D’Arthur Rimbaud (1854-1891), si l’on retient « L’homme aux semelles de vent », « Le dormeur du val », le bohémien dont l’ « unique culotte avait un large trou » ou encore le voyant qui suivra son célèbre « Bateau ivre », c’est encore minimiser l’œuvre d’un poète exceptionnel et novateur, d’un créateur épris de liberté à tous les sens du terme, d’un talent remarquable et inclassable qui ouvrira la voie à la poésie contemporaine du XXe siècle tout en cessant pourtant d’écrire à 21 ans parce qu’il estimera avoir accompli tout ce qui était en son pouvoir : un homme de paradoxes, un exigeant, un insatisfait.
Le poème « Bannières de Mai » contribue donc à ouvrir un regard neuf sur ce poète et laisse entrevoir le tournant qu’il prend dans son écriture et la complexité de l’œuvre qu’il livrera à la postérité. Ce poème de mai 1872 est le dixième du recueil Vers nouveaux, encore appelé Derniers vers. C’est le premier des quatre poèmes regroupés sous le titre « Fêtes de la Patience » : il est constitué de trois strophes, un dizain suivi de deux huitains, en octosyllabes. Ecrit durant son séjour à Paris auprès de son ami Verlaine et rédigé à la suite d’une brouille entre les deux poètes et compagnons, il évoque tout autant, dans une expression légère, les sentiments personnels contrastés de son auteur, sa nouvelle démarche artistique ou encore sa soif de liberté : Rimbaud se cherche, Rimbaud se dévoile, tourmenté, désespéré et exalté à la fois. Nous y retrouvons donc des thèmes qui lui sont chers tels que la liberté, l’engagement ou la nature mais aussi un certain pessimisme ambiant, une insatisfaction voire un « spleen » contre lequel il tente de lutter.
« Bannières de Mai » semble avant tout être un véritable poème élégiaque évoquant les craintes du poète face à une mort inévitable : lyrisme, pessimisme et sentiments contrastés s’y côtoient presque musicalement sur la thématique de la mort. C’est dans cette optique que nous étudierons « Bannières de Mai », nous attachant d’abord à montrer que ce poème comporte des aspects élégiaques par lesquels le poète exprime son désarroi grandissant face à la mort prochaine ; nous verrons ensuite que cet aspect élégiaque est atténué par le poète à travers l’évocation de la nature ; enfin, nous mettrons en évidence que, par ce texte, Rimbaud, toujours conquérant, réaffirme sa liberté et sa révolte contre les conventions.
I. Un texte élégiague
Tout d’abord, donc, ce poème peut être considéré comme une élégie, étymologiquement « chant de deuil », en raison du ton plaintif adapté à l’évocation d’un mort ou à l’expression d’une souffrance amoureuse due à un abandon ou une absence. C’est un chant, une musique monotone qui est rendue par l’organisation répétitive de l’octosyllabe en distiques dans les six premiers vers ou bien les répétitions dans de mêmes vers, « qu’on patiente et qu’on s’ennuie », vers 11, « rien de rien », vers 23, mais la musique est aussi bien présente grâce à un champ lexical particulier évoquant le monde des sons, des sons mortuaires, « hallali » au vers 2, « chansons spirituelles » au vers 3, des onomatopées plaintives ou empreintes d’émotion telles que « fi » au vers 12, « ô » au vers 15 ou encore « ah » au vers 16. Plus qu’un chant même, l’élégie de par sa connotation de deuil touche au religieux et à la prière : les deux thèmes sont présents. « Chansons spirituelles », vers 3, « Ange », vers 7, « communient », vers 8, évoquent le domaine du religieux tandis que les paroles du poète à l’attention de la nature ne sont pas sans nous rappeler l’univers de la prière : « ô Nature », vers 15, « A toi, Nature », vers 20, ou encore le « s’il te plaît » du vers 22 suivi de deux impératifs « nourris, abreuve ». Enfin, l’élégie est une poésie lyrique, une poésie du « Je » et le lyrisme est ici fortement marqué : le pronom de la première personne est très présent, « je » apparaît sept fois, « me » cinq fois, « moi » une fois sans compter l’utilisation de l’adjectif possessif « mes » au vers 12 ou « ma » au vers 21. Ce lyrisme est d’autre part marqué par l’expression des sentiments personnels.
