Le texte est tout entier consacré au passage de l’état de nature (c’est-à-dire le degré zéro de la civilisation) à l’état civilisé. Le Plan :
-Ce que provoque ce passage
-Le bilan positif de ce passage
Dans la mesure où Rousseau reprend à son compte, à titre d’hypothèse, l’existence de ces deux états successifs (état de nature, état civil), il est tenu de produire pour son argumentation une description tout imaginaire de l’état de l’homme dans la nature. Tout imaginaire à double titre : d’une part parce que ce qui s’offre empiriquement à son regard ne saurait être que l’homme dans la société, l’état de nature étant totalement révolu : d’autre part, et plus fortement, parce que état de nature, tout supposé qu’il soit par rousseau, n’a jamais existé et n’est qu’un mythe.
Mais ce mythe a sa fonction. Elle est d’abord classification sous le signe de l’avant (l’état de nature) et de l’après (l’état civil). Dans la conduite, l’avant, c’est l’instinct (dans l’état de nature l’homme n’est qu’un animal parmi d’autres). L’après, c’est la justice (qui implique de peser un pour et un contre selon des principes). Plus, dans la mesure où il s’agit expressément d’une « substitution », l’homme, dans l’état civil, n’agira plus jamais (dans ses « conduite ») selon la poussée unique de l’instinct ; il aura désormais toujours la capacité de se référer aux principes qui commandent la justice (de se présenter la dualité es actions possibles et faire son choix).
Ce qui, au niveau des actions (dont l’ensemble forme la conduite), ajoute (pour le domaine de l’après, le texte indique « donne ») ce qui manquait (« auparavant »). Autrement dit la substitution de la justice à l’instinct ouvre un champ nouveau : celui de la moralité, qui permet à l’homme de juger (le domaine de l’avant n’est pas immoral, mais a-moral, le domaine de l’après, qui est celui de la moralité, permet d’opposer moralité et immoralité) dans le sens d’exercer son jugement, son entendement pour décider de son action, agir en connaissance de cause selon un savoir. Mais aussi dans le sens d’apprécier la valeur de ces actions -selon des principes- ce qui relève de la moralité au sens actuel d’axiologie.
La classification se poursuit. Avant : l’impulsion physique (« impulsion dans le sens de pousser, ce qui désigne bien une force à laquelle on ne peut résister), l’appétit (au sens classique de désir, c’est-à-dire le mouvement qui porte à satisfaire in instinct). Après : la voix du devoir (qui désigne non plus une poussée nécessaire, mais un appel, de l’ordre de l’injonction –tu dois- et non de l’impulsion avec laquelle on ne dialogue pas) qui nous fait entrer dans l’ordre de la parole, donc à la pensée d’un interlocuteur en nous – ce qui nous dédouble, évoque l’idée même de conscience.
Après également le droit. Droit qui s’oppose d’évidence à la force, et multiplie l’univers de la parole, et même de la parole donnée (et reçue), puisqu’il n’y a pas de droit sans contrat (échange de paroles), que le propre du droit est de se dire, de dire la loi. Ainsi de manière concomitante s’élève la voix du devoir, expression intériorisée ou l’homme du droit, et la parole généralisée du droit qui existe, elle, au niveau social (l’état de droit définissant un véritable état social, un « état civil », permettant à chacun d’être citoyen).
Comme on vient de le voir, le changement au niveau des principes (substituer la justice à l’instinct) a des effets très importants sur l’homme : des effets liés à un passage. Comme on passe de l’état de nature à l’état civil, on passe (se « succède ») de l’impulsion et de l’appétit à la voix du devoir et au droit. Mais rousseau rend dramatiques les effets du passage en ne se contentant pas d’énumérer des notions, mais en marquant le changement au niveau de l’homme lui-même en train d’agir. On quitte le registre abstrait pour une description plus concrète, davantage centrée sur l’homme.
Mais, au moment où il devient sujet (passage dans la sphère du devoir et du droit), subit des contraintes : il se voit « forcé d’agir ». la contrainte (« forcée ») n’est plus celle de l’instinct (ou de l’impulsion physique), mais celle de principes (« autres principes » qui ne sont plus du domaine de la nécessité, mais maintenant du domaine de la légalité).
Cette élévation à la dignité de sujet amène l’homme à se dédoubler. Jusqu’alors il « collait » à lui-même : il ne regardait que lui-même. Maintenant il est en distance avec lui, dans la mesure où ce ne sont plus l’instinct et l’impulsion physique qui me font agir de l’intérieur. On passe du regard (où on se voit soi-même) à la consultation de la raison (ce qui suggère une rencontre, une colloque, pour le moins une conversation à deux, un dialogue), consultation qui vient se substituer au monologue – ou plutôt au discours muet du penchant qu’il suffit d’écouter pour le suivre. Ici on pense au contraire à un débat – où ce qui est le plus raisonnable l’emporte. Certes, cette raison est en l’homme, elle est intérieure à lui, mais jusqu’alors elle était seulement en germe.
