Introduction
Dans ce texte tiré d’Emile et de l’éducation, Rousseau aborde le thème de la conscience morale. Son argumentation vise à répondre aux questions suivantes : quelle est la nature et l’origine de la conscience morale ? Est-elle innée, inscrite en nous de façon congénitale ? Comment comprendre que « cette voix intérieure » soit si souvent brouillée et occultée chez l’Homme ? A ces questions, Rousseau répond par la formulation suivante : la conscience est un « instinct divin ». Cette formule paradoxale permet de souligner la spécificité humaine : la conscience est constitutive de la nature humaine – mais, de par sa dimension divine, elle inscrit cette « nature » humaine dans une perspective métaphysique, c'est-à-dire, étymologiquement, « surnaturelle ». L’argumentation de l’auteur s’articule ici en deux étapes principales : dans une première partie, de la ligne 1 à 11, Rousseau insiste sur le caractère innée, congénital et divin de la conscience morale ; son argumentation s’inscrit dans une perspective ontologique et métaphysique ; dans une deuxième et dernière partie (de la ligne 12 à la fin du texte) il souligne les méfaits des idéologies sociales qui brouillent, occultent cette voix intérieure originelle.
I. Etude linéaire
A) Première partie : Le caractère innée, congénital et divin de la conscience morale
L’argumentation de Rousseau s’ouvre sur une définition de la conscience morale, désignée par la formule « instinct divin ». Cette formule peut paraitre paradoxale : l’instinct, au sens strict du terme, tel qu’il se manifeste en particulier chez l’animal, consiste en un « savoir » inné, au plus précisément, en un déterminisme comportemental d’origine génétique- ce qui signifie que l’instinct est d’ordre naturel et physiologique. La référence au « divin », renforcée par l’expression « immortelle et céleste voix », nous renvoie au contraire au domaine « surnaturel », c'est-à-dire à un niveau spirituel et métaphysique. Or, par principe, ces deux catégories s’opposent : d’un côté le corps, matériel et périssable, qui relève de la nature ; d’un autre côté l’ « âme », spirituelle, « immortelle et céleste » (c'est-à-dire divine), « objet » métaphysique par excellence. La référence au concept religieux d’âme est ici transparente, à travers la formule « qui rends l’homme semblable à Dieu » qui évoque clairement ce passage de la genèse(Bible), relatif à la création de l’homme, où il est dit que Dieu crée l’homme « à son image » (ou « à sa ressemblance », selon les traductions)- précisément en le dotant d’une âme divine. En associant ainsi ces deux termes (instinct/divin), Rousseau souligne ce qui constitue à ses yeux la spécificité radicale de l’homme : l’homme n’est pas une créature semblable aux autres ; il possède un attribut qui l’élève au-dessus de la nature. Mais cet attribut fait partie de sa nature, l’homme le possède de façon innée, originelle, congénitales - d’où découle sa ressemblance avec l’instinct inné de l’animal. De plus, l’ « instinct » divin humain possède la même finalité pratique que l’instinct naturel animal : guider de façon infaillible le comportement. De même que l’instinct de l’araignée lui permet de savoir d’emblée tisser une toile parfaitement réussie, de même l’instinct moral de l’homme constitue un « guide assuré » un « juge infaillible ». La conscience morale apparaît donc comme innée : je n’ai pas besoin d’apprendre les règles morales (comportement acquis) : «nous voilà (…) dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale » - puisque la « vraie » morale est inscrite en nous. L a définition de la conscience morale s’accompagne donc, chez Rousseau d’une véritable anthropologie (connaissance ou conception de l’homme), que la suite du texte précise. Rousseau souligne en effet le caractère ambigu ou ambivalent de l’homme : « être ignorant et borné, mais intelligent et libre ». Si l’on fait abstraction de sa dimension morale, l’homme apparaît originellement comme ignorant, c'est-à-dire dépourvu de toute connaissance, tant sur le plan pratique que « théorique », le petit humain ne nait pas pourvu d’une connaissance innée des mathématiques ni de la métallurgie ou de la maçonnerie. De plus, ses capacités, aussi bien physiques que intellectuelles, sont limitées (bornées) – de sorte que, dans cette perspective, la comparaison entre l’homme et l’animal s’avère finalement défavorable à l’homme : « je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes(…) un entendement sans raison et une raison sans principe ». Le propos est ci clairement ironique : ce qui me place « au-dessus » de l’animalité, c’est le « privilège » de me tromper sans cesse… Là où l’animal possède un instinct, c'est-à-dire un savoir inné et un guide infaillible de son comportement, l’intelligence humaine, désignée par les termes « entendement » et « raison », relève au point de départ, de l’ « ensemble » vide condamnant l’homme à l’errance, aux tâtonnements et aux expériences plus ou moins désastreuses. Mais ce pessimisme rousseauiste se trouve contre-balancé par l’affirmation que l’homme est aussi « intelligent et libre ». Le terme « intelligence » est ici trompeur car il désigne pour nous ce que Rousseau désigne par les termes « entendement » et « raison »- et que précisément il critique en les opposant à cette « intelligence ». L’intelligence semble donc plutôt désigner, dans ce texte, ce qu’on pourrait appeler une « intelligence pratique du cœur », c'est-à-dire ce sentiment inné du bien et du mal qui nous permet de faire un bon usage de notre liberté. De là découle la conclusion de Rousseau concernant cette 1ère argumentation : « Nous pouvons être hommes sans être savants » ! La véritable intelligence, qui nous confère notre dignité et notre supériorité ontologique, c’est cette « intelligence du cœur » en laquelle consiste notre conscience morale, et non la « raison »
Dans cette première partie de son argumentation, Rousseau a souligné le caractère inné et spontané, c’est dire immédiatement accessible de la conscience morale. Or cette universalité de la conscience morale semble largement contredite par l’expérience commune qui nous confronte à al pluralité et à la relativité des opinions (en matière de morale), c'est-à-dire des valeurs, et à la fréquente immoralité des actions humaines. C’est à cette difficulté que Rousseau s’efforce de répondre dans la deuxième partie de son argumentation.
