Après le drame "Les Animaux Malades de la Peste", cette fable qui est une satire sur un mode plaisant.
I. L'édifiante retraite du rat, et le profit qu'il en tire
* Lisons la fable dans son ensemble, puis voyons-en le détail:
V.1 "Les Levantins en leur légende..."
Le fabuliste place le récit hors du Royaume, sage précaution contre un Monarque à la dévotion sourcilleuse. L'Orient, berceau de la vie contemplative, ne représentait peut-être pas grand-chose pour la plupart des contemporains de La Fontaine, mais lui qui avait passé un an et demi au couvent de l'Oratoire, connaissant bien les pères se Syrie et d'Egypte. Au cours des repas monacaux pris en silence, il avait pu entendre leur "légende", la vie par exemple de Siméon le Stylite ou d'Antoine de la Thébaïde. Et il s'amuse en associant ici les plus illustres ermites de la Chrétienté à l'histoire de son rat.
V.2 "Un certain rat, las des soins d'ici-bas,
dans un fromage de Hollande
Se retire loin du tracas.
La solitude était profonde,
s'étendant partout à la ronde".
Les motivations de l'animal ne sont pas d'ordre spirituel. Il veut être seul: "se retire ... solitude ... profonde", pour avoir la paix: "Las des soins (=des soucis) d'ici-bas... loin du tracas". Comme par hasard, il choisit l'aliment préféré de ses congénères pour s'y installer. "A la ronde" fait rire à cause de la forme du fromage. La précision "de Hollande", pays fort éloigné de l'Orient où nous voici, ajoute un détail incongru. On peut y voir aussi une impertinence: la guerre de Hollande qui vient de s'achever n'a pas été un "fromage" de tout repos!
V.7 "Notre ermite nouveau subsistait là dedans.
Il fit tant de pieds et de dents,
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert: que faut-il davantage?
Il devint gros et gras: Dieu prodigue ses biens
à ceux qui font voeux d'être siens".
Nous avons la parodie d'une vie de saint consacrée à Dieu, "ceux qui font le voeu d'être sien", avec des mots édifiants: "subsistait" et "que faut-il davantage" suggèrent une humble vie de privations.
"Il fit tant" rappelle les efforts des grands fondateurs, défricheurs, bâtisseurs. "En peu de jours ... ses biens" annonce des grâces miraculeuses, mais les faveurs accordées à notre ermite ne sont pas d'ordre spirituel, ni apostolique: "Le vivre et le couvert..." qui récompensent ses peines ne sonnent pas de façon très ascétique, pas plus que son embonpoint: "gros et gras...". Lui-même en s'activant "de pieds et de dents..." montre plus de voracité que de zèle religieux. Nous avons devant nous un mauvais moine, égoïste, hypocrite et glouton.
Sa bienheureuse tranquillité va être menacée par des quémandeurs qui mettront à l'épreuve ses sentiments charitables.
II. La requête des frères en difficulté, et sa réponse
V.13 "Un jour, au dévot personnage
Des députés du peuple rat
S'en vinrent demander quelque aumône légère".
Sa réputation est établie "dévot...", la délégation a toute chance d'être bien accueillie, d'autant plus qu'il s'agit de ses frères du "peuple rat" et que la requête se montre discrète, avec l'indéfini "quelque" et limitée, à une "aumône légère".
Voici l'exposé de la situation:
V.14 "Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratopolis était bloquée.
On les avaient contraints de partir sans argent
Attendu l'état indigent
De la république attaquée".
La timidité des pauvres mendiants, apparue avec "quelque aumône" dès le vers 15, est telle qu'ils n'osent pas s'adresser directement à l'ermite, et que tout leur discours s'exprimera au style indirect libre. Les suites irrégulières d'octosyllabes et d'alexandrins, donnent l'impression de plusieurs personnes qui se relaient pour accumuler les informations pitoyables: la "terre étrangère" c'est l'exil, "le peuple chat", c'est la menace du plus terrible des ennemis, le siège de la capitale, c'est la catastrophe, et l'indéfini "quelque secours" montre qu'ils n'ont pas gardé grand espoir de succès.
