Cette scène est un moment clé pour le dénouement. En effet, nous ne sommes plus cette fois dans l’esquive du dialogue, ni dans le cache-cache, mais dans la rencontre, la reconnaissance et l’aveu de l’amour. Nous étudierons d’abord la distance déconcertante que semble afficher les héros au moment de l’aveu/ Ensuite, nous nous intéresserons à l’émotion qui semble les submerger.
I. La distance
A. Présence et affrontement dans le dialogue
A la réplique 1 et 2, on notera l’enchaînement du dialogue « peux-tu douter encore que je ne t’adore » (Dorante), « non » (Silvia). On souligne la concision de la réponse et son caractère descriptif. Pour la première fois il y a un accord entre les partenaires. Adéquation parfaite entre la parole adressée et la réponse qu’on lui envoie. Il y a donc non seulement triomphe de l’amour mais aussi triomphe de la parole, de la communication. On notera, toujours dans la réplique 2, le lien cause à effet entre la parole et le triomphe de l’amour « vous me le répétez si souvent que je vous crois ». Non seulement le dialogue fonctionne mais en outre pour la première fois le texte souligne la réalité de cette communication. Silvia dit « Je vais vous parler à cœur ouvert ». Le texte établit encore un lien entre la parole qui avoue et l’amour qu’elle autorise. « Pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez –vous que je fasse de cette pensée-là, Monsieur ? », on a donc un lien entre la parole et l’action qui s’en suit.
B. Distance et division
Les personnages au moment où ils semblent réuni se trouvent de nouveau diviser par un autre problème « je vous crois, mais pourquoi m’en persuadez-vous ? que voulez vous que je fasse de cette pensée-là, Monsieur ? », le « mais » adversatif renforce l’opposition entre l’aveu et le questionnement et l’opposition entre la première proposition assertive (affirme) « je vous crois » et les deux autres propositions qui sont interrogatives. On passe donc à la question de Dorante « est-ce que tu me crois » à la réponse de Silvia « Pourquoi te croirais-je ? », ce qui est un déplacement de la question, c'est-à-dire à nouveau un pas sur le côté de la part de Silvia.
La question se porte d’abord sur l’amour. La question se porte ensuite sur le pourquoi ? La distance que prend Silvia est celle de quelqu'un qui prend distance à elle-même d’où la division.
Cette mise à distance qu’opère Silvia est aussi une distance entre le présent et l’avenir. A la réplique 2, ligne 88 « Vous m’aimez », on a du présent. Simplicité de l’amour dans le présent déjà menacé par « mille objets que vous allez trouvé sur votre chemin » à la ligne 92, « l’envie qu’on aura de vous rendre sensible » à la ligne 93, « les amusements d’un homme de votre condition » à la ligne 94. « Vous en rirez peut-être », on a ici l’emploi d’un futur. On notera que le rire est une mise à distance (cf. acte II, scène 9 « le souvenir de tout ceci me fera bien rire un jour »). Mise à distance permanente de Silvia. A la ligne 96-97, on a un raccourci temporel «si je m’en ressouviens» (présent rétroactif) , «comme j’en ai peur» (présent d’énonciation), «s’il m’a frappée» (passé), «quel secours aurai-je contre l’impression qu’il m’aura faite» (futur antérieur, c'est-à-dire un futur déjà vu dans le passé) .
C. La distance entre Silvia et Dorante
Dorante tutoie Silvia alors que Silvia tutoie Dorante. Dorante, dit Lisette, Silvia dit Monsieur. La distance sociale est affichée par le jeu des pronoms et par les appellatifs. Cette distance est énoncé explicitement par Silvia à la ligne 91 « La distance qu’il y a de vous à moi ». La tirade de Silvia va être entièrement concentrer sur cette distance entre « vous » et « moi », à ligne 88 « vous m’aimez », le vous est sujet de l’amour. La fin de la proposition « n’est pas une chose bien sérieuse pour vous », où le vous n’est plus sujet de l’amour.
