Si on fait de la tolérance un principe de conduite et de jugement, on doit alors respecter les façons de penser différentes des siennes, sans quoi il n’y a pas de pluralisme possible. La prudence comme la modestie commandent de renoncer à prendre son point de vu comme le seul bon. La formule : «à chacun son opinion», issue de la sagesse populaire, peut être symptomatique d’une attitude adéquate, consensuelle et tempérée. Mais est-il vrai que toutes les opinions se valent ? Si le dogmatisme propre aux esprits étroits doit être pourchassé, mettre sur un pied d’égalité toute forme d’expression équivaut à une capitulation de l’esprit critique. Toutes les opinions sont-elles tolérables ? Ne se rend-on pas, au moins passivement, complice de ce qu’on ne se résout pas à dénoncer ? Refuser de statuer sur les valeurs revient à ignorer toute différence entre le vrai et le faux comme entre le bien et le mal. Sous le masque de la conciliation peut se cacher l’indifférence, voire la lâcheté.
I. Considérer toutes les opinions comme équivalentes évite d'imposer son seul point de vue
Il semblerait dans un premier temps que considérer toutes les opinions comme équivalentes s’oppose à chercher à imposer autoritairement son point de vue comme le seul acceptable. Le sectarisme qui s’y oppose est tellement antipathique qu’on ne peut, par contraste, qu’apprécier la modération d’une telle attitude. Celle-ci est incompatible avec un comportement rigide, totalitaire, peut-être même traduit-elle un principe de base de la démocratie : le droit pour des idées contradictoires d’être exprimées sans discrimination. D’ailleurs la notion de « délit d’opinion » a une forte connotation dictatoriale. Vouloir rejeter de force les opinions qu’on ne partage pas peut consister à entrer dans une logique d’affrontement dont l’issue est incertaine. L’Histoire, et même l’actualité, nous montrent la violence qu’engendrent les doctrines qui veulent régner sans partage ( camps de redressement idéologique, goulags…).
En fait l’attitude qui consiste à ne pas être d’emblée suspicieux à l’égard des autres mœurs et opinions, à voir dans ce qui est différent ce qui peut m’enrichir, c’est celle d’un humaniste ? Elle consiste selon le mot de Montaigne à « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ». C’est au contact des idées nouvelles que l’on peut se corriger et rectifier mutuellement. Kant explique que la liberté de penser ne serait rien sans la liberté de communiquer ses idées (Qu’est ce que s’orienter dans la pensée ?). Il faut, en somme, que la société garantisse un pluralisme réel, pour qu’un esprit avisé ait la possibilité effective de choisir librement, affranchi de toute censure partisane, d’avoir accès aussi à des horizons intellectuels qu’il n’aurait envisager. Il convient donc de préserver à chacun le droit d’exprimer ses opinions car dans un système de pensée unique, un apparent consensus n’est que le produit ou de la fraude, ou de l’endoctrinement.
On pourrait objecter que l’opinion, jugement basé le plus souvent sur des impressions que sur une réflexion rigoureuse, est hasardeuse, considérée avec méfiance par le discours philosophique qui la distingue de la connaissance. Mais elle n’est pas pour autant assimilable à l’erreur, au préjugé absurde, Platon dans le Ménon lui concède qu’elle peut être droite, un jugement sensé n’a pas toujours besoin d’une démonstration implacable. Mais en vérité prendre conscience du caractère précaire de ses opinions peut aussi inciter à refuser de rejeter les idées contradictoires, car si les siennes sont si peu sûres, de quel droit va-t-on accuser les autres de faussetés ?
