“La poésie, c’est le carnet de voyage du moi” disait Kheira Chakor. Le voyage est un thème récurrent dans les Fleurs du Mal, recueil poétique de Baudelaire publié en 1857, reprenant toutes ses créations depuis 1840. Baudelaire y évoque ses tourments internes, la fêlure qui meurtrit son âme, la lutte sans fin entre le Spleen et l’Idéal qui le consume inexorablement.
Le texte soumis à notre étude s’intitule “l'invitation au voyage “, ce dernier se découvre dans la section « Spleen et idéal » de son œuvre. Il s’agit d'une invitation à se rendre dans un lieu privilégié, un lieu idéal censé apporter un réconfort au poète qui lutte avec le spleen.
Comment Baudelaire fait-il de cette invitation au voyage où l’art , le pays rêvé et la femme aimée se confondent, l'allégorie d’un idéal? Tout d’abord on se focalisera sur la femme aimée par le poète, avant d’aborder l’imaginaire artistique qu’il construit, pour terminer ensuite sur sa quête d’ailleurs.
I. La femme aimée
Dans ce poème, l’idéal baudelairien est caractérisé par la femme aimée. En effet, cette invitation au voyage est avant tout une invitation amoureuse. La première strophe est un appel en même temps qu’une invocation. C’est une apostrophe adressée à une femme désignée par deux vocables, « Mon enfant, ma sœur ». Sa femme bien aimée est une sœur d’élection pour le poète. En effet, il semble élever la femme de son état infantile à celui de complice par le seul fait de l’avoir élue. Il la désigne avec tendresse et dans la première strophe la considère comme une personne fragile, à protéger. La première et la deuxième personne s’alternent “mon” “ma “ “te” “mon”, le tutoiement renforce l’intimité des deux personnages.
De plus, le mot invitation vient du latin invitare , qui hérite lui-même du radical sanscrit “vi” qui signifie aimer , le poète invite sa compagne par les formules à impératif, « Songe » et “vois”. Le poète insiste sur cet amour à travers l’anaphore du verbe « aimer » : « Aimer à loisir/Aimer et mourir » (v. 4-5) et par la présence de rimes féminines “ensemble, ressemble” “charmes, larmes” qui embrassent les rimes masculines dans tout le poème.
En outre, la fin de la première strophe suggère de « traîtres yeux » et des « larmes » qui ont charmé le poète. Baudelaire est devenu amoureux d’un regard embué par les larmes, larmes d’émotion et de bonheur. La femme aimée apparaît mystérieuse - "charmes si mystérieux" - dangereusement fascinante, insaisissable, exigeante - "pour assouvir". En effet, l'idéal baudelairien est marqué aussi par un sentiment d'ineffabilité. Enfin, cette idéalisation est renforcée par les hyperboles et les superlatifs : « Si mystérieux » (v. 10), « Les plus rares fleurs » (v. 18), « tout » (v. 13, 24, 27, 41).
II. L’imaginaire artistique construit
La femme aimée permet le voyage, le pays devient une métaphore de la femme aimée visible par la correspondance entre son regard et le paysage qui se poursuit tout au long du texte : “ le pays qui te ressemble” fonde une métaphore qui est filée ensuite, la femme aimée est comme un pays, ses yeux sont comme des soleils ou des ciels. Il y a presque confusion entre le paysage et la femme aimée qui sont caractérisés tous les deux par la lumière et l'eau : "le soleil brouillé mouillé" / "traite yeux brillants à travers leurs larmes". Par ces oxymores et par l'absence de contrainte exprimée par « à loisir », ainsi que le lien très fort avec 'mourir” le poète renforce l'irréalité de ce lieu.
En outre, le pluriel “ciels” au vers 8 est un terme employé en langage technique en peinture , cette vision de la peinture brouillé par les larmes fait référence à la méthode de la peinture impressionniste, qui représente une réalité déformée par le point de vue subjectif du peintre; le verbe “voir“ à l'impératif construit description frappante et animée, renforcé par les pronoms démonstratifs. Ces deux strophes ont en commun une entrée en léthargie. L’abondance des voyelles créent un effet de lenteur, d’assourdissement. En effet, les éléments du décor sont de plus en plus abstraits et élèves: “meubles”, "chambre", “fleur”, “ odeur”, “ âme" ainsi le poème semble suivre la fuite d’une fumée qui s'élève.
III. La quête d'ailleurs
Pour Baudelaire, l'élévation est une caractéristique de l'idéal. Cet idéal est avant tout marqué par les synesthésies et correspondances : « Les plus rares fleurs/Mêlant leurs odeurs/Aux vagues senteurs de l’ambre » (v. 18 à 20), « Les soleils couchants/Revêtent les champs/Les canaux, la ville entière/D’hyacinthe et d’or » v. 35 à 38.
En effet les sens, spécialement les perceptions olfactives sont récurrentes dans les voyages imaginaires qui pour Baudelaire constituent des tentatives d’évasion. Cette invitation au voyage évoque un ailleurs qui s’oppose à l’ici et au maintenant. “là-bas” avec le démonstratif “ces ciels“ semble montrer du doigt non pas ce pays lui-même, mais sa lointaine direction. On retrouve aussi le champ lexical de l’exotisme et de la rareté : « ambre, rares fleurs, miroirs, orientals ». Le superlatif « les plus rares fleurs » évoque le caractère unique du lieu. Cette volonté d’aller toujours au delà se trouve dans l'énumération : “les champs” “les canaux" “la ville entière". Cet élargissement se poursuit jusqu’au “monde” lui-même. Le premier sizain développe un ailleurs purement géographique, avec un embarquement progressif.
Toutefois le poète aborde aussi l'évasion du temps lui même: il emploie de l’infinitif, “dormir” “ assouvir” : mode intemporel par excellence , les enjambements et les allitération en “i” qui prolongent la phrase ainsi le temps semble s'étendre créant un effet de longueur. En effet, dans ce poème l’exotisme est à la fois spatial et temporel.
Conclusion
L’invitation au voyage est à la fois une invitation qui s’adresse à la personne aimée et un désir de voyage, désir d’ailleurs: géographique, temporel. Baudelaire, à travers ce poème, essaye de représenter un idéal indicible, pour fuir l’ici et maintenant, source de souffrance pour le poète. Le tableau “Luxe, calme et volupté" est une huile sur toile réalisée par le peintre Henri Matisse, précurseur du fauvisme, en 1904. Ce dernier est une représentation du rêve de Baudelaire, un voyage vers l'Idéal.