Sans vraiment nous en rendre compte, nous nous orientons dans nos vies sous la gouvernance du vraisemblable, en nous contentant la plupart du temps du vraisemblable et en oubliant que le propre du vraisemblable c’est précisément de sembler vrai, de paraître vrai sans pour autant l’être vraiment. Mais nous agissons finalement comme si cette différence n’existait pas, laissant par là même triompher en nous le bon relativiste qui sommeille en chacun. Et en effet pourquoi ce qui nous semble vrai, ce qui a toute l’apparence du vrai ne le serait-il pas ? Et bien sans doute parce que si le vraisemblable y suffisait et était toujours vrai alors nous ne serions jamais dans l’erreur, nous ne nous tromperions jamais. Nous ne saurions davantage être victimes de nos illusions ou des apparences trompeuses.
Si le vraisemblable était toujours vrai, alors et pour autant seulement que cela semble vrai nous saurions que c’est vrai, rendant du même coup parfaitement inutile toute forme de recherche. Ce serait là le moyen idéal pour se débarrasser définitivement de l’erreur, sauf qu’à se débarrasser de l’erreur nous nous débarrasserions du même coup de la vérité. Mais d’un autre côté, comment se mettre en quête de vérité sans la boussole que pourrait bien être le vraisemblable ? Comment émettre des hypothèses si elles n’avaient aucune vraisemblance ? Ferions-nous seulement le pari que cela pourrait être vrai si cette hypothèse nous semblait dès le départ invraisemblable ? A quoi pourrais-je reconnaître le vrai s’il pouvait passer pour du faux, s’il avait l’allure du faux, s’il était évidemment faux ? Ce qui fait problème dans ce sujet c’est que nous convenons bien de la nécessité de distinguer le vrai du vraisemblable sous peine d’éradiquer la possibilité même de toute forme d’erreurs (or nous nous trompons), mais d’un autre côté cette distinction ne met-elle pas en péril notre quête de vérité ?
I. Le vrai se distingue dans les faits du vraisemblable
Dans la vie de tous les jours, comme nous l’avons évoqué dans notre introduction, nous identifions le vrai et le vraisemblable, notre accès au vrai passe par le vraisemblable et la plupart du temps nous nous en contentons, nous n’hésitons guère à considérer ce vraisemblable comme vrai. Et cela pour de nombreuses raisons, tout d’abord parce que nous jugeons sur ce qui se présente en premier, nous jugeons selon nos perceptions et nos sensations et cela est absolument nécessaire, sans quoi nous serions sans cesse en train de vérifier la sécurité de notre voiture, la salubrité de nos maisons, et ainsi de suite. Ensuite parce que comme nous le rappelle Descartes, les exigences de la vie ne souffrent souvent aucun délai, nous devons décider vite, et décider vite, c’est raisonnablement décider selon le plus probable, selon le plus vraisemblable.
Sauf que par là, nous identifions le vrai et le vraisemblable, alors que ces deux termes n’ont pas du tout le même sens. En effet, qu’est-ce que le vraisemblable ? C’est ce qui me semble vrai, ce qui ne me choque pas, ce qui n’est pas évidemment faux. C’est ce sur quoi nous pouvons compter, parce qu’il a toutes les chances de se produire ; le vraisemblable, c’est le probable, le probant et en un sens, et c’est bien là le problème c’est le plus assuré. Ainsi lorsque je vois dans le ciel des nuages noirs s’amonceler je peux dire qu’il est vraisemblable qu’il pleuve dans un court moment. La noirceur du ciel rend vraisemblable l’arrivée de la pluie plutôt que l’arrivée d’un grand beau temps. Du coup nous pouvons nous demander pour quelles raisons nous n’accordons pas une identité entre le vrai et le vraisemblable. Pour quelles raisons tenons-nous à cette différence ? Et bien parce que si le vraisemblable n’est pas évidemment faux, si le vraisemblable a même toutes les chances de s’avérer vrai, à dire vrai, nous n’en savons rien et c’est même cette vraisemblance elle-même qui est à la source de toutes nos erreurs, parce que ça paraît vrai, mais que finalement je n’en sais rien et surtout cela même que je pense pouvoir être vrai peut ne pas l’être. Au vraisemblable, il manque la certitude, il manque l’assurance, il lui manque les preuves nécessaires qui pourrait précisément le faire passer du vraisemblable au vrai. Le vraisemblable paraît vrai, mais ce que nous ignorons c’est bien s’il est vrai et cette différence fait toute la différence. Le passage du vraisemblable au vrai ne peut se faire que par l’épreuve, par l’examen.