On reconnaît là l’attitude caractéristique de l’école sceptique pour laquelle aucune vérité générale n’est accessible à l’esprit humain, condamné à « suspendre son jugement ». Un de ses arguments consiste à affirmer que, sur tout sujet, des points de vue contradictoires s’affrontent, et chacun peut reposer sur des discours apparemment probants, selon par exemple l’habileté rhétorique de celui qui s’exprime. Les plus grand esprits, qu’on ne peut soupçonner d’irréflexion, ne se sont pas mis d’accord sur les points tels que l’existence de Dieu, ou la nature du meilleur régime politique… Devant « l’infinie et perpétuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons qui accompagne et embrouille le vain bâtiment de l’humaine science » (Essais II, 12.), Montaigne désespéré que nous puissions juger de la vérité : « Qu’il ne se voit aucune proposition qui ne soit débattue et controversée entre nous, ou qui ne le puisse être, montre bien que notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu’il sait ». Comment pourrait-on, sans courir le risque d’un orgueil démesuré, prétendre détenir la vérité et mettre un terme à des débats séculaires ? Non parce qu’elles sont fausses, mais seulement douteuses, du fait donc d’une équivalence négative caractérisée par l’incertitude, il faut persévérer aux idées contradictoires leur droit au respect (qui sait si l’une d’entre elles n’est pas la vérité ? »), tout en se réservant à soi le droit de non adhésion.
Le scepticisme a un avantage évident : même si c’est au prix d’un renoncement à la connaissance, il nous immunise durablement contre tout risque d’erreur. On peut en apprécier l’humilité, la sagesse résidant dans un aveu d’ignorance, sa conscience des limites de l’intelligence humaine. Pourtant, même s’il semble acquis qu’il est préférable au dogmatisme d’un esprit satisfait, son application ne doit pas virer à la solution de facilité. De manière générale, il est aisé de ne pas se tromper si l’on ne tranche jamais, on ne se fait pas d’ennemi si l’on ne condamne personne. En fait, derrière l’expression : « à chacun son opinion » se cache peut-être une indifférence contestable, voire de la lâcheté.
Même si des distinctions sont sans doute réalistes entre elles toutes, ce qui doit être garanti au plus grand nombre possible d’opinions, c’est un droit équivalent d’accès à la tribune démocratique. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la justification se fait au nom de la promotion de la valeur de tolérance jugée plus estimable que tout ce qui tend au dogmatisme étroit et sectaire, distinction qui implique la non équivalence axiologique des opinions.
II. Mais admettre l’équivalence des opinions relève de la négligence
Dire « à chacun son opinion » consiste trop souvent à se dispenser de l’effort d’examiner les différente idées disponibles. Cette commodité est d’autant plus pernicieuse qu’elle se donne l’allure de la vertu et de la tolérance. En fait, la tolérance perd son sens si on la confond avec la licence, le refus de toute prohibition. Si tolérer, c’est accepter, laisser carte blanche à la promulgation des idées, cette valeur ne dilue-t-elle pas complètement, ne faut-il pas fixer des limites à la tolérance ? Faut-il tolérer l’intolérable, et l’intolérant ? En fait ces considérations soulèvent une difficulté pratique pour le démocrate. Un slogan libertaire dit qu’il « est interdit d’interdire ». Séduisant programme, mais dont l’application s’oppose au réalisme. En effet en ce qui concerne les opinions, certains à la fois s’opposent à la liberté d’expression tout en demandant qu’on la leur accorde pour propager leurs idées. Leur mauvaise foi est d’autant plus vicieuse qu’elle pousse à se rendre coupable de ce dont on les accuse. Certes il y a contradiction, car pour sauver la liberté d’expression, il faut commencer peut-être par faire une entorse au principe dont on se réclame : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Assumer le risque de cette contradiction, c’est faire preuve de fermeté d’esprit en reconnaissant des principes intangibles et la primauté des valeurs morales. Ne serait-ce pas parce que les préjugés absurdes, motivés par la haine irrationnelle par exemple, ne sont pas des cas marginaux, qu’un observation même distraite peut nous révéler leur possible impact désastreux sur la cohésion d’une société, il est inacceptable de refuser de discriminer des opinions contraires au respect de la dignité humaine. Accepter toutes les opinions ne vaut que pour une société de gens raisonnables, où les différences d’appréciation ne vont jamais jusqu’à menacer la morale. Hélas l’existence irréductible d’opinions outrancières, même minoritaires, condamne l’application sans restrictions de cet état d’esprit comme peu responsable. D’ailleurs même si on se base sur le fameux principe de l’égalité des personnes en droit, cela, implique certes une même possibilité pour chacun d’affirmer ce qu’il pense, mais aussi corrélativement un même droit d’exercer son esprit critique et de rejeter d’autres opinions, la possibilité de produire et aussi de subir des objections, et la même obligation de répondre devant la loi d’éventuels excès dans l’usage de sa liberté d’expression.
