Présentation œuvre/auteur
Les Fausses Confidences, pièce jouée pour la première fois le 16 mars 1737 au Théâtre-Italien, reçoit un accueil mitigé et sera retirée de l'affiche après 6 représentations. Pourtant, elle repose, comme toutes les comédies de Marivaux, sur les subtilités du langage au service de la révélation du sentiment amoureux. D'ailleurs, le dramaturge déclare lui-même au sujet de ses pièces : « J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches ».
Dans Les Fausses Confidences , le jeu amoureux s'établit entre Dorante, beau jeune homme désargenté tombé éperdument amoureux de la riche Araminte. Avec l'aide de son ancien valet Dubois, il en devient l'intendant et compte sur les stratagèmes de Dubois pour qu'elle réponde à ses sentiments.
Situation extrait
Plusieurs scènes de l'acte II sont bâties autour du portrait, objet primordial faisant partie du stratagème de Dubois, dont l'enjeu est de mettre à jour l'amour que Dorante porte à Araminte. Pourtant le jeune homme continue de taire ses sentiments. Ce mutisme conduit Araminte à tendre un piège au jeune homme afin qu'il se révèle enfin (lettre II, 13) puisqu'elle est au courant. L'extrait que je vais analyser réunit le couple qui se livre à un discours amoureux fondé sur des non-dits, des allusions, donc des confidences détournées.
Problématique et annonce des mouvements
Il s'agira ainsi de voir quels procédés utilise Araminte pour obtenir les confidences de Dorante, en 2 mouvements :
- 1 mouvement : l'interrogatoire d'Araminte : début à « cela est naturel et pardonnable. »
- 2 mouvement : l'échec d'Araminte : « Me préserve le ciel d'oser concevoir... » à la fin.
I. L'interrogatoire d'Araminte : début à « cela est naturel et pardonnable.»
Dès sa première réplique, Araminte feint d'être la confidente de Dorante : elle joue l'ignorante en utilisant un lexique volontairement flou, imprécis : « quelque chose, incompréhensible, tout ceci » et en multipliant les questions. Ces interrogations sur lesquelles est fondé l'essentiel des répliques d'Araminte peuvent être interprétées par Dorante comme de l'intérêt alors qu'elles ne sont destinées qu'à enfin soutirer ses aveux sur l'identité de la femme aimée. Justement, cette femme aimée n'est mentionnée dans ce premier mouvement qu'à la troisième personne soit par le biais d'une périphrase : « la personne que vous aimez » (L. 2) soit par des pronoms « la, l', elle » : son identité est donc dissimulée, à l'instar de la vérité.
La première question d'Araminte porte sur le regard. C'est un élément majeur de l'amour selon les codes de l'amour courtois (le chevalier épris de la dame, inaccessible, par son statut, doit se contenter de la regarder, de l'admirer plutôt), comme le confirme le polyptote « voyez (L.1), verrais (L. 3), voir (L. 4) ». Par ailleurs, elle s'interroge sur des éléments concrets dont la fréquence : emploi de l'adverbe « souvent », tandis que Dorante est sincèrement enfermé dans le rôle de l'amant éploré : avec la didascalie « toujours abattu » et l'emploi du présent du conditionnel (qui traduit son pessimisme) : « verrais, croirais », de même que la négation : « pas souvent, ne croirais pas » et l'antithèse temporelle : « à tout instant / pas assez ». Cet état réjouit Araminte, comme le démontre son aparté (c'est d'ailleurs l'unique moment où elle fait elle-même preuve de sincérité) à la L. 5 : elle savoure les marques d'amour de Dorante puisqu'elle sait qu'elles lui sont destinées.
Ses questions se font toujours plus abruptes, L. 5 : brèves, ce sont celles d'une femme aimée. La réponse, brève elle aussi, de Dorante « veuve » (L. 7) est une nouvelle preuve de franchise de sa part. Le portrait de la femme aimée se dessine de plus en plus précisément : c'est celui d'Araminte. À la L. 8, les questions, suite à la réponse, relèvent de l'évidence : le mariage et l'amour comme en témoignent le verbe injonctif « ne devez-vous pas » et la locution adverbiale « sans doute » (signifiant « assurément »). Par cette abondance de questions, Araminte cherche à montrer que cet amour est par conséquent possible et peut répondre aux conventions de l'époque : le sentiment amoureux conduit au mariage. Code que dément aussitôt Dorante en employant un lexique galant plaçant la femme aimée au-delà des conventions et la renvoyant à son inaccessibilité : « je l'adore » (L. 9), « emportement » (L. 10), « transport » (L. 10) et à son statut unique : usage de la négation restrictive «ne saurais parler d'elle qu'avec transport » (cette femme idéalisée ne peut être réduite, aux yeux de Dorante, au commun de l'équation « amour = mariage »).