Par là nous pouvons semble-t-il affirmer que le vraisemblable n’est ni vrai ni faux, il se contente en fait d’avoir l’apparence de ce qui pourrait peut-être bien être vrai, il se contente de ne pas être évidemment contraire au vrai. Cette différence entre le vraisemblable et le vrai est du même ordre que celle qui existe entre l’opinion droite et le savoir, comme le montre Platon dans son dialogue « Ménon ». En effet l’opinion droite n’est pas sans valeur ni sans intérêt, sauf que nous ne saurions la confondre avec le savoir. L’opinion droite peut fonctionner, et d’une certaine manière nous reconnaissons l’opinion droite au fait qu’elle « marche », « ça peut fonctionner », elle est par là souvent efficace et donc utile, mais nous ne sommes pas dans le savoir, parce que l’opinion droite si elle est efficace, elle ignore les raisons pour lesquelles elle l’est. Elle serait incapable de rendre raison de son efficacité, si elle l’était, si elle pouvait dire pourquoi « ça marche », alors elle accéderait au rang de savoir. Ainsi pour le vraisemblable, si ce que nous tenons pour vraisemblable pouvait faire la preuve ou donner les raisons logiques de pourquoi nous pouvons le tenir pour vrai, alors nous serions dans la vérité et non dans ce qui en a seulement l’apparence. Le vraisemblable marque cette différence, cette limite. Dans la vérité, avec le vrai, nous ne présumons plus, nous ne croyons plus, nous n’espérons plus, nous savons.
Enfin cette distinction entre vrai et vraisemblable est capitale, dans la mesure où sans elle le relativisme triomphe, et cela sans discussion possible. En effet si ce qui me paraît vrai est vrai, alors force me sera d’admettre que ce qui te paraît vrai est également vrai. Ainsi nous serions forcés d’admettre, comme le prétend le sophiste Protagoras, que « les choses sont telles qu’elles t’apparaissent et qu’elles sont telles qu’elles m’apparaissent ». Et en effet, faute d’une différence entre vrai et vraisemblable, tout ce qui paraît vrai, devrait être tenu pour vrai. Cela ayant nécessairement comme conséquence non seulement d’abolir toute possibilité d’erreur, mais également toute recherche. Nous serions toujours et seulement dans le vrai. Toujours et déjà détenteur de la vérité. Outre que cette hypothèse nous rend fainéants (en effet pourquoi chercher, pourquoi se fatiguer à s’interroger si d’emblée mon rapport au monde est sous le signe du vrai ?), cette hypothèse multiplie à l’infini les discours vrais et pourtant contraires. Il y aura en effet autant de « vérités » possibles sur un même sujet ou objet donné que de façon de le percevoir, de le considérer, autant de vérités que d’opinions. Ainsi à nier toute différence entre vraisemblable et vrai, nous abolissons toute différence entre opinion et savoir et nous rendons impossible l’effort pour dépasser la pluralité des points de vue. Mais ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que ce que nous dénonçons ici n’est pas tant la multiplication des points de vue, parce que cela n’aurait aucun sens, c’est une évidence, que la prétention d’un point de vue à être autre chose qu’un point de vue, c’est-à-dire à être chose qu’une perception du monde ou encore une interprétation possible. Il ne s’agit donc pas de faire le procès de l’opinion ou encore celui du point de vue, il s’agit de faire la différence entre ce qui pourrait être vrai et ce qui l’est vraiment, de faire la différence entre une opinion, un point de vue et la vérité. Le problème du relativisme c’est qu’il revient à nier la possibilité même du vrai et nous abandonne au chaos, à l’impossibilité de savoir quoique ce soit. Il nous prive de l’erreur, certes, mais sur ce chemin, il nous prive de la vérité. Il faut donc distinguer le vrai du vraisemblable.
Sauf qu’en distinguant ainsi vraisemblable et vrai nous supposons la possibilité d’aller au-delà du vraisemblable et nous valorisons la vérité comme étant infiniment plus sûre, plus assurée que le vraisemblable, mais sommes-nous vraiment en mesure de dépasser les bornes de ce vraisemblable ? Et d’autre part, cette distinction n’est-elle un véritable obstacle à notre quête de vérité, en effet comment initier la recherche, par quels signes pourrons-nous privilégier nos pistes si le vraisemblable n’indiquait pas en direction du vrai ?
