Si l’on définit simplement la justice comme conformité au droit, et si l’on ne prend en considération que le droit positif, alors la justice peut être inégalitaire, au sens où certaines lois positives opèrent ou ont opéré des discriminations. Des lois racistes ou antisémites ont ainsi été promulguées dans l’histoire. Mais ces lois ont pu, historiquement d’ailleurs, être combattues et remises en question au nom d’une exigence et d’un idéal de justice.
Il importe donc ici de dépasser le point de vue historique pour interroger l’idée même de justice. La question est de savoir si la justice implique nécessairement, et dans sa notion même, le principe d’égalité. Il convient donc de mettre en évidence la possibilité de ce lien, mais aussi d’interroger ce principe d’égalité: celle-ci doit-elle toujours être comprise en un sens strict (le même pour tous)? Ou faut-il concevoir une égalité proportionnelle? On parle en effet parfois de « juste proportion ». Si tel est le cas, encore faut-il examiner la pertinence et les limites du champ d’action de cette égalité proportionnelle.
I. Oui, la justice suppose l’égalité
A- La justice se caractérise par une exigence d’égalité
L’exigence d’égalité impliquée par la justice apparaît aussi bien du point de vue de la justice légale que de celui de la justice morale. Certes, ces deux domaines de la justice ne se recoupent pas totalement. Dans les deux cas, la justice implique l’idée de conformité à une règle ou à une loi; mais la justice morale est plus exigeante non seulement parce que son champ d’extension est plus important, mais encore parce qu’elle ne se contente pas de la conformité extérieure de l’action. Elle demande encore la pureté de l’intention qui y préside.
Néanmoins, dans les deux cas, l’exigence d’égalité transparaît avec la même intensité: un précepte moral affirme en effet que l’on doit traiter autrui « comme soi-même ». Par ailleurs, les multiples luttes menées contre les discriminations politiques trahissent l’exigence d’égalité impliquée dans l’exigence de justice. Cette exigence d’égalité peut notamment se lire dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793, ou l’égalité est posée comme principe premier, avant même la liberté.
B- L’universalité de la loi
En outre, l’idée même de loi suppose l’universalité, et donc, en un sens, l’égalité. L’utilisation du terme de « loi », dans le domaine juridique et politique, sous-entend une référence au modèle de la loi naturelle, universelle et nécessaire. Si donc la justice désigne la conformité aux lois, celles-ci doivent être les mêmes pour tous, et la justice apparaît ainsi comme étant fondamentalement égalitaire. La justice suppose donc l’égalité, dans la mesure où les lois doivent s’appliquer de la même manière à tous les citoyens.
Ainsi, la justice comme revendication semble se caractériser par une exigence d’égalité que l’on peut voir à l’œuvre jusque dans la définition même de la justice comme conformité aux lois. Reste à caractériser cette égalité revendiquée: la justice exige-t-elle toujours une égalité stricte entre les hommes?
II. Non, la justice ne suppose pas nécessairement l’égalité stricte
A- L’équité comme correctif de l’égalité stricte
La justice ne désigne pas seulement une idée, mais encore des institutions qui « rendent justice » en appliquant le droit. Or, si le droit et la loi se caractérisent par une égalité stricte, le juge est à même d’interpréter la loi dans son application. Il lui faut en effet résoudre la tension qui existe entre une loi toujours marquée par sa généralité et son application à un cas particulier. Or, il semble que le respect strict d’une égalité stricte peut s’avérer totalement injuste: comme le remarque Cicéron dans le Traité des devoirs, le « droit absolu » peut être la source d’une « injustice absolue », dans la mesure où l’application à la lettre de la loi peut conduire à en nier radicalement l’esprit. Le juge doit faire preuve d’équité, et notamment prendre en considération les circonstances particulières d’une infraction. Autrement dit, le fait de rendre justice implique parfois la correction de l’universalité de la loi. En d’autres termes encore, l’équité comme vertu de justice suppose que l’on module dans certains cas l’égalité stricte de la loi. Et ce qui est en cause dans l’égalité stricte, c’est l’indifférence inique qu’elle peut manifester face à la particularité d’un cas.
B- Justice corrective et justice distributive: les deux types d’égalité
Ainsi, l’égalité stricte est parfois en contradiction avec l’exigence de justice. Faut-il en conclure que l’égalité n’est pas le principe même de la justice? Il importe ici de nuancer notre propos et de distinguer deux types d’égalité. Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, distingue ainsi entre égalité arithmétique et égalité géométrique.
L’égalité arithmétique désigne l’égalité stricte; et pour Aristote, c’est ce type d’égalité qui est à l’œuvre dans la justice corrective qui régit les échanges. Autrement dit, un contrat justement établi suppose une égalité stricte entre les contractants. L’égalité géométrique est une égalité proportionnelle, une égalité de rapports, qui est à l’œuvre dans ce qu’Aristote nomme la « justice distributive ». Cette justice distributive concerne l’organisation de la société: elle vise une juste distribution des charges et des honneurs en fonction du mérité. Autrement dit, ici, c’est une inégalité apparente qui est légitimée: devant deux citoyens inégaux en mérite, c’est cette même inégalité qui est respectée dans la distribution des honneurs. Mais à travers cette inégalité, c’est une égalité de rapport qui est visée.