Ensuite, en effet, « Bannières de Mai » met en avant les sentiments personnels du poète, un certain pessimisme et un désarroi grandissant. Le « je » est le plus souvent en difficulté, dépendant ou passif, il ne semble maître de rien : les verbes qui se rattachent à lui le mettent en délicate posture, « sors », « blesse » au vers 9, « succomberai » au vers 10, « meure » au vers 16, « usent » au vers 19, « rends » au vers 20, « illusionne » au vers 23. Ou bien le poète meurt, ou bien il se soumet : on peut véritablement parler de désarroi, de détresse. Mais, de plus, ce désarroi est aussi un désordre, un trouble moral profond car à ce que subit le poète s’oppose sa volonté, ce qu’il veut ou ne veut pas : « je veux que » au vers 13, « je veux bien que » au vers 19 ou encore « je ne veux » au vers 25. Le poète est écartelé entre ses désirs et la réalité. Pour finir, le désarroi naît du lexique, des connotations péjoratives et négatives ou des figures d’opposition : le poète se sent « seul » et « nul » au vers 16, il accumule les négations « rien de rien ne m’illusionne » au vers 23 ou « je ne veux rire à rien » au vers 25, il utilise une antithèse, fait communier « l’azur et l’onde » au vers 8 sans compter que dans le fond, obscur et douteux, il semble craindre la mort puis la réclamer et l’accepter de la Nature pour enfin s’y refuser...
Enfin Rimbaud évoque ici un face à face avec la mort, reste à savoir de quelle mort il peut s’agir. Tout reste confus : mort physique, mort spirituelle, mort artistique ou encore mort de son histoire sentimentale avec Verlaine. Il s’agit peut-être même des quatre à la fois. La mort en tout cas est omniprésente dans le texte et avant tout de manière lexicale : le verbe mourir est répété à trois reprises et concerne tour à tour « un maladif hallali » au vers 2, le poète dans un emploi au subjonctif « que je meure » au vers 16, « les Bergers » au vers 17 ; d’autres termes l’évoquent de façon claire, « maladif », « sang », « blesse », « succomberai » au vers 10, « dramatique », « infortune »… Par sa présence la mort semble inévitable, elle touche la nature avec la mort d’un cerf sans doute au vers 2, elle touche les hommes si l’on comprend derrière le terme « Bergers » l’ensemble de l’humanité au vers 17 et elle touchera le poète qui dit « je succomberai » au vers 10. La mort est naturelle et Rimbaud semble, malgré tout, s’y résoudre d’où l’emploi du futur au verbe « succomber », l’acceptation de la vieillesse du vers 19 « Je veux bien que les saisons m’usent » ou encore le vers 20 : « A toi, Nature, je me rends ».
II. Une nature réconfortante
Ainsi donc, les aspects élégiaques par lesquels le poète exprime son désarroi grandissant face à la mort prochaine semblent s’atténuer voire même être gommés notamment à travers l’évocation de la nature : si elle semble dans un premier temps s’opposer à la mort, elle n’en est que complémentaire et peut la rendre acceptable aux yeux du poète et cela parce qu’elle est toute puissante et essentielle à la création.
Nature et mort s’opposent mais aussi se complètent, d’où une acceptation possible de la mort. L’élégie marque d’abord clairement l’opposition ne serait-ce que dans le dizain de départ : le premier vers évoque la nature dans sa beauté, « Aux branches claires des tilleuls » tandis que le second évoque clairement la mort, le sombre naturel qui contraste avec la clarté de l’écorce. La construction du second distique est quasi identique mais dans un ordre inversé et que dire du troisième « binôme » de vers montrant le sang personnifié rire dans nos veines, lui qui peut être symbolique de mort ? Les vers 7 et 8 rassemblent ces idées d’opposition et de complémentarité : « le ciel est joli comme un ange » lie à la fois l’idée de nature et de mort grâce à l’utilisation de la comparaison tandis que le vers suivant insiste sur l’antithétique : « l’azur et l’onde communient », c’est le feu qui se lie à l’eau, la nature à la mort, la vie à la mort… La mort est donc naturelle malgré l’horreur qu’elle peut provoquer, d’où l’enjambement des vers 9 et 10 : « Si un rayon me blesse Je succomberai sur la mousse », la nature nous donne la vie et nous la reprend de manière même agréable si l’on s’arrête sur le terme « mousse » mis en relief.
