Introduction
La vie antérieure est un extrait du recueil Les Fleurs du mal dans le section "Spleen et Idéal" écrit en 1857 par Charles Baudelaire. Ce dernier est sans cesse accablé par la vie qui le retient dans la banalité alors que son esprit aspire à l'Idéal. Dans les Fleurs du mal, le poète évoque cette opposition entre son esprit et sa vie et dans La vie antérieure, il évoque sa vision joyeuse de l'Idéal qui aboutit finalement à l'incontournable Spleen. Cette vision se traduit par un paysage où couleurs, sons et odeurs fusionnent, créant une atmosphère propice au rêve. Ce poème comme toute la section "Spleen et Idéal" est de la poésie lyrique.
Baudelaire est un poète romantique qui croit en la métempsycose. L'âme, transmigrant dans des corps successivement, aurait vécu plusieurs vies. Et il serait possible de garder quelques souvenirs de nos vies précédentes et c’est de ces souvenirs que traite La vie antérieure.
Structure du poème
Le locuteur de ce poème est interne. Le poème commence par le pronom sujet "je" (premier vers) au premier vers et se termine dans le dernier vers par la présence de "me" (quatorzième vers). Entre ces deux pronoms, on trouve "mes" (huitième vers), pronom possessif, un autre "je" (neuvième vers) et un premier "me"(douzième vers). Ainsi la présence du locuteur interne est constante et marqué.
Ce poème est un sonnet. Cependant l’alternance des rimes pour les deux tercets n’est pas correcte. En effet, la règle demande que l’alternance des rimes pour les tercets soit composée de deux plates suivies de quatre croisées. Dans ce poème, les tercets sont composés de quatre embrassées et de deux plates. Les vers sont de parfaits alexandrins. Baudelaire pratique l’alternance et l’étendue irrégulières des rimes. En effet, les féminines sont presque aussi nombreuses que les masculines et on y trouve quelques rimes pauvres (pour le deuxième, troisième, cinquième et huitième vers), plusieurs riches (premier, quatrième, sixième, septième, neuvième, dixième, onzième et douzième vers) et peu de suffisantes (treizième et quatorzième vers).
Ce poème est partagé en trois parties. Dans la première partie (les deux quatrains), tout est harmonieux et Baudelaire y expose un paysage coloré. La deuxième partie (le premier tercet et le premier vers du deuxième tercet) parle du bonheur du locuteur. Et enfin dans la troisième (les deux derniers vers du deuxième tercet), intervient un changement d’atmosphère. Ce changement, c’est l’apparition d’un malaise et de l’inexplicable. Les deux premières parties correspondent à l'Idéal et la dernière correspond au Spleen.
Analyse linéaire
Les deux quatrains
Le premier quatrain donne une impression de grandeur avec les adjectifs "vastes" (premier vers) et "grands" (troisième vers). L’adjectif "majestueux"(troisième vers) crée également une impression d’ampleur, de royauté. Le locuteur doit être une personne importante et riche. Le passé simple "j'ai habité" (premier vers) indique dés le début que le poème est raconté sur le mode de la réminiscence, du souvenir. Les mots "portiques" (premier vers) et "piliers" (troisième vers) font penser au monde antique romain, grec ou oriental. Les bâtiments publics étaient bordés de longs et larges portiques parfois à étages qui procuraient de l’ombre.
Après cette dilatation de l’espace apparaît dans ce même quatrain, la dilatation du temps. Cette dilatation temporel s’explique par l’adverbe "longtemps"(premier vers) et le groupe nominal "soleils marins" (deuxième vers) et du verbe "teignaient" (deuxième vers). L’adverbe nous montre que la durée de la vie antérieure (introduisant ici l’idée de la métempsycose) n’est pas mesurable d’après la mesure humaine du temps. Le groupe nominal ("soleils" au pluriel) et le verbe à l’imparfait (marquant la durée et la répétition) nous évoquent l'idée de l'éternel renouvellement de ces journées lumineuses.
Dans ces trois premiers vers, Baudelaire nous décrit un paysage démesuré et de rêve où la perfection des constructions ("grands piliers, droits et majestueux" et "vastes portiques") décrite impose émerveillement. Interviennent ensuite une comparaison et une opposition entre les trois "grands piliers, droits et majestueux" et les "grottes basaltiques". La grotte est un lieu de naissance dans les mythologies et est un contenant représentant le ventre maternel. Ce lieu de naissance nous refait penser à la métempsycose. Le basalte est une roche volcanique de couleur sombre. Ce dernier vers s’oppose donc totalement aux sensations exprimées dans les trois premiers où le locuteur évoquait la lumière (vastes portiques, soleils, feux, grands piliers). Ici la pénombre règne avec le mot "soir" qui est mis entre virgules pour être mis en évidence et le groupe de mots "les grottes basaltiques". Le sens de la vue y est développé.
Ce quatrain fait également surgir deux éléments chers à Baudelaire. Ces deux éléments sont ceux de la mer ("marins") et de la lumière ("soleils" et "feux"). Or ces deux éléments sont à nouveau opposés (l’eau et le feu).
Le deuxième quatrain prolonge et élargit les thèmes marins et solaires observés dans le premier,et accentue l’aisance et l’importance du locuteur avec l'adjectif "riche"(septième vers). Dans ce quatrain, apparaît deux nouveaux thèmes importants. Ce sont ceux de la musique et de la couleur. Celles-ci sont liées. Le lien entre les deux thèmes est la beauté. L’une est visuelle (la couleur) et l’autre est auditive (la musique). On mentionne également dans le poème que la musique et la couleur sont mêlées d’une façon solennelle et mystique.