Ainsi, et indépendamment de la façon dont Aristote délimite les domaines respectifs de ces deux types d’égalité, l’idée même d’égalité géométrique semble remettre en question la prétention de l’égalité stricte à valoir comme principe suprême de la justice. Et de fait, ce principe de l’égalité géométrique est à l’œuvre dans nos sociétés: le calcul de l’impôt, par exemple, est proportionnel aux revenus. Dans ce domaine, une égalité stricte, indépendante des ressources propres à chacun, s’avèrerait fondamentalement injuste.
Ainsi, si la justice suppose l’égalité, on ne peut s’arrêter à la seule égalité stricte. Non seulement parce l’universalité de la loi doit parfois être corrigée dans les décisions de justice, mais encore parce que certains domaines semblent exiger une égalité géométrique. Reste à se demander quels sont les domaines légitimement concernés par l’égalité géométrique: peut-on ainsi justifier des inégalités sociales et politiques au nom d’inégalités naturelles entre les hommes?
III. La justice implique fondamentalement le principe de l’égale liberté des hommes
A- L’insuffisance d’une définition formelle de la justice
Peut-on se contenter de distinguer les deux types d’égalité? Il s’agit ici de fonder l’égalité naturelle entre les hommes afin d’empêcher tout favoritisme et toute domination injuste. Or, dans cette perspective, on peut constater que le principe d’égalité est tout autant à l’œuvre dans la justice distributive que dans la justice corrective. Quelle que soit la façon dont on distribue les honneurs et les charges (selon les mérites, les besoins…), il s’agit toujours de distinguer des catégories dans la population et d’offrir le même traitement aux membres d’une même catégorie. C’est ainsi que Perelman, dans Justice et Raison, définit la justice formelle et affirme que l’égalité est le fond même de cette justice formelle. Mais si cette définition de la justice permet d’éviter une forme d’arbitraire devant la loi, elle ne permet pas, par principe, d’éviter l’arbitraire même de la loi qui distingue des catégories au sein d’une population.
B- L’inégalité naturelle comme argument de perversion de la justice
La question est de savoir si l’on peut concevoir une idée de la justice au sein de laquelle le principe de l’égalité géométrique permettrait de fonder une société fondamentalement inégalitaire. Ou si, au contraire, la justice sociale et politique suppose nécessairement l’égale liberté des hommes.
La distinction de catégories peut conduire à décréter une part de la population comme incapable politiquement. Autrement dit, sous couvert d’égalité géométrique, il semble possible d’instituer légalement l’esclavage. Dans cette perspective, l’idée que les hommes sont par nature inégaux fournit un argument afin d’organiser des rapports de domination au sein d’une société.
C’est ainsi que Calliclès, dans le Gorgias, pose la nature comme principe suprême d’organisation de la justice. Il convient de distinguer entre la justice naturelle et la simple légalité mise en place par les faibles et à leur avantage. Car la nature distingue entre le fort et le faible, et légitime la domination du fort par le faible. Autrement dit, la justice véritable serait dans le respect des catégories dictées par la nature, et donc dans la domination des plus faibles par les plus forts. En d’autres termes encore, la justice, ici, loin de supposer l’égalité entre les hommes, implique au contraire que l’on respecte l’inégalité naturelle qui les distingue.
C- L’égale liberté comme principe fondamental de la justice
Peut-on établir le principe de l’égalité naturelle entre les hommes? Il s’agit ici de fonder ce principe, et non simplement de le « présupposer » dans une définition non interrogée de la justice. La simple référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne suffit pas en effet à fonder philosophiquement ce principe.
Dans cette perspective, on peut, avec Rousseau (Du contrat social), récuser l’idée même d’inégalité naturelle et voir dans cette idée l’injustice suprême. Au principe aristotélicien selon lequel certains hommes ne sont pas libres, Rousseau oppose le principe de l’égale liberté entre les hommes. Ces deux principes sont régis par la loi de l’alternative: la fausseté de l’un implique nécessairement la vérité de l’autre. Or le principe d’Aristote est erroné en ce qu’il confond la cause et l’effet: l’inégalité naturelle est en fait une inégalité sociale conventionnelle établie par la force et camouflée par l’habitude. L’égalité naturelle entre les hommes est donc ici plus qu’une simple « supposition »: elle est véritablement prouvée logiquement, par la loi de l’alternative.
On peut néanmoins dire que la justice « suppose » l’égalité au sens ou l’égalité stricte entre les hommes doit être érigée en principe fondamental de l’organisation des rapports politiques d’un Etat juste. Parallèlement, l’injustice suprême apparaît dans le non-respect de ce principe et dans la perversion de la justice au nom de prétendues inégalités naturelles.
Conclusion
Ainsi, la justice suppose bien l’égalité au sens ou l’on peut établir un lien nécessaire entre justice et égalité. Si l’on considère « formellement » la justice, elle implique toujours un rapport d’égalité, que l’on considère cette égalité comme arithmétique ou proportionnelle. En outre, le juste établissement des rapports politiques et sociaux implique nécessairement et fondamentalement le strict respect de l’égale liberté entre les hommes.
Bibliographie
L'oeil de Caïn : essai sur la justice
Blais, Martin (1924-) / Fides / 1994
Égalité et partialité [Texte imprimé]
Nagel, Thomas (1937-....) / Presses universitaires de France / impr. 1994
Égalité et discriminations [Texte imprimé] : un essai de philosophie politique appliquée
Renaut, Alain (1948-....) / Éditions du Seuil / DL 2007