Apollinaire, Calligrammes - La cravate et la montre

Copie élève de terminale, filière littéraire, pour un devoir maison.

Dernière mise à jour : 01/05/2022 • Proposé par: Timgatt (élève)

Texte étudié

La cravate douloureuse que tu portes et qui t'orne, o civilisé, Ôte-la si tu veux respirer.

Comme l'on s'amuse bien !
Tircis, la beauté de la vie
Passe la peur de mourir.
Mon cœur, les yeux, l'enfant, Agla, la main,
L'infini redressé par un fou philosophe
Les Muses aux portes de ton corps
Le bel inconnu
Et le vers dantesque luisant et cadavérique.
Les heures, semaine.
Il est moins 5 enfin.
Et tout sera fini.

Représentation graphique du poème: https://fr.m.wikisource.org/wiki/Calligrammes/La_Cravate_et_la_montre

Apollinaire, Calligrammes - La cravate et la montre

Bonjour, je vais vous faire part de mon expérience de lecture du Poème "la cravate et la montre" de Guillaume Apollinaire, issu du recueil Calligrammes en 1918. Je vais essayer de décortiquer la manière dont est écrit ce poème, tout en me demandant quels effets ont ces choix de composition sur le lecteur.

I. Une représentation, autant qu'un poème

a) La forme

Avant sa lecture, la première chose que l'on aperçoit dans ce texte est sa forme, avant de voir du texte, de lire des mots et des phrases qui ont du sens, on voit une forme, comme si les phrases formaient des traits de crayons. En haut à droite une forme floue, j'ai vu au premier abord un semblant de tour Eiffel, avec le haut qui se séparent en deux, telles deux antennes pointant le ciel. Mais très vite, en lisant les lettres les plus grasses qui forment le haut de la forme, on comprend qu'il est question ici d'une cravate : une petite cravate en arrière-plan, en perspective par rapport à l'autre forme bien plus imposante. Pourtant, je ne comprends toujours pas pourquoi la fin de la cravate est séparée en deux, comme si le bout de la cravate était découpé. J'imagine que ce choix est permet que la phrase reste lisible, que le sens de lecture soit respecter, une question de syntaxe en quelque sorte.

Ou bien, justement, cette cravate quelque peu déformée a peut-être un sens dans le sens littéraire du texte, il est question de "ôte-la [la cravate] si tu veux bien respirer". La cravate est en train de se déchirer, de s'enlever comme acte de délivrance. Il n'est pas à négliger dans la composition de ce poème que la cravate est bien plus petite que la montre, le lecteur sent donc logiquement que la cravate est moins importante dans la composition, elle est quasiment cachée par la montre. La montre, c'est cette forme distincte que l'on aperçoit en bien plus grosse, avec un léger effet de perspective grâce à la phrase située à droite "la beauté [...] de mourir". On remarque qu'Apollinaire a construit ce poème tel le peintre qui peint sa toile, il use de la perspective et joue avec la profondeur de champ pour faire ressortir ce qu'il lui plaît. Il mêle peinture et poésie : on voit et on lit le poème simultanément.

b) Le sens de lecture

Maintenant, que nous avons "vu" le poème, on s’attelle à sa lecture, du côté de la cravate, le sens de lecture est simple, de haut en bas , de gauche à droite. Mais cela se complique pour la montre à gousset, les lettres en gras, au niveau du remontoir semble indiquer qu'il faut commencer par la, puis instinctivement, je continue à lire dans le sens des aiguilles d'une montre, en commençant par les heures, puis mon cœur, ainsi de suite, une fois arriver au "vers dantesque" je lis la phrase la plus à droite puis je finis par les deux phrases qui forment les aiguilles. Mais très vite, je remarque que d'autres sens de lecture pourraient être pertinents, comme par exemple lire de manière "basique" : de gauche à droite et de haut en bas.

Très interrogé, une simple recherche internet de transcription de ce poème m'a fait lire ce poème de trois autres façons différentes. Leur choix relevé plus du sens littéraire, afin d'y trouver un sens "commun" que de la forme que lui a donnée Apollinaire. Cela me parait très contradictoire d'en quelque sorte refuser la mise en forme du poète et de lire de manière dissociée la forme et le fond de ce poème. Mais cela prouve que rien que par la puissance de la forme, Guillaume Apollinaire arrive à faire débat. Je ne pense pas qu'une lecture soit mieux, ou plus juste qu'une autre, c'est l'une des forces de ce poème : on peut l'aborder de différentes manières. Il est unique à chaque lecteur, qui a le droit de l'aborder de la manière dont il veut. Bien sûr, ce genre de manière de faire est unique pour son époque, je pense, ce qui en fait un poème moderne de par son originalité et son unicité. Apollinaire a su se défaire de la norme et exprimer sa singularité en créant un poème qui fait encore débattre les lecteurs 115 ans après.

c) La cravate et la montre, symboles de l'homme moderne

Maintenant, une autre question me taraude, pourquoi une montre et une cravate ? J'y vois une représentation de l'homme moderne, l'homme "civilisé" comme dit dans un vers de la cravate. L'homme qui doit bien se présenter portant une cravate en signe de prestance. Et la montre, symbole d'un homme occupé et pressé, qui se bat constamment contre le temps qui passe, trop occupé à ses activités. C'est donc plutôt le portrait d'un homme de ville, sûrement riche que l'on pourrait voir au travers de ces deux objets.