B) Deuxième partie : Les méfaits des idéologies sociales qui brouillent, occultent cette voix intérieure originelle
Rousseau explicite clairement la difficulté lorsqu’il formule cette question : « S’il parle à tous les cœurs, pourquoi y en a-t-il si peu qui l’entendent ? ». La réponse de Rousseau tient tout entière dans cette formule que la suite du texte ne fait qu’expliciter : la conscience morale « nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier ». La « nature » dont il est ici question s’oppose à la société (civilisation) évoquée de faon peu élogieuse par la suite du texte « monde », « bruit », « préjugés », « voix bruyante »… Cette opposition s’inscrit dans le contexte plus général de la philosophie de Rousseau qui postule l’existence d’un « état de nature » originel au sein duquel l’humanité aurait vécu avant l’ « invention » de la vie en société réalisée par le biais de ce que Rousseau appelle le « contrat social ». Cet état de nature correspond, par l’homme, à un état originel d’innocence - qui n’est pas une innocence « par défaut », c'est-à-dire une simple ignorance (du bien et) du mal, mais une connaissance active du bien. En effet, si la conscience morale – ce « juge infaillible du bien et du mal » - est constitutive de la nature humaine, elle existe dès les origines de l’humanité. De plus Rousseau souligne que, par se faire entendre, cette conscience a besoin de certaines conditions – « elle aime la retraite et la paix » - que seul l’état de nature réalise. La vie en société, au contraire, est pleine de « bruits » ; les plaisirs et les sollicitations qu’elle génère, ainsi que les multiples préoccupations mondaines – ce que B.Pascal appelle les « divertissements » - étouffent cette voix, nous en détourne. Au milieu de cette agitation et de cette frénésie, nous ne pouvons plus être attentifs à la voix « timide » de la conscience. Pire encore, non contente d’occulter la voix de la conscience, la civilisation se plait – de façon perverse – à la travestir et à la caricaturer. Rousseau dénonce ici le fanatisme, c'est-à-dire l’intolérance religieuse de son époque et d’un passé proche : au nom de la morale, ou d’une pseudo-morale, on a commis les crimes les plus immoraux. On peut trouver ici l’évocation du massacre de la Saint-Barthémély ou de l’ « affaire callas » immortalisée par Voltaire. La conséquence de cette longue occultation de la conscience morale, réalisée par des siècles de civilisations, c’est que la conscience semble devenir muette ; l’homme a beau faire, il ne comprend plus cette « langue de la nature »… L’idée sous-jacente à cette conclusion de Rousseau, c’est que l’homme s’est dénaturé ; la civilisation a corrompu, selon Rousseau la nature humaine – originellement bonne. Ce texte suggère in fine une solution, mais en soulignant la difficulté : « il en coûte autant de la rappeler qu’il en coûter de la bannir ». Cette solution ne peut consister qu’en un retour aux conditions initiales de l’état de nature : la « retraite » et la « paix » ; par ces termes explicitement choisis, Rousseau désigne l’érémitisme (le fait de vivre en ermite, loin de la société et des « séductions » mondaines !) solitaire dont il a lui-même donné l’exemple.
