De prime abord, la liberté peut se définir comme la volonté de faire ce que je veux indépendamment des circonstances extérieures. De ce point de vue, elle ne peut s’acquérir, s’apprendre, puisqu’elle est affaire de pure volonté et repose sur l’expression du désir de chacun qui par définition ne s’enseigne pas, étant particulier.
Pourtant une volonté qui s’exerce sans contrainte ne se contredit-elle pas elle-même ? L’homme qui agit par impulsion, sous l’emprise de ses passions, est-il libre de ses agissements ? Peut-il se reconnaître dans les conséquences de son action et agir en connaissance de cause ? En somme, est-il libre au sens de responsable ? La responsabilité suppose le recours à la raison par laquelle l’homme pourra délibérer avant d’agir et par conséquent se reconnaître dans le développement temporel de ce qu’il fait. Or la raison n’est pas innée en l’homme. Elle existe certes, mais en puissance et doit s’exercer pour pouvoir s’actualiser. De ce point de vue les lois sociales qui sont rationnelles et universelles ne guident-elles pas les hommes quant à l’usage qu’ils doivent faire de leur raison afin de devenir responsables ?
Pourtant les lois étant extérieures à l’homme, ne l’empêchent-elles pas de devenir pleinement autonome, pleinement majeur ? Ne l’infantilisent-elles pas d’une certaine façon en lui proposant une autorité extérieure ? Enfin si l’usage de la raison s’apprend, ne faut-il pas supposer que l’apprentissage relève aussi d’un choix, d’une volonté première qui ne peut elle-même s’enseigner ? Dans ce dernier cas, l’homme n’est-il pas toujours libre et responsable de ce qu’il choisit, libre de s’aliéner en ne faisant pas usage de la raison ?
I. La liberté, par nature, ne requiert pas d'apprentissage
Si être libre c’est agir sans contrainte en suivant les seules impulsions de ma nature ou de mes tendances, alors l’usage de la liberté ne requiert aucun apprentissage préalable.
La liberté est affaire de pure volonté diront certains. Il suffit d’agir comme nous le souhaitons, c’est-à-dire de façon spontanée, sans se conformer aux règles extérieures qui nous briment et nous entravent pour être vraiment libres. Telle est notamment l’affirmation de Calliclès dans le Gorgias. Pour lui l’acte libre consiste à satisfaire toutes ses passions, à réaliser sa nature spontanée sans tenir compte des lois (nomos) qui sont conventionnelles et arbitraires autrement dit inventées par les hommes. L’homme libre est donc celui qui a le courage de donner entière satisfaction à ses passions sans se soumettre aux brimades de la justice et de la tempérance qui l’autocensure. Ce que condamne Calliclès, ce sont donc les actions raisonnables réalisées au nom de valeurs soi-disant supérieures qui ne font que condamner les valeurs authentiques, celles de la nature, de la « phusis » qui correspondent aux valeurs spontanées des êtres vivants. Ainsi les actions raisonnables sont-elles accomplies par des lâches, par ceux qui habités par le ressentiment sont incapables d’assumer leur spontanéité. Ainsi l’homme vraiment libre est-il celui qui est capable de s’affranchir des valeurs de la foule qui sont des valeurs rassurantes pour agir conformément à sa spontanéité. Nous pouvons reconnaître dans cette théorie les affirmations de Nietzsche pour qui les actions raisonnables fondées sur la morale judéo-chrétienne sont des actions d’esclaves, enfermés dans leur morbidité et incapables d’assumer l’existence authentique.
Être libre consisterait donc à agir sans contrainte en suivant les seules tendances de sa nature. De ce point de vue aucun apprentissage ne serait requis, car les élans spontanés faisant partie de mes tendances naturelles ne peuvent s’enseigner. Par ailleurs ces tendances étant associées à chaque individu ne peuvent se transmettre puisqu’elles sont particulières et que seule une expérience commune peut être dispensée par le biais de l’apprentissage.
II. Mais sans apprentissage, notre liberté en tant qu'êtres de raison est menacée
Pourtant, si ces actions spontanées nous libèrent des contraintes extérieures, la liberté n’est-elle pas alors prisonnière de contraintes internes comme celles qui viennent de ses passions ?
La liberté qui fait usage de la raison doit s’enseigner. La volonté libre implique quelque chose de plus que la simple faculté d’agir sans contrainte extérieure. Il y a quelques ambiguïtés, en effet, à définir la liberté comme le pouvoir de faire ce que l’on veut, car la volonté peut recouvrir simplement le caprice ou la passion, c’est-à-dire la spontanéité irréfléchie de l’enfant ou de l’homme esclave de ses désirs. Or ce n’est pas là ce qu’on appelle proprement vouloir ou choisir, car la liberté désigne une activité réfléchie et maîtresse d’elle-même. Une action spontanée, mue par des mobiles, c’est-à-dire par le corps de nos passions, peut en effet entraîner l’homme passionné à devenir étranger à lui même car il peut regretter l’action qu’il a pourtant réalisée. Or le regret est l’expression d’une étrangeté, car l’homme ne se reconnaît pas, ne reconnaît pas sa volonté, dans l’action accomplie. Ainsi devient-il aliéné à lui-même et à sa propre décision.