N’oublions pas le caractère de l’opinion qui ne désigne qu’un état de fait : ce que l’on pense, indépendamment de la question de droit : pourquoi on le pense. Les opinions sont réputées variables, versatiles. Elles changent selon les individus, et même chez une même personne, en fonction des modes et des humeurs. Il est vrai qu’il serait tentant de se résigner à prendre acte de la diversité des opinions comme d’une réalité acquise, chacun ayant de bonnes raisons de penser ce qu’il pense à son point de vue, selon son expérience et ses intérêts, l’aristocrate trouvant légitimement des vertus à la féodalité, le travailleur exploité à la révolution. C’est contre cette tentation relativiste (« il y a la vérité propre à chacun ») à laquelle s’abandonnent notamment les sophistes, ainsi Protagoras pour qui « l’homme est la mesure de toutes choses », que la philosophie de Platon va s’élever. Pour les sophistes en effet, si aucune opinion n’est meilleure qu’une autre, si toutes sont subjectives, alors ce qui les différencie n’est pas leur vérité mais l’habileté rhétorique de celui qui les défend. La porte est ouverte à la contradiction, on peut dire une chose et son contraire, à condition qu’on le dise bien, la manipulation démagogique est alors un risque présent.
On doit au contraire soutenir l’existence d’une vérité exclusive sur une question, stable et pérenne, sinon on risque d’être pris pour une « girouette ». Certaines conceptions de la justice, trop permissives ou trop sévères, amènent l’injustice. Sur la question de goût artistique, on ne peut se satisfaire toujours de l’adage : « des goûts et des couleurs, on ne discute pas ». Renvoyer dos à dos tous les jugements, celui de l’expert légitime et celui de l’ignorant revient à perdre son esprit critique, c'est-à-dire être incapable de passer au crible, de trier et différencier ce qui doit l’être. Le nivellement de toutes les opinions sur un même échelon de valeur reviendrait à un renoncement à l’usage de la raison qui est précisément l’instrument qui permet de juger dans la morale des valeurs opposées que sont le bien et le mal, et dans la connaissance du vrai et du faux. Ajoutons qu’outre le risque d’immoralité, cette attitude aboutit à une incohérence logique : s’il est vrai que toutes les opinions se valent, l’opinion qui dit que toutes les opinions ne se valent pas vaut l’opinion qui dit que toutes les opinions se valent ! On ne peut pas admettre un tel sophisme.
Il faut dire que cette paresse trouve souvent pour alliée l’indifférence, celle qui consiste à dire : « chacun pense ce qu’il veut, dans la mesure où mon confort personnel n’est pas menacé, je n’estime pas utile de réagir ». Pourtant « qui ne dit mot, consent », ne pas condamner ce qui est grave revient à s’en faire complice, sinon actif, du moins passif (c’est ainsi qu’est considéré l’attentisme durant la période de l’occupation allemande). Au sens moral, les valeurs impliquent des devoirs auxquels il ne faut pas chercher à se soustraire par des justifications captieuses. Est-il acceptable d’affirmer qu’on « ne fait pas de la politique » précisément quand la Cité est sous la menace ? Où finit la neutralité et où commence l’opportunisme ?
