Le zèle avec lequel les hommes se sont battus en 1789 pour obtenir la liberté, l'égalité et la fraternité tend a prouver que la liberté reste le plus vieux rêve de l'humanité. Il semble donc étonnant de prime abord de s'interroger : peut-on avoir peur d'être libre ?
Pour le "on", on voit que ce sujet a une valeur impersonnelle, donc universelle; il s'agit de réfléchir au rapport de tout homme en général a la liberté. Le verbe de modalité "pouvoir" est à entendre au sens de la possibilité : peut-il arriver que l'homme ait peur de cette liberté qu'il semble pourtant chérir ? Il s'agira, entre autres, de rechercher les motifs de cette peur étrange (pourquoi l'homme a t-il peur d'être libre), peur qui peut être définie comme un sentiment pénible voire douloureux qui nous amène à nous détourner d'un objet, à l fuir, comme si nous pressentions un danger, quelque chose de mauvais, nuisible pour nous. Ce danger serait lié à la liberté qu'on peut définir, au sens premier, comme absence de contraintes, assouvissement de tous nos désirs. Cependant, cette liberté a des limites : le risque d'immoralité, le non-respect d'autrui... Il existe donc une liberté plus raisonnable qui prend en compte la responsabilité de nos actes et de nos choix.
Dans une première partie, nous verrons que dans la mesure où la liberté, loin de faire peur à l'homme, l'attire, car elle est garantie de plaisir et d'indépendance. Dans une deuxième partie, on s'apercevra toutefois que ce déploiement de la liberté peut avoir des conséquences néfastes qui amènent l'homme au sentiment de la peur (immoralité - anarchie...). Finalement, on essaiera de montrer qu'il faut dépasser ce sentiment de peur, en ayant le courage de porter le poids de la responsabilité qui implique une liberté raisonnable.
I. La liberté, garantie de plaisir et d'indépendance
D'un point de vue politique et historique, on constate le nombre important des révolutions où les hommes ont exprimé leur désir de liberté. Ils ont, en l’occurrence, plutôt peur de l'esclavage ou de l'assujettissement à un tyran. C'est ce qu'exprime Jean Jacques Rousseau ( Du contrat Social : "L'homme est né libre et partout il est dans les fers.") Cela servira de fondement aux principes de la Révolution française, dont la devise républicaine "Liberté - Égalité - Fraternité" en est l'illustration la plus connue. En ce sens, la liberté représente une aspiration naturelle (un droit) et comme telle légitime.
Au sens premier, la liberté est aussi un gage de plaisir. Le marquis de Sade l'a formulé de la façon suivante (cf : La philosophie dans le boudoir) : la nature est liberté et exige la jouissance; il est donc naturel de se libérer des entraves de la société pour jouir en toute liberté de ces plaisirs. Ce postulat hédoniste transforme du même coup le bonheur en recherche effrénée de la jouissance.
Cela dit, cette nature-là est une force créatrice maléfique qui pousse au sadisme : à travers la recherche du plaisir, on trouve le fait d'infliger à autrui de la souffrance, car cette dernière est délectable selon Sade (cf : Justine ou les malheurs de la vertu). Il s'agit donc d'une liberté immorale qui peut nous faire peur.
I. Mais la liberté peut amener à la peur
Dans la mesure où l'on peut considérer que chaque homme possède un "germe de moralité", il est possible d'affirmer que le sadique est un monstre, un être contre nature. Selon Kant, l'homme dispose d'une conscience morale, comme un juge intérieur qui censure nos volontés mauvaises. Mais cette restriction peut sans doute être vue comme un acquis tardif : pour Freud, en effet, l'essentiel de nos pulsions inconscientes est animé par un principe d'agressivité foncière, que seule la société tend à réprimer par l'éducation. Le Surmoi représente ainsi l'instance morale intériorisée par l'individu. Nous pouvons donc légitimement avoir peur de cette part obscure en nous-mêmes et qui semble parfois nous manipuler (cf : Jekyll et Hyde).
De plus, cet irrespect d'autrui peut, à lui seul, impliquer une certaine peur. Là encore, la réflexion de Kant (cf : Fondements de la Métaphysique des moeurs) est capitale en ce qu'elle énonce que nous ne pouvons disposer d'autrui comme d'une chose. Au contraire, tout homme est une personne morale, c'est-à-dire un être digne de respect; il faut le considérer comme une fin en soi, et non comme un moyen. C'est ce que Sade notamment nie en traitant les êtres comme de purs instruments de plaisir, parfois au mépris de leur intimité et de leur intégrité.
De même, nous pouvons entrevoir avec crainte l'idée d'un total désordre social. Même si Sade est un républicain, il prône le désordre moral, autorisant les citoyens à commettre les pires forfaits (adultère, viol, inceste...), au risque de faire retomber le genre humain dans un état voisin de la guerre perpétuelle par Hobbes à propos de l'état de nature. Autrement dit, dans un état de nature sans pouvoir commun, on doit craindre une prolifération de la brutalité sous toutes ses formes, et, du même coup, une stérilité des relations humaines (cf : Léviathan, chapitre 13). D'où la nécessité de concevoir une liberté raisonnable qui ne fasse pas place aux désirs débridés.
III. La liberté est justement la capacité à dépasser nos peurs
Cette liberté implique la prise en compte d'autrui comme personne morale, mais aussi et surtout la réflexion préalable au choix - cf : Descartes, Méditations Métaphysiques, Méd.4 : le libre arbitre est l'alliance de deux facultés : la volonté et l'entendement. En d'autres termes, la lumière de la raison doit toujours éclairer mon choix (à savoir l'exercice de ma volonté).
Mais n'est-il pas angoissant d'avoir à se déterminer de manière raisonnable ? Angoissant d'avoir à prendre une décision de façon autonome ? Kant, dans Qu'est-ce que les Lumières ? constate qu'une majorité d'hommes a peur de la liberté, peur de devenir "majeur" (se servir de son propre entendement). Les hommes préfèrent demeurer sous tutelle.
Il y a aussi la peur de la responsabilité, la nécessité de devoir rendre des comptes, de répondre de ses actes. Sartre explique que la condition de l'homme sans Dieu est difficile, parce qu'on ne peut plus se justifier en invoquant une certaine nature humaine. On est délaissé, seul face à nos décisions et à nos actes. Finalement, même l'athéisme ne nous met pas à l'abri d'une peur de la responsabilité. Au contraire il s'agit de se forger une éthique : l'éthique de la responsabilité.
Conclusion
Face au sujet "Peut-on avoir peur d'être libre ?", nous avons commencé par examiner une liberté absolue et hédoniste qui, loin de faire peur à l'homme, l'attire. Ensuite, mesurant les limites de cette liberté, nous avons vu qu'il était légitime d'en avoir peur. De là, la nécessité de concevoir une liberté raisonnable qui peut également nous faire peur de la responsabilité qu'elle implique.
Nous répondons finalement de manière affirmative à l'interrogation initiale : oui, on peut avoir peur d'être libre, et cette peur, plus que légitime, est nécessaire et souhaitable, car elle prouve notre lucidité face à nos choix. Avoir peur, c'est aussi prouver qu'on a conscience du caractère universel de notre responsabilité.