La ville, par la multiplicité de spectacles et les possibilités de rencontres qu'elle offre devient un puissant excitant pour l'imagination au XIXe siècle. Ainsi, Baudelaire dans la partie du recueil Les Fleurs du Mal, intitulée « Tableaux parisiens », peint des scènes de la vie quotidienne, scènes prises sur le vif. Le poème « A une passante » est un sonnet qui narre la rencontre éphémère et impossible entre le poète et une femme. En quoi ce poème rend-il compte d'une rencontre amoureuse paradoxale ? D'abord, le texte évoque une rencontre aussi inattendue que violente. Il propose par ailleurs l'image d'une femme à la fois belle et mystérieuse. Enfin, le poète voue cette relation amoureuse à l'échec avant même qu'elle ait pu commencer.
I. Une rencontre aussi inattendue que violente
Tout d'abord, cette rencontre baigne dans une atmosphère violente. Le titre de la partie du recueil concernée (« Tableaux parisiens ») et celui du sonnet nous indiquent qu'il s'agit d'un univers urbain. En effet, Baudelaire arrête son regard sur « une passante » aperçue dans Paris. Dans ce poème, c'est aussi sa propre vision de la ville que le poète nous invite à partager, vision plutôt péjorative. La première phrase traduit l'agressivité de cette atmosphère. La coïncidence du vers et de la phrase fait ressortir le tumulte environnant : « la rue assourdissante autour de moi hurlait ». Le vocabulaire choisi montre à quel point le vacarme semble insupportable au poète. Il accentue l'idée d'enfermement en plaçant l'expression « autour de moi » au milieu de deux termes relatifs au bruit : « assourdissante » et « hurlait ». Le choix des sonorités, en particulier les assonances en « u ; ou » et les allitérations en « r ; s », renforcent l'impression d'un bruit intolérable. De plus, une violence latente apparaît ailleurs dans le sonnet, notamment au travers de termes comme « extravagant ; ouragan ; tue ; soudainement ». Elle n'est donc pas seulement relative à la rencontre elle-même, elle caractérise aussi l'état d'esprit du poète et ce qu'il perçoit dans le regard de la femme qu'il contemple. L'écriture baudelairienne, dans Les Fleurs du Mal en particulier, contribue à mettre en relief ces tensions internes, entre deux points extrêmes : le bien et le mal, la vie et la mort, l'amour et la violence...
Au milieu de cet environnement agressif, la rencontre fait l'effet d'un véritable choc, d'un coup de foudre : « un éclair... puis la nuit ! ». Toute la violence de la vision est résumée dans cette expression qui associe de manière antithétique deux termes qui évoquent des univers opposés. A la lumière fulgurante et brutale de « l'éclair », Baudelaire oppose immédiatement le noir et l'obscurité totale du mot « nuit », comme si une lumière d'une telle intensité l'avait ébloui et rendu aveugle. Cette impression est confirmée par l'utilisation de l'adverbe « puis » précédé des points de suspension qui semble indiquer la succession des événements dans le temps. La violence de cette apparition est encore soulignée par le point d'exclamation. Enfin, le poète prend soin de placer le mot « nuit » à la césure et de le faire suivre d'une pause dans la lecture indiquée par l'emploi d'un tiret. Il le met ainsi particulièrement en relief et insiste sur le vide, la sidération qui succède à cet éblouissement.
II. L'image d'une femme à la fois belle et mystérieuse
Par ailleurs, dans ce sonnet, l'image de la femme apparaît troublante. Par sa beauté, d'abord. Dans les trois derniers vers du premier quatrain et le premier vers du deuxième, Baudelaire décrit la passante qu'il observe. Il souligne sa beauté en mettant d'abord en valeur sa silhouette longiligne avec les adjectifs « longue » et « mince ». Le rythme du vers lui-même semble insister sur la grâce de cette femme. En effet, les groupes syllabiques vont croissant ; cette cadence majeure fait ressortir la noblesse de sa démarche, sa distinction. La même idée est reprise dans le premier vers du deuxième quatrain : « agile et noble, avec sa jambe de statue ». La métaphore utilisée par Baudelaire qui rapproche cette femme d'une œuvre d'art met en relief sa beauté parfaite, sculpturale. Le poète met en lumière la légèreté des mouvements de cette passante qui font une grande part de son charme : « soulevant, balançant ; agile ». Sa démarche ressemble à une danse gracieuse. Le poète détaille également sa tenue vestimentaire dont il montre l'élégance : « le feston et l'ourlet ». L'adjectif « fastueuse », bien qu'il qualifie la main de la femme, connote le raffinement, la richesse. De plus, l'expression « en grand deuil » qui indique que cette passante est habillée de noir, contribue encore à mettre en évidence son allure distinguée et digne d'une reine : on peut ainsi relever l'emploi de l'adjectif « majestueuse ».