Les vers de la cravate sont clairs : critiques de la société, qui invite le lecteur à remettre en question sa vie d'homme occupé par le travail. La cravate est comme une laisse tenue par la société, débarrasse t'en et tu seras libre, tu pourras "bien respirer". On revient ici sur l'idée évoquée plus tôt de la cravate qui est en train de se déchirer, enlevant un poids sur la vie de l'homme qui la porte. La montre, elle, montre plusieurs signes du temps qui passe, il est question d'"heures", de "l'infini" et de "semaines", on pourrait voir aussi le temps qui passe dans "l'enfant" qui grandit au fil du temps, et au "cœur" dont le battement peut se rapporter aux secondes qui passent.

II. Un poème qui invite à la réflexion

a) Une opposition entre la vie et la mort

Un autre sens de lecture me percute dès ma deuxième lecture, une opposition entre la vie et la mort ressort distinctement de cette montre. L’idée de la mort est évoquée par trois fois : "et tout sera fini", "cadavérique","douleur de mourir". Le champ lexical de la vie apparaît trois fois avec le "cœur", "l’enfant" et la "beauté de la vie". Entre la mort et la vie, le temps qui passe, il est question de "semaine", d'"heure" et d' "infini". Ici, la montre est une allégorie de la vie, qui interroge le lecteur sur le temps qui passe. La phrase "comme l'on s’amuse bien" parait alors remplie d’ironie.

Comment réellement s'amuser, puisque l'on sait que la mort arrive ? Sans oublier la pression de la société, rappelée par la cravate, qui plane au-dessus de la montre, telle l'épée de Damoclès, prête à tomber et à mettre fin à la vie de l'homme à qui appartient cette montre. Une certaine angoisse de la vie émane du poème, qui me rappelle un peu les poètes maudits tels que Baudelaire ou Rimbaud. En tant que lecteur, une morale me passe par la tête, surtout en assimilant l'antithèse à droite de la montre "la beauté de la vie passe par la douleur de mourir" : la beauté de la vie est mise en valeur par le fait qu'elle se finit un jour.

b) Les mathématiques comme indices

Ma pensée épicurienne fait surface, Apollinaire voudrait nous faire passer le message qu'il faut profiter de la vie, heures par heures, minutes par minutes, et de tout ce qu'elle nous offre. La vie est donc trop courte pour se laisser abattre par les codes de la société. Cette idée ressort du texte, tout en étant un exemple. Apollinaire sort des codes : nous l'avons déjà évoqué, et nous n'avons pas fini de le découvrir. Me voilà maintenant arrivé à la quatrième lecture du poème et une nouvelle idée vient me frapper. Il y a corrélation entre les mots et les heures qui leur sont associés. Il y a 12 heures dans la semaine, nous n'avons qu'un seul et unique cœur, deux yeux, l’enfant est le troisième d'une famille.

Les cinq doigts de la main, les sept jours de la semaine, l'infini est représenté par un 8 renversé (∞), il existe neuf muses dans la mythologie grecque, et pour finir sur ce que j'ai pu découvrir le "bel inconnu" pourrait être le "x" des mathématiques, associée au chiffre romain ! Je ne doute pas que les trois dernières heures que je n'ai pas citées ont aussi leur signification, après recherche, j'ai trouvé que les vers de l'écrivain italien Dante sont tous en hendécasyllabe (11), que dans "Tircis" on entend le son six et qu'"Agla" a tout simplement quatre lettres. Ce poème a donc plusieurs niveaux de lecture, il faut plusieurs lectures pour en découvrir tous ces secrets. Le "bel inconnu" que nous avons relié au mathématique, est aussi une preuve de modernité, le poète mélange sciences et littérature.

c) Différents niveaux de lecture

Le fait qu’Apollinaire ait fait un poème à partir de ces deux objets très peu poétiques relève un peu de l’absurde. Ce qui, pour sûr, m'a amusé, et amusent et interrogent les lecteurs lors de la lecture du poème. Il est de même lorsque le lecteur découvre qu'Apollinaire a créé un petit jeu entre les heures et les mots qui leur sont associés. Ces multiples niveaux de lecture font de ce poème un poème moderne, qui sort des codes classiques et qui va séduire le lecteur. Je ne l'ai pas précisé, même si cela parait évident, mais ce poème n’est pas écrit en Alexandrin avec un sujet prosaïque, il va venir rompre avec les codes de la poésie classique.

Ces différents niveaux de lecture me font penser au dire d'un de mes professeurs de français du lycée à propos du Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry : un livre que l'on doit lire trois, une fois enfant, adolescent, puis adulte, chaque lecture permettrait de découvrir une nouvelle profondeur au livre , et c’est cela qui aurait rendu ce petit récit si culte. À une envergure moindre, chaque lecture de ce poème fait travailler différemment l'imaginaire du lecteur, qui se plaît à découvrir de nouvelles choses à chaque fois.

Conclusion

Nous avons donc découvert que ce poème est réalisé de manière à faire ressentir maintes choses à son lecteur, la première vision du lecteur est amusée de cette originalité dans la forme, mais aussi dans la manière dont sont écrit les vers, sans oublier le « rébus » entre les heures et les mots. Si le lecteur n’est pas amusé, il est au moins interrogé, ce poème est mystérieux et pousse le lecteur à en découvrir le sens.

Pourtant, on ressent aussi la plainte d’un poète mal-aimé, qui est angoissé par la vie. Mais qui, malgré tout, invite le lecteur à réfléchir sur sa condition et sa place dans la société. Guillaume Apollinaire, par la force de sa plume, a réussi à écrire un poème moderne, aux sens et aux niveaux de lecture nombreux.

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