Dans les deux quatrains plane une atmosphère de rêve. La présence humaine y est imaginaire et non physique, rien ne paraît dans des proportions normales, la démesure est à la fois temporelle et spatiale. Baudelaire nous a décrit un monde à la fois exotique et antique. Ce monde est en parfaite harmonie avec les éléments. A la fin des deux quatrains, le poème ressemble à un tableau où tout se mélange, où l'ouïe et la vision fusionnent.
Les deux tercets
Les deux quatrains exposent un paysage coloré; quant aux tercets, ils décrivent la scène de vie passée. Dans le premier tercet et le second, la place du locuteur interne est mise au premier plan. Il occupe la position centrale des tercets aussi bien au point de vue naturel ("j’ai vécu…au milieu de l’azur" neuvième et dixième vers) qu’au point de vue humain ("j’ai vécu…au milieu…des esclaves nus" neuvième, dixième et onzième vers). Ce premier vers du premier tercet rappelle le premier vers du premier quatrain. Ce vers évoque les regrets du locuteur pour cette période révolue.
Dans le premier tercet, l’importance du locuteur et sa richesse sont une fois de plus confirmées avec le mot "esclaves". Il faut être riche pour posséder des esclaves. Ce mot fait également penser aux mondes grec, romain ou oriental où l’esclavage était chose régulière. Cependant les "palmes" (douzième vers) dont se servent les esclaves nus pour rafraîchir le locuteur et le mot "rafraîchissaient"(douzième vers). En effet, s'il a besoin d'être rafraîchit, c'est parce qu'il fait chaud, ce qui sous entend que la région où habite le locuteur doit se trouver dans un pays à climat chaud. Le thème de la mer apparaît également une fois de plus dans le poème.
Dans le dernier et second tercet et plus précisément dans les deux derniers vers intervient un changement. Ce changement, c’est l’apparition d’un malaise et de l’inexplicable, le retour du Spleen. Le locuteur souffre de connaître un secret dont le poème n'éclaire pas sur le contenu, mais sur les effets. En effet, c'est un secret "douloureux" (quatorzième vers); qui fait languir (quatorzième vers) le locuteur, qui stérilise son désir. Le locuteur possède tout. Il est riche, important, habite une magnifique région et pourtant il est triste. Cette tristesse est due à un secret douloureux qui le fait languir. Le mot "languir" annonce le dépérissement du locuteur. Malheureusement, Baudelaire ne nous donne pas d’information sur ce secret. Chacun doit interpréter ce secret par soi-même. Pour les uns, c'est l’amour, pour d’autres, la vieillesse, la hantise de la mort.
Commentaire
a) Le bonheur n'est qu'éphémère
Le spleen apparaît dans ce poème et menace le bonheur du locuteur, menace son Idéal. Cela montre qu'il y a une permanence du spleen mais pas du bonheur, qui n'est qu'éphémère. L'auteur démontre ici que le spleen arrive à s'installer alors que l'individu se trouve dans un lieu paradisiaque et donc que personne n'est à l'abri du Spleen. En effet, ce poème nous démontre que même si lorsque l'on jouit du plaisir des sens, la douleur s'estompe; quand la lassitude s'installe, le spleen revient. Le Spleen renvoie à une mélancolie rappelant le mal du siècle, mais pour Baudelaire le Spleen désigne également et essentiellement un ennui absolu. L'Idéal, c'est l'aspiration vers la perfection, vers le monde des Idées où toute contrainte est effacée. Baudelaire est considère comme le poète par excellence du Spleen.
b) L'ennui, réel ennemi du poète
Dans ce poème, la nostalgie est au cœur du bonheur ce qui est une dissonance typiquement baudelairienne. Les idées d'Idéal et de Spleen sont au centre du poème. Ce poème est basé autour de ceux-ci. Le Spleen est bien souvent mêlé à une inquiétude permanente, une douleur existentielle de l’âme. Dans ce poème cette inquiétude ou cette douleur, c'est le secret qui fait languir le locuteur. Le spleen rend compte d’un sentiment d’inadéquation à soi et au monde. C'est également un mal universel lié à la condition humaine du mortel que rien ne vient soulager. Ce n’est pas la mort. D’ailleurs, ce n’est pas la mort qui angoisse le poète, mais, la vie même. La souffrance, l’espoir brisé, le remords, l’ennui, autant de tortures pour l’âme. L’Ennui est le réel ennemi du poète. Il reste douloureux parce qu’il est, contrairement à la mort, soumis au Temps, monstre avec qui la bataille est inégale. L’instant présent préfigure, dès sa naissance, l’idée même de son évanescence.
c) L'idéal, pour échapper au spleen
Cette fuite du temps n’amène pas chez Baudelaire une volonté profonde de jouir du présent mais plutôt une révolte et un désespoir. Le poète s'invente un monde, un Idéal pour échapper au Spleen. Ce monde, il le perçoit comme un endroit idyllique, en totale opposition avec la réalité. Cet idéal est l’unique objet de son désir. Contrairement au spleen qui s’éprouve physiquement et matériellement, l’idéal reste du domaine du rêve, de l’imaginaire et parfois de la mémoire. Ce monde paraît irréel et inaccessible. Dans ce poème, reste un espace de lutte et de résistance au spleen dans lequel le poète tente une ascension vers l’idéal. L'une des grande originalité de ce poème, c'est de concilier ces deux idées en une présentation picturale d'un environnement de rêve. Le locuteur habite dans une région exotique, orientale et magnifique pour essayer d'atteindre un Idéal et oublier le Spleen. Malheureusement, c'est un remède provisoire et éphémère pour le locuteur. Le poème La vie antérieure est donc construit à partir de ces deux idées qui pourtant s'opposent complètement. On essaie d'en atteindre un pour finalement et irrévocablement tomber dans l'autre.