Explication linéaire de termes ou expressions
Le titre : Zone :
1. cf. le grec "zônè" : la ceinture : image d'une boucle fermée, d'un voyage qui se termine par un retour au point de départ (le matin).
2. terrains vagues qui ceinturaient Paris : évocation de la misère des bidonvilles.
3. zone franche, dans le Jura, à Étival, où Apollinaire séjourna chez des amis : une contrée mal définie, qui n'appartient à aucun pays, dans laquelle on erre.
4 : Allusion à certaines carrosseries imitant la caisse des voitures à cheval ; allure de carrosses ;
6 : Port-Aviation : le Bourget
11-14 : rapprochement possible avec une conversation avec le poète André Billy ; cf. le goût d'Apollinaire pour les policiers (exemple : Fantômas)
25 : glissement de sens : jeune rue : jeunesse et même enfance d'Apollinaire
27 : son ami du collège Saint-Charles ; collaborateur des Soirées de Paris ; allusion à son mysticisme durant l'adolescence.
31-32 : sans doute la rosace de la chapelle du collège ; litanie ; l'éternité de la religion ; potence : la croix.
42-43 : image de l'oeil, du regard qui monte comme le regard de l'oiseau et celui de l'aviateur. En plus : oeil associé à "cristallin" : calembour : crist(allin) : Christ ! On peut lire, en inversant : pupille, oeil du Christ.
46 : Simon mage : Simon le magicien
47 : jeu de mots : voler avec des ailes ; voler en tant que voleur.
49 : Icare : fils de Dédale ; vola avec des ailes fabriquées par son père, mais se noya pour avoir trop approché le soleil. Élie : prophète d'Israël ; enlèvement mystérieux aux cieux ; Apollonius : magicien ou thaumaturge (faiseur de miracles) de la fin du Ier siècle ; il aurait compris le langage des oiseaux. Énoch : personnage biblique.
54 : cortège d'oiseaux ; convocation des oiseaux de partout ; élan de l'univers vers l'immortalité.
56 : ibis : échassier d'Afrique ou d'Amérique ; marabout : grand échassier.
61 : pihis : poissons pi-mus : qui n'ont qu'un oeil (aux yeux accouplés) oiseaux pi-his : qui n'ont qu'une aile (aux ailes accouplées).
64 : ocellé : parsemé d'ocelles (taches arrondies dont le centre et le tour sont de deux couleurs différentes).
65 : phénix : oiseau fabuleux qui, brûlé, renaissait de ses cendres ; sirènes : cf. Ulysse (Charybde et Scylla).
81 : allusion aux menstruations, symbole d'impureté ; un amour saignant (la rupture avec Marie).
89 : enfance à Monaco
94 : poisson se dit "ichtus" en grec : I Ch Th Us : Jésus Christ Fils (uos) de Dieu (théos).
98 : cétoine : insecte coléoptère, aux vives couleurs métalliques.
99 : agate : pierre précieuse. Saint-Vit : église où Apollinaire fut baptisé.
101 : Lazare : aveugle sauvé par le Christ.
102 : quartier juif de Prague ; les souvenirs vont à rebours, comme l'horloge.
104 : Hradchin : château royal qui domine Prague.
113 : l'affaire de la Joconde
117 : allusion à Annie et à Marie.
121 : spectateur étonné de la foi des autres au milieu des malheurs.
125 : Argentine : équivaut au Pérou.
127 : cf. l'édredon rouge, affreux, auquel Apollinaire tenait malgré les moqueries de ses amis, parce qu'il venait de sa mère.
130 : bouge : logement étroit, sale, misérable. Souvenir de ses origines : se mêle à cette population.
137 : une journée écoulée : reste la nuit !
138 : douleur d'amour par rapport à Marie ; mais pas de responsabilité de la femme.
140-143 : pitié même pour les prostituées.
146 : métive : métisse.
148 : seule solution possible : l'alcool.
152 : cf. l'art nègre : Apollinaire est un de ceux qui l'ont fait connaître. Universalité du besoin de croire.
155 : Le soleil est un cou tranché ; ironie du son : "coucou" ! soleil guillotiné ; humanité moderne décapitée. Cf. la première ébauche : "soleil levant cou tranché" (Les soirées de Paris)
I. La religion
1. Souvenirs d'une foi très vive
- Jusqu'à l'adolescence ; ensuite, persistance chronique, mais sincère, du sentiment religieux, ou nostalgie d'une foi perdue.
souvenirs : vers 2 et suivants ; tendresse nostalgique : vers 75-76 ; nostalgie d'une vie passée confiante dans la foi ; étonnement devant les autres (vers 124).
