Il est sans doute difficile de définir abstraitement les qualités d'un « bon» État. Rousseau, en commençant par l'assimiler à un « État vraiment libre », préfère en souligner les conséquences sur la vie quotidienne des citoyens eux-mêmes: c'est ainsi en examinant les réactions ou les comportements de ses membres que l'État pourrait être jugé. S'ils participent par tous les moyens à leur disposition à la vie publique, les choses ne peuvent que s'améliorer; si à l'inverse, ils se désintéressent de leur propre devenir commun, « l'État est perdu ». Il existerait ainsi une possibilité de vérification empirique de la qualité et de la santé de l'État: que les affaires publiques l'emportent, dans l'esprit de chacun, sur les affaires privées, et que cela se constate dans les conduites.
I. La réalité plutôt que le symbolique
a) L'« État vraiment libre »
L’expression par laquelle commence le texte est importante, puisqu'elle signale que ce qu'écrit ensuite Rousseau ne concerne pas tous les États: il ne s'intéresse qu'à ceux qui sont « vraiment libres». Mais qu'est-ce qu'un État libre? Il va de soi qu'il ne saurait s'agir d'un État soumis à un autre, mais le vrai sens de l'expression est ailleurs. Il est en rapport avec la formule par laquelle Rousseau définit précisément « la véritable liberté », c'est-à-dire la liberté politique, celle qui touche chaque citoyen: elle est « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite ». En d'autres termes, la loi qui émane de la volonté de tous, de la « volonté générale », est garante de la liberté (en même temps que de l'égalité). Cela implique - et c'est bien ce sur quoi revient la fin du texte - que tous les citoyens participent à l'expression de la volonté générale, parce qu'ils se sentent concernés par la vie publique.
b) Activité des citoyens
Dans ce «bon» État, Rousseau affirme que les citoyens « font tout avec leurs bras, et rien avec leur argent », et il précise ensuite que «faire avec ses bras» désigne bien l'accomplissement de « corvées », tandis que « faire avec l'argent » consisterait à s'acquitter de taxes. Les citoyens sont donc toujours prêts à œuvrer physiquement, c’est-à-dire à travailler, péniblement s'il le faut, et même ils seraient prêts à payer pour remplir leurs devoirs. C'est dire à quel point ils sont concernés par la vie commune.
Si payer pour s'exempter de ses devoirs est encore fréquent au XVIIIe siècle (par exemple lorsqu'on paye, en effet, pour envoyer quelqu'un à l'armée plutôt que d'y aller soi-même), il est évidemment moins fréquent que les « citoyens » du temps s'activent physiquement avec enthousiasme. Preuve s'il en fallait que l'État du XVIIIe siècle ne soit précisément pas « libre », ou qu'il est mauvais.
c) Agir pour tous
Dans le bon État, au contraire, remplir ses devoirs, tandis que l'on sait que les autres font de même, c'est travailler dans l'intérêt de tous, et donc de chacun. Celui qui paye pour ne rien faire se situe par définition « hors du commun ». Il instaure ou il profite de l'inégalité; lorsque tous travaillent dans le même but, l'égalité est confirmée. Ce premier exemple enseigne aussi que la substitution, au réel de l'action, du symbolique (la monnaie), est perverse. Elle génère une inégalité, et considère le « citoyen » (mais, au sens rousseauiste, il ne l'est déjà plus) par son avoir ou ses apparences, et non par son être social. Or, la considération portée aux apparences plutôt qu'à l'être constitue pour Rousseau une faute, peut-être métaphysique, mais dont les conséquences sont sociales et politiques.
II. Public et privé
a) le bonheur commun
Dans un État convenable, les affaires publiques l'emportent sur les affaires privées. Il ne s'agit pas là d'affirmer un principe théorique. Pour Rousseau, cette prédominance des affaires publiques s'inscrit « dans l'esprit des citoyens » et concerne ainsi chacun d'entre eux. C'est en quelque sorte par définition que le « citoyen » est d'abord défini relativement à la sphère publique: son nom même le lie à la cité, à l’existence commune. Évoquer l'existence de véritables « citoyens », c'est donc déjà sous-entendre qu'ils font passer les affaires publiques avant les affaires privées, qu'ils se préoccupent davantage du fonctionnement de la communauté que de leurs biens privés.
b) Le public conditionne le privé
Mais Rousseau va plus loin en affirmant qu'il y a en réalité moins d'affaires privées dont on pourrait se soucier, parce que la somme du bonheur commun vient combler en majeure partie les besoins du bonheur privé. Ce qui implique que, dans le bonheur de chacun, la part du public devient progressivement plus importante que la part individuelle, et qu'en conséquence, cette dernière est de moins en moins préoccupante. Une telle affirmation ne manque pas d'ambiguïté. Faut- il comprendre que le bonheur public apporte à chacun de telles satisfactions qu'il na plus grand-chose à espérer? Ou alors que les conditions mises en place par le public rendent plus facile l'accès à un bonheur privé? Les deux interprétations sont loin d'être équivalentes. La première peut mener à une uniformisation de l'existence, alors que la seconde fait seulement valoir que le rôle de l'État consiste à garantir à tous des conditions de vie (de sécurité, de santé, de confort, etc.) suffisantes pour que chacun puisse ensuite définir et trouver son bonheur personnel.