L'image troublante de cette femme fait d'elle un être mystérieux et duel. En effet, ni le titre du sonnet ni le poème lui-même ne donnent d'indications précises sur l'identité de cette femme. On remarque d'ailleurs l'utilisation que Baudelaire fait des articles indéfinis : « à une passante ; une femme ». Le poète ignore tout de cette femme. La fin du sonnet laisse une grande part d'incertitude quant au devenir de cette femme : « ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? ; j'ignore où tu fuis ». En outre, le mystère et le trouble suscités par cette passante sont renforcés par la dualité de sa personnalité sur laquelle Baudelaire insiste. En effet, il souligne d'une part la « douceur qui fascine » et d'autre part « le plaisir qui tue ». La proximité de ces expressions réunies dans un même vers, deux antithèses, exacerbent le contraste, de même que le parallélisme de la construction de l'alexandrin : nom / pronom relatif / verbe. Cette forte contradiction qui définit souvent la femme dans l'univers baudelairien est reprise dans l'évocation de son «oeil » par la métaphore céleste : « ciel livide où germe l'ouragan ». Grâce à cette image mortifère, le poète met en relief une violence terrible et destructrice dissimulée sous une apparente quiétude. Baudelaire montre donc l'extraordinaire pouvoir de vie et de mort de la femme, notamment dans le vers suivant : « dont le regard m'a fait soudainement renaître ». Ce seul instant semble l'avoir profondément bouleversé et fait sortir de sa léthargie.
III. Une relation amoureuse vouée à l'échec avant même son commencement
Mais cette rencontre amoureuse semble vouée à l'échec avant même d'avoir pu commencer. En effet, le titre lui-même : « à une passante » évoque déjà une impossible communication. Il suggère avant tout le caractère bref et éphémère de cette rencontre ; la femme ne fait que passer, elle ne s'arrêtera pas. C'est pourquoi le verbe « passer » est repris dans le premier quatrain : le polyptote « à une passante » et « une femme passa » crée un écho. La disparition inéluctable de la passante est soulignée par l'idée de fuite mentionnée à deux reprises : « fugitive beauté ; tu fuis ». Elle est mise en relief par la structure même du poème, en particulier avec l'enjambement des vers 9 et 10 qui semble l'accentuer. Outre cette fuite irrémédiable, deux constantes opposent tout au long du sonnet le poète et la femme qu'il observe. En effet, tandis que la « passante » est caractérisée par le mouvement, le poète lui, est condamné à l'immobilité : « moi, je buvais, crispé comme un extravagant ». Ce vers, mis en relief par le pronom personnel du début qui marque une rupture avec ce qui précède, souligne la fixité de l'observateur, probablement assis à la table d'un café. Les adjectifs « crispé » et « extravagant » construisant la comparaison péjorative trahissent l'état de tension interne du poète, son spleen.
Enfin, c'est tout le poids de la fatalité qui pèse sur cette rencontre. Si dans les deux quatrains, Baudelaire parle de la passante à la troisième personne du singulier, dans les deux tercets au contraire, il emploie la deuxième personne du singulier : « ne te verrai-je plus ; tu fuis ; tu ne sais ; ô toi » comme s'il s'adressait directement à cette passante. Or, son discours est finalement tourné vers lui-même et ne trouve aucune réponse auprès de la femme à laquelle il est destiné. Il se livre en quelque sorte à une introspection qui s'achève sur un constat d'échec. D'ailleurs, la fin du sonnet prend une dimension symbolique. Elle montre la présence d'une fatalité contre laquelle le poète ne peut pas lutter. On relève ainsi dans le dernier tercet de multiples phrases exclamatives qui soulignent le destin tragique des êtres qui ne se rencontreront jamais vraiment, particulièrement dans les deux cadences majeures : « Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être! ». Sont mis aussi en évidence le pessimisme de Baudelaire et son amertume : « ô toi que j'eusse aimée, ô toi, qui le savais! ». Les deux interjections et le conditionnel passé du dernier vers, de même que le parallélisme de la construction et l'égalité des deux hémistiches, marque le désespoir du poète, sa lucidité sur une triste condition humaine.
Conclusion
Dans ce sonnet, Baudelaire fait le récit d'une rencontre amoureuse impossible, et exprime des sentiments violents, poussés à leur paroxysme. D'abord, c'est un contexte agressif et bruyant qui est le cadre d'une rencontre amoureuse qui s'avère très décevante et frustrante pour le poète. Ephémère et inattendue, elle est vouée à l'échec avant même d'avoir pu se construire. Confronté à une image de la femme à la fois séductrice et destructrice dont il souligne la contradiction, le poète est renvoyé à son propre échec. C'est alors l'occasion pour lui de peindre une allégorie de la condition humaine dont il traduit la solitude et la vanité.