le texte nous rend sensible le cheminement mental du personnage. On glisse insensiblement d'un phénomène d'anticipation bien compréhensible (après avoir vendu son lait, Perrette devra " employer " l'argent reçu) à une rêverie qui s'affranchit peu à peu de la réalité au point d'oublier le moment présent. L'imagination de Perrette s'emballe sans que l'on puisse dire à quel moment exactement.

Un jeu subtil sur la valeur des temps verbaux favorise ce glissement : l'emploi de l'imparfait au vers 9 (" en employait l'argent ") peut normalement prendre, dans un récit au passé. une valeur hypothétique proche du conditionnel (avec cet argent, je pourrais acheter. par exemple). La valeur de l'imparfait dans le vers suivant (" achetait un cent d'oeufs [ ... ] ") est déjà sensiblement différente : tout se passe comme si Perrette avait déjà oublié la condition de ses projets (il faut d'abord vendre le lait), comme si le conditionnel était un futur certain. Un degré supplémentaire est franchi dès le vers 11 : mentalement, les oeufs sont déjà couvés. Le temps s'accélère, et c'est logiquement au présent que Perrette s'exprime ensuite au style direct (" Il m'est [...] facile ", v. 12).

Ce brouillage des repères temporels est mis en lumière dans les vers 14 à 18 : les nombreuses occurrences du futur viennent signifier que Perrette se projette dans un avenir de plus en plus lointain. L'avancée est si rapide qu'à peine évoquée (au futur), toute action devient aussitôt un passé en regard d'un nouveau projet ("Le porc à s'en- graisser coûtera peu de son // Il était quand je l'eus [...] // J'aurai en le revendant [...] ") Livrée à son imagination, " transportée ", Perrette vit donc l'avenir au présent (" Vu le prix dont il est ", v. 20), au point d'en oublier et le moment présent réel et la condition nécessaire à la chaîne de ses projets : le pot au lait qu'elle porte sur sa tête. qu'elle renverse en sautant.

II. Une discrète ironie

a) Chronique d'une catastrophe annoncée

On relèvera d'abord, au tout début du texte, des notations qui annoncent la catastrophe finale. Le verbe " prétendre " (" Prétendait arriver sans encombre à la ville ", v. 3), qui traduit un sentiment du personnage, peut laisser supposer qu'il n'en ira peut- être pas ainsi. De même, la description du vêtement de Perrette, et l'insistance sur sa légèreté ou son agilité (v. 4-5) rendent d'avance vraisemblable le saut fatal du vers 22.Comme souvent chez La Fontaine, la description est à la fois réaliste - une paysanne jeune, un peu coquette, heureuse de se rendre à la ville -, et symbolique : personnage aérien et enfantin. Perrette marche comme on danse, et son aisance physique est aussi un signe de sa légèreté, au sens psychologique du terme.

En rapportant ensuite les pensées du personnage, le narrateur nous donne à entendre, sans intervenir, la naïveté de Perrette. L'essentiel du texte, du vers 12 jusqu'au vers 23, est au style direct mais avec les vers 9 et 10 on est déjà dans les pensées du personnage. Le vers 10 d'ailleurs est proche du style indirect libre (on entend : "j'achète d'abord une centaine d'oeufs,je les confie trois par trois à mes poules ").

b) La chute du récit

Le narrateur ne prend véritablement la parole qu'à la fin du récit, construit comme une chute. La formule fameuse, passée en proverbe, " adieu veau, vache, cochon, couvée ", nous fait remonter le fil du texte jusqu'au premier projet de Perrette, catastrophes en cascade comme au jeu des dominos. La désignation du pot par " sa fortune " est clairement ironique (avec le lait, c'est toute la richesse imaginée par Perrette qui se répand).

L'apparition dans le texte de la figure du " mari " (soulignée par la rime comique traditionnelle : " marri " (= fâché/ mari ") participe de la même ironie. Rien jusque là ne laissait supposer que Perrette était mariée, mais, parce que le début du texte nous avait égaré sur une fausse piste en nous laissant rêver à une rencontre galante (la paysanne ingénue et coquette qui se rend seule à la ville), nous avons ici le sentiment de " retrouver " quelque chose que nous aurions, comme Perrette, oublié, et de nous être nous aussi laissés prendre au piège de l'imagination. On ne doit pas exclure enfin un jeu de mots sur " battue " : si Perrette avait battu son lait en beurre, peut-être aurait- elle sauvé sa fortune et n'aurait-elle pas risqué d'être battue par son mari " !

Conclusion

La fable révèle toute la subtilité des récits de La Fontaine : un art du détail, un jeu avec le lecteur d'autant plus efficace qu'il est discret. L'ironie du texte est manifestement à l'opposé du comique grossier de la farce évoquée au vers 28.