Encore une fois, en feignant l'incompréhension : « étonnement (L. 11), incroyable (L. 12) », Araminte s'attribue le rôle de l'amie confidente en essayant de soutirer la vérité à Dorante. Elle le pousse ainsi dans ses retranchements pour qu'il avoue enfin et utilise pour cela le lexique de la dissimulation : « ignore, vous taire » (L. 11 et 13), elle termine sa réplique par une sentence généralisante (« on » et le présent de vérité générale) : le sentiment amoureux est « naturel et pardonnable » (L. 13, 14) et permet par conséquent de surmonter tout obstacle (qu'il soit moral ou social). Par ce propos, elle invite explicitement Dorante à se démasquer.
II. L'échec d'Araminte : « Me préserve le ciel d'oser concevoir... » à la fin
Toutefois, cette tentative est un échec et n'aboutit qu'à l'expression du désespoir de Dorante comme le suggère la double exclamation à la L. 15 : il se déprécie : « oser concevoir » et l'apposition du pronom « moi ». Il justifie ensuite l'impossibilité de cet amour par son infériorité sociale : « au-dessus du mien » (L. 16) qu'il renforce par la résignation en employant un langage tragique « me condamne », « je mourrai » amplifié par la litote : « sans avoir eu le malheur de lui déplaire ». Dorante n'a pas le statut social requis mais il possède les valeurs d'un héros de tragédie : l'honneur, le « respect » (L. 16).
Avec la répétition de « je n'imagine point » (L. 18 et 19), Araminte entrevoit l'échec du piège tendu à Dorante et joue la dévalorisation de la femme aimée : « qui mérite », « au-dessus de toute comparaison » en la situant à un niveau plus humain, afin de faire prendre conscience à Dorante de la démesure de son amour. Là encore, l'effet escompté est un échec : Dorante, au contraire, surenchérit dans son idéalisation, d'une part en utilisant la prétérition : « Dispensez-moi de la louer (L. 20) / On ne connaît rien de si beau … (L. 21) » : il refuse d'en faire l'éloge mais il suit immédiatement, et d'autre part en employant un langage hyperbolique amplifié par les adverbes d'intensité et de négation : « rien, si beau, si aimable, jamais » : ces éléments soulignent un amour d'une puissance extrême qui dépasse même Araminte comme le démontre la didascalie à la L. 23 : « baisse les yeux », trahissant son émoi face à la force de cette déclaration.
Elle essaie néanmoins d'atténuer son comportement excessif en le rappelant à « la raison » (L. 23), en répétant sa question « que prétendez-vous ? » (L. 24 et 25), « prétendre » signifiant ici « rechercher concrètement » et en utilisant l'adjectif « bizarre » (L. 25), traduisant encore une fois son incompréhension face à ce mutisme, à laquelle s'ajoute une certaine impatience : effet de répétition de la question avec la réplique L. 28. En effet, l'exclamation « avec elle » est mise en opposition avec l'adverbe « ici » : elle réagit spontanément à l'ineptie de la réplique précédente « être avec elle », cette touche comique atténue la portée lyrique de la réplique de Dorante ; d'autant que l'expression « être avec elle » est associée au portrait : il se satisfait donc de l'image de la dame. Cette explication finale met un terme définitif à l'espoir d'Araminte d'arracher des aveux : elle a échoué dans son rôle de confidente malgré l'intensité des sentiments de Dorante.
Conclusion
Cette scène fondée sur un dialogue courtois, galant, Araminte endosse le rôle de Dubois en tant que stratège et manipulatrice. Pourtant, elle est loin de posséder son talent. En effet, bien qu'elle presse Dorante de questions, qu'elle le domine par conséquent par la parole et par son statut, elle échoue à obtenir la confession de Dorante sur l'identité de la femme qu'il aime éperdument.
En revanche, elle prend conscience de la puissance de ses sentiments sincères alors qu'elle-même feint de jouer un rôle tout au long de l'extrait. Il est alors possible d'affirmer qu'Araminte est prise à son propre piège car voulant à tout prix faire révéler à Dorante qu'il l'aime, elle se rend compte à son tour qu'elle n'est pas insensible mais il faut attendre la scène 12 de l'acte III pour qu'elle avoue elle-même son amour à son intendant.