D’autre part, cette nature, aux yeux de Rimbaud, est toute puissante et c’est un thème fort de son œuvre, n’y aurait-il qu’à évoquer « Le dormeur du val » ou « Bohême » ; ici aussi elle occupe une place considérable : lexicalement, « humainement » et même au-delà. La nature est partout dans « Bannières de mai » et la saison évoquée y est sans doute pour quelque chose : « Aux branches claires des tilleuls » vers 1, « parmi les groseilles » vers 4, « les vignes » vers 6, « le ciel » vers 7, « l’azur et l’onde » vers 8, « rayon » vers 9, « mousse » vers 10, « Nature » repris deux fois aux vers 15 et 20, « soleil » au vers 24. Pourtant la nature de Rimbaud ne se contente pas d’être présente ou omniprésente, elle « est » en tant qu’être vivant, elle est personnifiée tout comme dans « Le dormeur du val » : le poète s’adresse véritablement à elle par des apostrophes aux vers 15 et 20, il la tutoie et lui donne des ordres, montrant ainsi une complicité et une intimité, « par toi » au vers 15, « à toi » au vers 20, « s’il te plaît » au vers 22, « nourris, abreuve » toujours au vers 22. Au-delà-même de cette personnification on peut voir une consécration de la nature au vu des paroles qu’il lui adresse. Elle est divinité et les paroles de Rimbaud deviennent une prière, pour preuves l’interjection « ô » qui sert à l’invoquer, l’emploi des impératifs, l’expression « s’il te plaît » et la tournure de phrase des vers 15 et 16 qui mettent en relief la demande de mort, « Que… je meure ». La nature est donc sacralisée et apparaît désormais comme essentielle puisque le poète est prêt au don de lui-même pour la satisfaire.
Enfin, oui, la nature est essentielle à l’œuvre poétique comme à la vie et Rimbaud insiste sur ce point : elle est belle, maternelle et salvatrice. Elle est beauté d’abord, harmonie puisque s’y concilient vie et mort, puisque « l’azur et l’onde communient », puisque « le ciel est joli comme un ange »… Elle est mère ensuite et mère nourricière, de l’inspiration mais aussi des besoins essentiels : « Et ma faim et toute ma soif. Et, s’il te plaît, nourris, abreuve. » Elle est donc, enfin, salvatrice aux yeux du poète car source de tout, espoir et dernier rempart de sa foi étant donné qu’il la considère divinement.
III. Une révolte contre le conventions
L’évocation de la nature parvient à atténuer le désarroi du poète face à la mort mais n’arrive pas à calmer le trouble d’esprit qui est le sien. Si Rimbaud sait être un poète lyrique, il est aussi un poète engagé et révolté. L’insatisfaction qui est la sienne dépasse le cadre de la réalité, c’est pourquoi dans ce texte, en se montrant toujours conquérant, il réaffirme sa liberté et sa révolte contre les conventions.
Même face à l’adversité, - une mort métaphorique ici-, Rimbaud se montre pugnace et ce poème n’est pas à prendre seulement comme l’expression de son impuissance face à certains évènements. Déjà le titre nous y invite : « Bannières de mai ». Difficile de lui donner une signification exacte mais si l’on s’attache à la définition du mot « bannière », on peut s’accorder pour dire qu’il s’agit d’une pièce d’étoffe, d’un étendard, destiné à conduire au combat. Rimbaud ne veut donc pas se cantonner à un lyrisme apparent, il s’engage dans un combat qu’il nous faut éclaircir. Que veut-il dénoncer ? Mai évoque-t-il sa vie privée ou encore les évènements passés de la Commune et la fameuse semaine sanglante ? Ou peut-être les deux au vu du pluriel utilisé. La pugnacité de Rimbaud est donc présente et son désarroi n’est qu’apparent : une succession d’images positives le montrent telles que le « sang » qui rit « en nos veines » au vers 5, l’opposition des vers 3 et 4 aux deux premiers avec l’utilisation de la conjonction « mais », l’image harmonieuse du vers 8 entre autres. De plus c’est une volonté constante qui caractérise le poète et qui montre son engagement sans concession avec l’utilisation à trois reprises du verbe « vouloir » avec notamment un renforcement dans le dernier cas au vers 25. Si l’on a cru que Rimbaud se soumettait ce n’était qu’apparence et le passage du dizain au huitain le prouve assez clairement. Le ton a changé et Rimbaud est plus véhément : « C’est trop simple. Fi de mes peines. » Le poète a choisi la révolte et l’on peut même se demander si la dernière phrase du dizain n’est pas ironique.