II. Pour autant la recherche de vérité, et donc du vrai, nécessite le vraisemblable
Parce qu’il paraît difficile de pouvoir se priver du vraisemblable dans notre recherche de la vérité, nous pourrions peut-être considérer que le vraisemblable est comme un signe en direction de la vérité.
Parce que toute pensée qui cherche commence toujours par formuler des hypothèses, or ces hypothèses ne viennent pas de nulle part, elles prennent leur source dans notre perception du monde sensible et peut-être encore davantage dans nos connaissances acquises, dans ce que nous savons déjà. Il paraît peu probable d’émettre spontanément une hypothèse qui viendrait s’opposer brutalement au corpus scientifique déjà existant. Cela nous semblerait précisément invraisemblable. Notre connaissance scientifique du monde se construit ainsi de proche en proche, parce que nous savons cela alors que nous pouvons supposer un même lien entre d’autres phénomènes. Par exemple concernant l’expansion de l’univers. Si la matière se conserve, comme tout semble l'indiquer, l'expansion cosmique a pour conséquence que la même quantité de matière se trouve dans un volume de plus en plus étendu : en d'autres termes, elle se dilue, c’est le plus vraisemblable. Et, selon les lois de la physique, une dilution entraîne tout naturellement un refroidissement. Tels sont les fondements de la théorie du big bang : en présence de l'expansion cosmique, les lois connues de la physique impliquent une dilution et un refroidissement. Il en résulte tout aussi logiquement que l'Univers était globalement plus dense et plus chaud dans le passé. Il y a des lois de physiques qui sont assurées et vérifiées et c’est bien à partir d’elles que nous pouvons accroître nos connaissances.
Parce que toute connaissance qu’elle soit scientifique ou philosophique, n’est pas toujours conçue sur le modèle d’une rupture d’avec les apparences, ou les croyances ou même les préjugés. Si Descartes initie sa démarche par une rupture, il s’agit de douter de tout, tout devient douteux, même le plus certain, cette radicalité nous oblige à rompre avec nos habitudes, nos croyances, nos idées reçues, issues de notre éducation et de notre rapport au monde. Descartes est un philosophe de la rupture. Témoignant par là d’une méfiance inouïe et nous obligeant finalement à inventer des critères de vérité, mais ne nous faudra-t-il pas dans ce cas des critères pour déterminer les bons critères de vérité ? Une méthode pour trouver la bonne méthode, et ainsi de suite à l’infini. Parce que finalement cette volonté de rompre avec les préjugés n’est-elle pas elle-même un préjugé, un préjugé contre les préjugés, ce qui enlève ainsi tout pouvoir à la tradition. L’origine de cette méfiance à l’égard d’un jugement porté sans examen est certes chez Descartes, mais elle sera intensifiée par les Lumières. Ce sont les Lumières qui feront par exemple de la tradition l’objet de la critique et cette critique est faite au nom de la liberté. Il s’agit de libérer la raison de tout ce qui n’est pas elle. Or la raison humaine n’est-elle pas seulement en tant qu’elle est réelle et historique ? C’est très précisément ce que soutiendra Hans George Gadamer, philosophe du 20e siècle, la raison n’est pas son propre maître, elle reste dépendante des données sur lesquelles elle exerce son action.
Conclusion
Non seulement nous devons rompre avec le vraisemblable, mais nous pouvons sans doute soutenir que le vrai n’est pas toujours vraisemblable. En effet, la vérité n’a-t-elle pas parfois pas eu plutôt l’apparence de l’invraisemblable ? Le vrai n’est-il pas souvent étonnant, surprenant, déstabilisant, dérangeant, voire insupportable ? N’était-il pas invraisemblable de penser que le soleil ne tournait pas autour de la terre ? N’était-il pas invraisemblable d’imaginer une antimatière ? Finalement ce sont plutôt nos habitudes qui font le vraisemblable. Parce que nous voulons y croire, parce que nous voulons continuer d’y croire. Et c’est sans doute parce que nous y croyons que cela nous paraît vraisemblable. La vraisemblance nous renvoie donc davantage à une volonté de croire qu’à une volonté de vérité. Si l'on veut dès lors se rapprocher du vrai, il faut partir du vraisemblable pour aller au-delà, se construire à partir de celui-ci pour le dépasser, quitte à le redéfinir, et rendre ainsi le vraisemblable plus proche de la vérité. Le vraisemblable peut être une étape vers la vérité, mais il se doit d'être testé, remis en cause, sans quoi celui-ci reste un obstacle vers la vérité.