Ils poursuivent un plaidoyer coupé de silences embarrassés et suppliants devant un interlocuteur qui les laisse parler sans un mot d'encouragement. Ils disent leur détresse: "on les avait contraints de partir", leur dénuement: "sans argent", "état indigent", et l'urgence de leur cause; "république attaquée".
V.22 "Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours".
Le saint homme restant obstinément muet, ils minimisent les besoins: "fort peu", ils feignent une assurance: "certains" qui n'apparaissait nullement tout à l'heure, ils iraient presque jusqu'à promettre un remboursement!
V.24 "Mes amis, dit le solitaire,
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus:
En quoi peut un pauvre reclus
Vous assister".
Le début est un encouragement: "mes amis", mais aussitôt, le rusé, sous couleur de renoncement au "choses d'ici-bas", loin de compatir aux maux des siens, utilise ce prétexte pour ne pas les prendre en compte et il fait étalage de sa faiblesse: "en quoi peut un pauvre reclus", pour se récuser. Le rejet du complément "vous assister" cherche à camoufler l'objet de son refus.
"Solitaire", c'était le nom que l'on donnait aux sévères jansénistes retirés à Port Royal, faut-il y voir un coup de patte?
V.27 "Que peut-il faire
Que de prier le ciel qu'il vous aide en ceci!
J'espère qu'il aura de vous quelque souci"
"Faire" l'action est bien maigre, puisqu'elle se réduit à "prier", et même sur ce plan, quelle mise en retrait! avec cette tournure dubitative: "que peut-il faire, que de...". Avec "qu'il vous aide", formule où il se décharge sur le Ciel de ce qui lui est demandé, avec 'en ceci', qui montre le désintérêt. Quelle froideur dans ce "J'espère", et quelle indifférence dans ce très léger "quelque souci".
V.30 "Ayant parlé de cette sorte,
Le nouveau saint ferma sa porte".
"Cette sorte", "nouveau saint" (qui fait écho à l'"ermite nouveau" du V.7) soulignent un comportement peu conforme à la tradition religieuse. La brusque rupture du second hémistiche: "ferma sa porte", qui coupe court à toute discussion, nous laisse aussi pantois que les pauvres ambassadeurs. Le moins qu'on puisse dire, c'est que le souci d'autrui ne tourmente pas le personnage!
III. Jugement de La Fontaine
"Qui désignais-je, à votre avis,
par ce rat si peu secourable?
Un moine? non, mais un dervis:
Je suppose qu'un moine est toujours charitable".
*La Fontaine en s'impliquant à la première personne, et en nous interpellant: "à votre avis", donne au récit un sérieux inattendu et nous invite à réfléchir.
Le mot "moine" deux fois répété, et le terme spécifiquement chrétien de "charitable" mettent nettement en cause le clergé catholique, malgré la vertueuse dénégation qui ne trompe personne.
*L'ironie contenue dans le dernier vers "je suppose..." serait une attaque trop grave sans l'allusion précédente au "dervis" (mystique de l'Islam), qui rejoint les "Levantins" du début dans une géographie de fantaisie et fait une diversion amusante.
*Du reste peut-on se formaliser d'une affaire qui après tout, ne concerne que la gent trotte-menu? Le titre l'annonçait et l'auteur prend soin de le rappeler durant tout le récit. Il le fait pour le plaisir plus que pour la prudence. C'est si drôle de déguiser un rat en moine, de le voir aménager son ermitage-fromage à grands efforts de grignotements, de montrer sa petite bedaine qui s'arrondit !
*La Fontaine a même pu se permettre d'évoquer, sans en avoir l'air, la guerre de Hollande: les malheurs des rats et des chats n'émeuvent personne et on oublie les cruautés d'un blocus, en riant du nom de Ratopolis, drôle et sonore comme un roulement de tambour.