III. La tolérance des opinions a pour limite les principes universels
Nous venons de voir qu’admettre l’équivalence des opinions relève sans doute aussi souvent de la négligence que du bon sens. Le risque d’indifférence n’est pas le moindre reproche qu’on peut faire, cela est vrai. Cependant, cette fameuse indifférence, que l’on dénonce comme il est convenu un des grands maux de notre monde individualiste, ne peut-elle pas être revendiquée dans certaines cas comme un droit ? A défaut d’en généraliser le prescription, on peut repérer certains cas où renvoyer chacun à son opinion semble légitime. Par exemple, lorsque face à un interlocuteur borné, la persuasion s’avère inopérante, est-il utile de rentrer dans une vaine logique d’affrontement ? Si la tolérance s’impose, c’est dans un sens restrictif, on accepte, c'est-à-dire qu’on renonce à combattre ce qui n’en vaut pas la peine, ce dans quoi on épuisera vainement ses forces. Notre formule ici n’est pas adhésion au relativisme, mais plutôt résignation raisonnée devant un état de fait : l’autre pense différemment, mal peut être, mais après tout sa personnalité ne se résume pas forcément à certaines opinions, et le rejet des opinions n’interdit pas le respect des personnes. En outre n’est-il pas vain de s’acharner contre une absurdité dont la capacité de nuisance est limitée ?
Même les nobles causes peuvent être discréditées si elles sont défendues avec un zèle excessif. Le désir de convertir insistance pesante. La fermeté dans ses convictions se justifie, à condition qu’elle ne se fasse pas fermeture. Par ailleurs, le soucis de contrôler les opinions, qui tourne vite à l’indiscrétion, doit être limité à des cas bien précis, selon non pas sans doute la règle épistémologique du vrai et du faux, mais plutôt celle pragmatique des intérêts de la société. Autrement dit, une opinion farfelue mais inoffensive ne peut être réprimée dans la mesure où elle ne trouble pas l’ordre public. Certes les méthodes douces de la discussion et de la pédagogie peuvent et doivent même tenter de la rectifier, mais quand bien même elles échoueraient, il n’y a pas lieu de dramatiser. Aussi en ce qui concerne par exemple la liberté religieuse, domaine dans lequel l’inspiration dogmatique des opinions ne peut qu’engendrer des querelles, la condamnation des options théologiques n’est opportune que dans le cas des dérives antisociales.
C’est ce qu’exprime Rousseau : « Les sujets ne doivent compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs, mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui » (Du contrat social, IV, 8). Autrement dit, peu importe que ce soit au nom de Jésus, Mahomet, Bouddha…Ou de l’humanisme laïque, dans la mesure où je ne trouble pas la sûreté de l’Etat ni la tranquillité de mes voisins, mieux encore dans la mesure où j’y contribue, la nature vertueuse de mes actes ne peut que reléguer comme secondaire aux yeux d’autrui le caractère éventuellement incertain de ce qui les provoque, et ma liberté de croire ou de ne pas croire en ce que je veux doit être protégée. Dans ce contexte les débats théologiques sont possibles mais ne peuvent déboucher sur des interdictions. Une société laïque et multiconfessionnelle est envisageable. La législation ne doit statuer sur la valeur d’une opinion ou d’une croyance qu’en considérant l’angle juridique des intérêts de la société.
Cependant l’état d’esprit d’une telle ligne de conduite, dont la souplesse n’exclut pas l’éventualité d’une répression, par exemple si le fanatisme est plus fort que le civisme, n’est pas conciliable avec la confusion du relativisme généralisé. Ainsi Spinoza remarque que « le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être le seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée » (Traité théologico-politique, ch.XX). En fait la recherche d’un équilibre entre la profusion inévitable des points de vue dont la valeur de vérité provoque des débats incessants et dont il faut bien s’accommoder, la certitude nécessaire des principes qui fondent la loi, subordonnée aux valeurs de la cohésion sociale et du bien commun, constituent l’enjeu de tout art de vivre ensemble.
Conclusion
Pour terminer, il semble clair que tenir pour équivalentes toutes les opinions montre à la fois des aspects séduisants et dangereux. Il vaut sans doute mieux s’y résoudre que prétendre avoir toujours raison, et en ce sens c’est la marque d’une certaine forme de tolérance. Mais cette tolérance est sans doute trop peu exigeante, et le fait que cela puisse servir l’alibi à l’opportunisme nous incite à nous en méfier. Ce qui n’est décidément pas satisfaisant, c’est que si on applique résolument ce principe, on renonce définitivement à dire « je ne suis pas d’accord ». Or l’indépendance intellectuelle se manifeste dans l’aptitude à résister à des sollicitations extérieures, comme l’écrit Alain : « penser, c’est dire non ».