Une fois accomplie la partition entre l’avant et l’après, vient la seconde partie du texte qui est le temps du bilan, construit sur la balance des avantages perdus (« il se prive […] de plusieurs avantages ») et des avantages gagnés (« il en regagne de si grands »). Les avantages dont l’homme naturel se prive (dans ce passage inéluctable) ont beau être « plusieurs », rousseau ne les indique pas. Au contraire, les avantages regagnés sont affirmés être si grands que non seulement les pertes sont récompensées, mais que le bilan, comparant les débits et les crédits, est nettement positif.
Les facultés, qui n’étaient qu’en germe, s’exercent dans le commerce que les hommes entretiennent entre eux. L’exercice lui-même entraîne le développement. L’âme, composée à la fois des idées -l’homme est un être de raison- et des sentiments –l’homme est aussi un être de coeur –« s’élève ». La classification que l’on percevait auparavant comme un avant et un après, laisse la place ici à une topologie : un état premier (l’état de nature) sur lequel s’établit un état second (l’état civil). Tout ce qui signifie d’abord le développement quantitatif (développer, s’étendre) prend son sens comme un progrès qualitatif (s’ennoblir, s’élever).
L’homme tenait à la nature, comme à un sol, il s’en détache et opère une élévation toute spirituelle : le haut est valorisé, comme si l’homme accédait à la divinité. Cette signification religieuse est marquée par le « il devrait bénir ». Mais ce n’est pas un prêtre ou un dieu qui doit bénir. C’est l’homme lui-même qui devrait, dans un regard rétrospectif sur sa propre histoire, « louer » (c’est le sens premier de bénir : dire du bien) ce passage, responsable de tant de changements. « Cet instant heureux » peut s’entendre comme un passage soudain, instantané – la réflexion de Rousseau étant plus celle d’un moraliste que d’un historien qui chercherait au contraire à définir dans le temps les étapes progressives de l’évolution historique.
Mais « instant » peut s’entendre aussi, dans un sens plus classique, comme moment proche, comme si ce passage à l’état civil s’était produit dans un temps relativement récent. Cependant la symbolique de l’élévation « au-dessus de » ne va pas sans chute « au-dessus de ». Chute qui n’est pas celle, religieuse, d’un péché originel mais qui est dégradation forgée par l’homme lui-même et dont il est entièrement responsable.
Autrement dit, l’homme peut faire, il fait « souvent » un mauvais usage de sa condition nouvelle, un mauvais usage de la société. Il n’est pas inscrit comme un développement nécessaire que s’installent l’inégalité, l’opposition, ou la licence : au contraire, l’homme est responsable de son histoire, de son élévation, comme de sa chute. Plus il s’élève, plus il réalise l’humanité en lui ; plus il s’abaisse, plus il dégrade son humanité, au point d’atteindre une inhumanité inférieure même à l’animalité qui est celle de l’état de nature.
Mais le passage de l’état de nature à l’état civil assure pour l’essentiel le changement de l’animal engourdi (« stupide ») à l’être intelligent (capable de lier les notions). Ce qui est limité (« borné ») devient ouvert. Telle est la définition de l’homme : un être sans limites (le contraire d’un « animal borné »), capable de dépasser toutes les bornes fixées d’abord par la nature. Cette infinitude de l’homme est la condition même d’un progrès indéfini.
Il est intéressant de voir comment rousseau fait l’apologie de la civilisation, alors que, de manière très hâtive, il est généralement présenté comme un adversaire farouche de l’état social, un partisan résolu de nature.
Plus précisément, il est intéressant de voir comment Rousseau a la capacité de présenter « dialectiquement » la situation de l’homme social, manière de rappeler que l’inégalité sociale n’est pas un fait de nature, mais un fait lié à un certain état social, qui n’a aucune nécessité.
Le texte renvoie plus à l’histoire des idées qu’à l’actualité. L’état de nature évoqué par Rousseau n’a aucun fondement ethnologique, l’idée d’un passage est sans fondement, la description idyllique de « bons sauvages » a seulement une valeur polémique dans les débats idéologiques de la fin du XVIIIème siècle.
Pourtant demeure la question, en amont de tout cela : quels sont les vrais avantages de la civilisation ?
Ce texte insiste sur les avantages que procure la civilisation, ce qui montre bien que Rousseau n’a jamais affirmé que l’état de nature avait existé ni a fortiori prôné un retour à un tel état. C’est seulement dans l’espace social que les hommes peuvent actualiser leur perfectibilité, accéder à une existence d’une plus grande moralité et devenir vraiment « hommes », pour le meilleur et pour le pire.