c) Le risque d'uniformisation
En d'autres termes, l'homme est-il citoyen d'abord, puis individu, ou est-il un individu qui remplit des fonctions de citoyen? Lorsque Max Stirner souligne les exigences de la singularité, de l'« Unique », c'est pour faire valoir que toute formation collective (l'État, mais aussi la morale, la religion, le droit, etc.) est par définition aliénante. Pour les théoriciens de l'anarchie, il va, de soi quel individu doit l'emporter, sur le rôle social. D'un point de vue rousseauiste, la réplique peut facilement être imaginée: c'est que l'État auquel s'en prennent les anarchistes est précisément mauvais. Mais est-il si évident que la réalisation d'un « bonheur commun» conditionne positivement l'accès au bonheur privé? Cela sous-entend que tous recherchent la même chose, et l'on peut se demander si une recherche aussi massivement commune ne témoigne pas d'abord d'une uniformité (de la pensée, des espoirs, des désirs) imposée par l'État dont l'histoire du XXe siècle a donné quelques exemples peu enthousiasmants.
III. La participation des citoyens
a) Intérêt pour le débat
Le troisième indice avancé par Rousseau pour distinguer les bons États des mauvais paraît cependant d'une incontestable actualité. Il est simple: quand la cité est bien conduite, chacun « vole» aux assemblées. Qu'il parle de « cité» importe peu. Il suffit de comprendre que lorsqu'un État est bien gouverné, chacun se préoccupe de la vie publique, par exemple en votant (puisqu'il est nécessaire, en raison de la dimension des États modernes, de passer de la démocratie directe à la démocratie représentative, même si, dans certaines circonstances - référendum ou élection présidentielle par exemple - la démocratie redevient directe). « Voter» à l'assemblée ou au bureau de vote, c'est montrer que l'on estime que toute voix compte, et que le débat mérite qu'on se déplace, parce qu'il propose des choix importants pour l'avenir de tous.
b) L'indifférence
Au contraire, l'existence d'un mauvais gouvernement (ne représentant pas la volonté générale) démotive le citoyen: à quoi bon se déplacer si tout est joué d'avance, si le vote n'a pas d'effet, ou si l'on devine que, quel que soit le résultat, le gouvernement continuera comme si rien ne s'était passé? Cette indifférence ne peut sans doute que faire empirer la situation, puisqu'elle laisse l'État continuer sur son élan, et devenir ainsi de plus en plus mauvais. Aussi Rousseau s'autorise-t-il une espèce de maxime: « Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires », qui paraissent en effet résumer la situation. Un bon État, suscitant la participation de tous au bonheur commun, ne peut que s'améliorer, alors qu'un mauvais État, développant des défauts qui obligent chacun à se préoccuper de ses affaires puisque le gouvernement en est incapable, ne peut qu'empirer, en raison même du désintérêt de tous.
c) Les remèdes
Cette conclusion n'est-elle pas néanmoins un peu trop schématique? Et ne bloque-t-elle pas le mauvais État dans une situation qui semble avoir' peu d'issue? Car, si ce mauvais État ne peut qu'empirer, on peut quand même se demander jusqu'à quand, et si les citoyens, même trop occupés par leurs tâches domestiques, ne peuvent pas connaître un sursaut leur permettant de mettre fin à cette décadence. Sans doute faut-il que la situation soit devenue très grave pour qu'ils éprouvent le besoin de faire changer les choses, et il doit leur être alors possible, par exemple, de changer leurs élus. Tel est du moins le fonctionnement prévu d'une démocratie. On pourrait s'étonner que Rousseau n'y fasse pas au moins allusion. Mais c'est que; pour lui, la décadence de l'État n’est pas même relative au sentiment de la communauté. Il suffit qu'un citoyen dise « Que m'importe?», pour que l'État soit perdu. Avec un tel critère, on doit bien avouer que tous les États modernes sont en effet perdus, puisqu'on n'y trouve guère de moment politique rassemblant cent pour cent de participation!
Conclusion
Dans cet extrait, la différence entre bon et mauvais État est sans nuance, et la préoccupation du bonheur commun est telle que, si un seul citoyen fait défaut, tout s'écroule. Rousseau ne peut donc envisager comment un État médiocre (l'adjectif est sans doute inapproprié de son point de vue: il faudrait dire immédiatement « mauvais ») pourrait se réformer et s'améliorer. Et ce qu'il conçoit comme citoyen est tellement impliqué dans les affaires publiques que l'espèce semble en être devenue bien rare ... Cependant, il n'est pas sûr qu'on doive le déplorer, tant les citoyens de Rousseau, si vertueux, peuvent nous paraître sinistrement uniformes.