- Vit aux temps d'un modernisme sceptique : honte d'entrer dans une église et de renouer avec l'ancien temps (vers 9).
- Sincérité du vers 7 ; pourtant, c'est Pie X qui a interdit de danser le tango (des positions louches, selon lui !).
2. Sentiment d'une universalité des religions
Besoin de foi en chacun de nous.
D'où deux images :
- le cortège ascendant de tous les oiseaux et de tout ce qui peut monter (comme les avions) accompagne le Christ. Le Christ (vers 40-41) fait le lien entre le monde moderne et le monde ancien ; image volontairement journalistique, donc choquante, du vers 41.
- vers 151-153 : les autres religions expriment le même besoin que le christianisme, même si elles ont longtemps été méprisées.
II. Le modernisme
1. Apologie de la ville et de la vie modernes
- Cri du début du poème ; symbole de la Tour Eiffel (1887-1889) : troupeau des ponts : les voitures.
- Esthétique de la rue moderne (vers 15-24). Beauté criarde (couleurs et sons) ; beauté dans le quotidien.
- Fin du rêve de beauté : vers 135-136 ; vers 144-145.
2. Le modernisme dans la poésie
- Structure : vers très variés ; pas de rime ; pas de ponctuation ; pas de strophes ; pas de plan thématique suivi ; vocabulaire très prosaïque à maints endroits.
- Essence de la poésie : vers 11-15 : une nouvelle esthétique en littérature.
III. L'espace et le temps
- Un poème qui se déroule sur 24 heures (du matin au matin), à Paris.
Importance du souvenir qui provoque des retours en arrière de façon très anarchique, et donc des déplacements dans l'espace (au gré des voyages effectués dans le passé par Apollinaire).
- Alternance de précisions géographiques extrêmes (vers 24) et de notations des plus larges, comme les noms de pays.
- Notion d'espace présente même dans Paris (dans le présent), avec le thème de la marche.
- Sauts dans le temps, d'après les caprices de la mémoire (vers 25) ; une mémoire qui ne suit pas le déroulement du temps (vers 103) et procède par associations d'idées ou d'images.
- Association du temps et de l'espace, dans le thème du voyage (ou de la marche) : la vie elle-même est un voyage, où l'on se modifie (cf. les changements intervenus entre le début, claironnant, et la fin du poème, tragique).
- Simultanéité des images dans le temps et dans l'espace : cf. le cubisme (qui présente simultanément différents aspects d'un être).
IV. Le dialogue avec soi-même
- Le personnage est tantôt destinataire (Tu) tantôt énonciateur (Je) : dédoublement de la personnalité (spectateur et acteur) ; ubiquité (cf. le cubisme : plusieurs portraits d'un personnage sur une même toile).
- Passage du "tu" au "je" : une alternance qui est parallèle à celle d'ombre et de lumière ; un visage solaire ou nocturne ; cf. les poèmes du recueil : alternance d'optimisme ou de vision sombre du monde.
V. L'amour perdu, les femmes
Cf. les paroles d'Apollinaire qui qualifiait Zone de "poème d'une fin d'amour".
- Allusion très discrète à Marie, sans intention de juger ni condamner (vers 117).
- Suppression, dans la version définitive, de deux vers, de référence directe à Marie :
"[i]L'autre, le mauvais larron, c'était une femme
Elle m'a pris ma vie, ce fut un vol infâme[/i]."
La douleur d'amour est toujours présente, mais ne doit pas être le sujet du poème.
Rôle important des femmes : cf. la vie d'Apollinaire.
- Impureté, cruauté de la femme (vers 81, 139).
- Condition malheureuse de la femme : vers 134, 138, 141...
La femme n'est pas coupable des malheurs de l'homme.
Conclusion
Richesse du poème : richesse thématique, richesse des images ; un poème qui contient en germe ou de manière déjà développée la plupart des aspects des autres poèmes du recueil.
Multiplicité des sens, à l'image de la richesse du poème lui-même.
Originalité d'Apollinaire
Un poème qu'on a rapproché des Pâques de Cendrars (même itinéraire, peuplé de souvenirs) ; mais originalité profonde d'Apollinaire, aussi bien dans l'écriture que dans le choix des images. Le thème religieux n'est pas au centre du poème, comme chez Cendrars ; thème intermittent, à l'image du sentiment religieux du poète.