Quelle révolte prône-t-il donc ? Nous avons déjà en partie répondu à la question en nous intéressant à la thématique de la mort mais sa révolte est plus profonde et on peut plutôt parler d’un véritable refus des conventions : Rimbaud se refuse à un sort commun, à un sort commun qui pourrait être le sien et il refuse définitivement la réalité. Si le poète se reconnaît en un groupe en parlant de « notre sang », il aime à se distinguer des autres, « on » du vers 11, « les Bergers » du vers 17, les « parents » du vers 24. Le poète est donc un peu hors du monde comme le montre le rejet « Je sors » au vers 9. Il rompt avec une existence toute tracée dans le chemin de Dieu pour lui préférer une vie païenne libre et aventureuse, ainsi il refuse la mort comme elle est présentée par la religion, ainsi il refuse d’être au nombre des « Bergers », les hommes suivant les préceptes religieux et travaillant, ainsi il refuse aussi de se plier aux responsabilités familiales, « rire aux parents » au vers 24 pour ne pas dire s’y soumettre. Il refuse aussi le sort qui est le sien : « Qu’on patiente et qu’on s’ennuie C’est trop simple. Fi de mes peines. » Si le « on » ici s’apparente à ce que vit le poète, il veut s’en détacher : il refuse donc de patienter, mot mis ici en relief par la seule diérèse du texte, c'est-à-dire de supporter avec résignation les désagréments de l’existence et se refuse encore à l’ennui qui y est lié, allant jusqu’à mépriser cet état comme le montre l’interjection « fi ». Enfin, il va jusqu’à se heurter à une réalité qu’il semblait pourtant approuver, déclarant ne vouloir rire à rien au vers 25 et même pas « au soleil », vers 24, qui est pourtant un élément naturel. Rimbaud se révolte contre tout, se refuse à toute compromission, n’envisageant qu’une liberté totale puisque « rien de rien ne m’illusionne ».
Enfin, Rimbaud réaffirme sa liberté, une liberté, nous l’avons vu, à n’importe quel prix, une liberté même au-dessus de ses « peines ». Il semble s’abandonner à l’extase d’un malheur qu’il nomme « infortune » mais qui n’est à ses yeux que liberté : « libre soit cette infortune » au vers 26. Qu’importe soit son sacrifice, sa volonté est bien plus forte comme le laissent entendre les vers 13 et 14 : « Je veux que l’été dramatique Me lie à son char de fortune. ». L’appel de la liberté est donc le plus fort pour Rimbaud mais si le fond du poème demeure encore confus en ce sens, la forme, elle, est éblouissante des libertés nouvelles que s’octroie le poète dans son art de composer : « Bannières de Mai » révolutionne déjà la poésie et annonce la modernité. Les conventions poétiques sont elles aussi détruites par le souffle libertaire rimbaldien : si le poème est écrit en octosyllabes réguliers on assiste à une déstructuration du système des rimes. Pas de rime donc mais seulement en apparence car la musique poétique est rééquilibrée grâce à des correspondances et des répétitions internes, des allitérations et des assonances : « meurt un maladif hallali », « Que notre sang rie en nos veines, Voici s’enchevêtrer les vignes. », « comme un ange » et « communient », « Je sors. Si un rayon me blesse Je succomberai sur la mousse. », « Qu’on patiente et qu’on s’ennuie » en sont quelques exemples. A cela on peut rajouter l’utilisation intense des rejets et enjambements qui rajoutent à la liberté prise par rapport aux règles traditionnelles : « Je sors. Si un rayon me blesse Je succomberai sur la mousse. », « Qu’on patiente et qu’on s’ennuie C’est trop simple. Fi de mes peines. ». Enfin, comme dans les vers libres, Rimbaud prend énormément de liberté avec le vocabulaire et la richesse du lexique qu’il emploie, mêlant étymologie, « patiente », médiéval, « bannières », « hallali » et même argot « fi », « drôle » : nous sommes désormais loin du poète qui se revendiquait du Parnasse…
Conclusion
Avec « Bannières de Mai », nous découvrons un nouveau Rimbaud. Si sa « Lettre du Voyant » avait su marquer dans sa vie et dans son œuvre son engagement dans une voie nouvelle, ses « Derniers Vers » amorcent son tournant littéraire : un créateur est né, qui en a fini de son apprentissage et de ses compromissions avec la littérature en place. Ce poème marque par conséquent une rupture et le début d’une modernité poétique, une rupture illustrée par la thématique de la mort, le deuil de ce en quoi il croyait jusqu’alors et son refus des conventions quelles qu’elles soient, le début d’une modernité poétique illustrée par de nouveaux thèmes majeurs, liberté et mort, désir et « patience », et surtout une écriture poétique qui va contre les règles traditionnelles.
« Bannières de Mai » c’est donc une nouvelle recherche esthétique de la part de Rimbaud, mais pas seulement si l’on s’intéresse plus à l’homme qu’au poète, plus au lyrique qu’à l’engagé. Une relecture pourrait alors s’imposer sur un poème qui évoque un moment particulier, le départ forcé de Rimbaud du foyer conjugal de Verlaine et son espoir de retrouver celui qui est pour lui plus qu’un ami de plume… L’Histoire dit que Rimbaud parviendra à ses fins car dès le mois suivant Verlaine quittera Mathilde pour ce qui deviendra « Une saison en Enfer »…