Pour être vraiment libre, la volonté doit donc assumer son propre choix, mais également les implications que celui-ci peut développer. Or pour reconnaître comme siens les résultats enchaînés de son action, l’homme doit avant même de s’engager, faire usage de sa raison pour analyser les répercussions de sa décision et connaître les lois rationnelles et universelles qui régissent le monde extérieur. Or la raison n’est pas innée en l’homme. Certes tous les hommes possèdent la raison en puissance, mais celle-ci doit se développer, se cultiver grâce à l’apprentissage pour devenir véritablement efficiente. Ainsi si la liberté suppose l’usage de la raison et que la raison s’affermit avec l’apprentissage, il faut donc apprendre à être libre.
Par ailleurs, si être libre suppose la connaissance des lois naturelles et sociales qui structurent la réalité et nous permettent d’agir en connaissance de cause, alors la liberté s’apprend. Si l’homme cherche à assouvir ses désirs sans tenir compte des lois qui donnent une structure rationnelle à son environnement naturel et collectif alors il sera aliéné. Admettons par exemple qu’un homme désire voler comme un oiseau alors qu’il ne connaît pas les lois de la pesanteur. Il tombera inexorablement dans le vide sans l’avoir pourtant voulu. S’il avait tenu compte des lois en écoutant sa raison alors il aurait pu réaliser son rêve en se munissant d’un parachute. Connaissant les lois naturelles, qui offrent des structures stables, des cadres, des points de repère sur l’environnement l’homme peut alors être pleinement libre, car il assume les conséquences de son choix comme étant le produit de sa volonté. Or cette connaissance relève d’un savoir qui se transmet et non d’une disposition instinctive.
III. Surtout, en société, la liberté est garantie par l'apprentissage, et en est même son moteur
De même dans le cadre d’une collectivité, l’homme qui veut être libre doit obéir à la loi qui représente les cadres rationnels et raisonnables à l’intérieur desquels la volonté libre peut s’exercer et s’éduquer en suivant la voie de la raison. En cadrant et en limitant l’expression désordonnée, de la liberté spontanée, la loi universelle et rationnelle, empêche certains hommes d’être aliénés à eux-mêmes, de subir l’emprise de leurs passions en les engageant à suivre la voix de la raison incarnée par la loi. Par ailleurs elle garantit la liberté d’autrui sans laquelle je ne pourrais reconnaître la mienne. Enfin elle apprend à l’homme à se soumettre à sa propre raison, car obéir à une loi rationnelle et universelle ce n’est autre chose qu’obéir à soi-même.
Si la liberté sociale s’impose encore à nous comme une contrainte qui limite notre pouvoir de volonté, si elle fait violence à notre nature en lui imposant une autorité extérieure répressive, sans doute est-ce parce que les individus n’ont pas encore l’aptitude de raisonner et de juger librement en toutes circonstances. Il faut donc que la liberté s’éduque, il faut lui montrer la voie de la raison en instaurant des lois rationnelles qui puissent la diriger et lui servir de modèle.
Pourtant si l’autorité de l’État garantit les libertés individuelles, ne présente-t-elle pas aussi une autorité tutélaire, presque paternelle qui infantilise les hommes, les assiste et les empêche ainsi de devenir « majeurs » (Kant : Qu’est-ce que les lumières ?) ? Autrement dit, si la loi présente le devoir que l’homme doit s’imposer à lui-même pour être vraiment libre, la forme extérieure qu’elle prend ne l’empêche-t-il pas d’intégrer la loi et de la faire vraiment sienne ? L’apprentissage suppose une volonté, un choix antérieur qui lui-même ne peut s’apprendre. La liberté doit avoir recours à la raison pour s’affirmer comme telle. Or suivre la voie de la raison suppose un apprentissage préalable. Pourtant qu’en est-il de l’apprentissage lui-même, s’effectue-t-il de façon purement automatique ou bien relève-t-il d’un choix que l’apprentissage reste impuissant à déterminer et à guider ?
Conclusion
Si l’usage de la raison procédait d’un conditionnement extérieur excluant toute volonté, alors l’homme ne serait plus libre. Il serait simplement conditionné à agir de telle ou telle manière. L’apprentissage de la raison est donc le résultat d’un choix libre du sujet antérieur à toute connaissance et à tout apprentissage. Comme nous le montre en effet Paul Ricoeur, la raison en l’homme ne procède pas d’un mécanisme automatique indifférent aux mouvements de notre volonté. C’est elle qui choisit de mettre en action le fonctionnement de la raison et de la diriger dans telle ou telle direction suivant un choix préconscient et transcendant que la raison elle-même reste impuissante à infléchir l’intentionnalité de la conscience chez Husserl.
Ainsi la liberté humaine ne serait-elle pas en son principe le résultat d’un apprentissage. Elle serait bien au contraire le moteur de l’apprentissage, ce qui fait que nous l’acceptons ou le refusons. Elle est le « fiat » fondamental, l’étincelle première sans laquelle la lumière de la raison ne pourrait pas même nous éclairer. L’apprentissage de la liberté paraît ainsi nécessaire, mais sans la volonté même qui nous prédispose à l’accepter ou à le refuser, la liberté ne serait rien.