Omniprésence des « vous » presque au détriment du « je » et du « moi ».
Opposition entre l’emploi du verbe « vous m’aimez », un emploi absolu (=coupé du reste), hyperbolique et le commentaire « votre amour n’et pas une chose bien sérieuse pour vous », le commentaire relativise cet amour. Contradiction logique, d’autant plus qu’elles se concentrent sur un seul temps, le présent.
Opposition ente le « vous » sujet de l’action et le « vous », sujet interprétatif de cette action.
Silvia introduit de la distance à l’intérieur même de Dorante qu’elle suppose diviser mais aussi entre Dorante et elle-même, à la ligne 95-96, « vous en rirez […] mais moi, Monsieur », le mais adversatif et surtout la forme renforcée de la première personne. En français le mot « moi » est la forme renforcée de la première personne, en opposition à je et me.
« Moi qui vous parle » à la ligne 103, montre une opposition de distance de « vous » à « moi ». Cette distance de vous à moi structure la tirade : à la ligne 87 « pourquoi m’en persuadez-vous [de votre amour] », le vous est destinateur. « que voulez-vous que je fasse » à la ligne 88, le moi est destinataire. De même à la ligne 103 « Moi qui vous parle » souligne l’opposition avec la ligne 88 « vous m’aimez », deuxième personne plus l’amour plus la réalité de l’amour à laquelle Silvia oppose le « je » de sa personne et où Silvia n’est pas dans l’amour mais dans la parole. Aveux paradoxale de Silvia « Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime », prétérit de Silvia, elle ne dit pas qu’elle l’aime, mais elle le dit quand même. Silvia ne peut-être le sujet de l’aveu amoureux, elle ne peut-être que le destinataire.
II. Une scène d’émotion
1. L’émotion de Silvia
Abondance des points d’interrogations, d’exclamations.
Toute la tirade de Silvia se construit sur un rythme crescendo comme à la ligne 90 « la distance qu’il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l’envie qu’on aura de vous rendre sensible, les amusements d’un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement. », on a une structure énumérative laquelle culmine dans le tout globalisant tout qui semble résumer cette accumulation. A la ligne 97 « Mais moi, Monsieur… », à la ligne 99 « Qui est-ce qui me dédommagera ? ».
2. L’émotion résulte de l’opposition entre la légèreté de Dorante et la gravité de Silvia
Lorsque Silvia par de Dorante, elle a recours au vocabulaire de la futilité, de la frivolité, quelque chose de pas bien sérieux « vous en rirez », les « amusements ». Inversement, le vocabulaire de Silvia la concernant marque la gravité « Votre Amour s’il m’a frappé », « dédommager », « perte », le tout exprime la détresse le désarroi. Opposition presque en chiasme entre Silvia et Dorante à la ligne 96-97 « Vous en rire peut-être au sortir d’ici », « Mais moi, Monsieur si je m’en ressouviens, comme j’en ai peur ».
Vous rirez [Rire] -> Sortir d’ici [demain]
Si je m’en ressouviens [Passé]-> comme j’en ai peur [peur]
3. Un aveu enfin prononcé
La tirade se termine effectivement par l’aveu de Silvia, mais l’aveu est négatif « Je me ferai un scrupule de vous dire que je vous aime ». L’aveu de l’amour touche à la cruauté, à la ligne 94 « cet amour dont vous m’entretenez impitoyablement », « ayez la générosité de me cacher votre amour » à la ligne 103. C’est « un scrupule de vous dire que je vous aime », c’est par honnêteté que l’on ne le dit pas.
Silvia au moment de l’aveu est seule plus que jamais, à la ligne 91 « la distance qu’il y a de vous à moi », l’opposition entre Silvia et les « mille objets de rivalité », « tout va vous ôter cet amour ». Silvia est seule contre tous.
La forme même de la tirade isole en quelque sorte Silvia dans un discours où elle n’est plus dans l’échange.