II. Intérêt philosophique du texte
a) La supériorité ontologique de l’homme vis-à-vis des autres êtres vivants
L’analyse de Rousseau s’inscrit ici dans le prolongement de cette tradition philosophique remontant à l’antiquité, qui associe étroitement les deux perspectives morales et ontologiques. En réfléchissant sur la spécificité du comportement moral de l’homme, Rousseau aboutit à l’idée d’une supériorité ontologique de l’homme vis-à-vis des autres êtres vivants. Il s’agit donc par l’auteur d’Emile… de dégager les caractéristiques d’une nature humaine originelle, porteuse d’une conscience morale innée, congénitale – ce qui permet à Rousseau de développer une critique de la société, perçue comme corruptive et cette conscience morale « naturelle » et originel. Or une telle conception de la morale, comme donnée inscrite à priori au sein d’une nature humaine définie de façon implicite comme une « essence » ou une « substance » originelle et immuable, est-elle encore aujourd’hui acceptable ? N’est-elle pas contredite par de nombreuses observations et expériences ?
L’argumentation de Rousseau repose sur un postulat implicite : il existe une nature humaine, essence ou substance originelle et immuable, caractérisée en particulier par sa conscience morale – laquelle ne saurait donc être, par principe qu’innée et universelle. Or ce postulat et sa conséquence semblent contredit par l’observation et l’analyse psychologique et sociologique du comportement humain, qui mettent clairement en évidence la diversité et la relativité – c'est-à-dire le caractère culturel est acquis – des valeurs et des règles morales. Dans la discussion suivante, nous tenterons tout d’abord de comprendre les origines du postulat de Rousseau ; puis, en nous appuyant sur les données des études actuelles du comportement humain, nous adresserons deux objections principales à Rousseau.
b) L’homme préexisterait à la vie en société
Dans Du contrat social, Rousseau développe l’idée d’une genèse de l’humanité, selon laquelle l’homme préexisterait à la vie en société, au sein d’un « état de nature » originel, correspondant à un état d’innocence et de bonté morale – auquel met progressivement fin l’instauration de l’ « état civil ». L’homme serait donc naturellement bas, c’est la société qui, en créant des besoins artificiels et des désirs factices, engendrerait la cupidité, la jalousie, la soif de domination etc.… qui étoufferaient progressivement en l’homme la voix de la nature, c'est-à-dire qui souilleraient cette pureté première. Cette conception de l’état de nature est à rapprocher du mythe adamique exposé dans la Genèse ( Bible) où l’humanité originelle (Adam et Eve) connaît cette situation d’innocence au sein d’une nature idéale ( le jardin d’Eden)… et plus généralement du thème mythologique d’un « âge d’or » originel auquel met fin la cupidité ou la vanité humaine. Cependant, cette conception d’origine mythologique et religieuse, fondée sur l’idée d’une nature humaine préexistante et pérenne à toute évolution ultérieure de l’humanité, semble contredite par l’observation et l’expérience.
La thèse de Rousseau est que la conscience morale est innée, inscrite a priori dans notre nature humaine. Or le cas des enfants sauvages, étudiés par Jean Itard (Victor de l’Aveyron) et par L.Malson (Les enfants sauvages), montre qu’un enfant qui grandit dans la nature, seul, à l’écart de toute communauté humaine, qui ne reçoit aucune éducation, qi ne subit aucune « imprégnation » humaine, ne possède, dans son comportement, aucune caractéristique humaine (langage, bipédie…) et en particulier aucune notion morale. De même, l’étymologue Claude Lévi-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, met en évidence le caractère fondamentalement culturel des comportements humains, c'est-à-dire que ces règles et ces valeurs morales qui constituent le fondement même de la notion de culture (« partant où la règle existe, nous savons avec certitude être à l’étage de la culture »), relèvent entièrement de l’acquis – et non de l’inné - , et sont donc marquées par leur diversité et leur variabilité ( là où au contraire, Rousseau postule une universalité de la conscience morale). I l revient à Freud d’avoir su clairement rendre compte de cette situation : la conscience morale – ou « surmoi » - est constituée par l’intériorisation des valeurs et des interdits sociaux, produite par l’éducation reçue durant l’enfance. La conscience morale apparait donc bien ici comme une création culturelle (sociale) ; l’homme à l’ « état de nature » serait donc totalement ignorant de toute idée de bien et de mal. Mais le processus d’intériorisation produit par l’éducation génère en nous l’illusion que ce sartisme du bien et du mal (cette « voix intérieure » dont parle Rousseau est spontané et naturel, inscrit en nous de façon innée.
Conclusion
Nous pouvons donc conclure cette discussion sur cette formule de Sartre : « l’existence précède l’essence » (L’être et le néant) ; il n’existe pas de nature humaine (essence) préexistante dotée de caractéristiques morales innées, mais nous construisons notre identité au fil de notre existence , à travers nos choix, nos actes, et par le biais d’une interaction constante avec la société de laquelle nous recevons, par imprégnation, un certain nombre de normes et de valeurs qui façonnent nos conceptions morales. Loin doc d’étouffer en nous la voix de la conscience, la société (la culture) est ce qui produit cette voix !