Introduction
- XVIIème / classicisme
- La Fontaine : a donné à la fable, genre jusque là mineur, ses lettres de noblesse (véritable genre littéraire, proche des « grands genres –théâtre, épopée, poésie…)
- Cette fable appartient au 1er recueil (didactique destiné aux enfants, fables simples, peu développées par rapport au 2ème recueil…).
- Fable qui précède : « Les deux Taureaux et une Grenouille ». Ressemblances : deux personnages identiques face à un personnage tout seul ; une morale appliquée à la politique française. Fable qui suit : « L’Oiseau blessé d’une flèche » : la Belette se prétend oiseau (v. 13). Une fable peu connue.
Le XVIIème siècle est marqué par les écrivains de Cour, tels que Molière, Racine, Corneille et La Fontaine. Auteurs de comédies, de tragédies ou tout simplement de fables, ils exerçaient par leurs écrits une forte influence sous la monarchie absolue de Louis XIV. Molière dresse une piquante satire des « petits nobles » dans son Bourgeois Gentilhomme, tandis que La Fontaine plaît à la Cour avec ses deux recueils de Fables, qui tantôt trahissent les intrigues de cour, tantôt offrent au lecteur une vision plus générale de la vie et lui proposent des conseils qui dépassent les mœurs de la Cour proprement dite.
Dans « La Chauve-souris et les deux Belettes », La Fontaine donne une leçon de « sagesse » à celui qui vit dans un milieu plein de dangers et de pièges. Marqué par la prédominance du genre théâtral, il fait de cette fable une petite pièce de théâtre humoristique qui propose une morale très conforme aux principes du classicisme.
I- Une esthétique théâtrale très « XVIIème siècle »
A. Une petite pièce classique, très symétrique
Par bien des aspects, « La Chauve-souris et les deux Belettes » s’apparente à une petite pièce de théâtre, composée de deux scènes symétriques.
- La structure même de la fable, sa composition repose sur deux anecdotes d’égale longueur –environ quinze vers- très similaires dans leur déroulement. Dans les deux « scènes », la Chauve-souris atterrit chez une belette et, par sa ruse, arrive à se sauver :
« Par cette adroite répartie,
Elle sauva deux fois sa vie ».
- Les dialogues, qui occupent la plus grande partie de la fable, concourent à l’impression de symétrie presque parfaite entre les deux scènes –on pourrait dire « sketchs » de nos jours. En effet, ils sont très similaires : ainsi, la Chauve-souris s’exclame dans la « scène 1 » :
« Je suis oiseau : voyez mes ailes.
Vive la gent qui fend les airs… » (v. 13-15)
Et, dans la « scène 2 :
« Je suis souris : vivent les rats !
Jupiter confonde les chats… » (v. 26-28)
La Fontaine, par ces échos entre les deux dialogues en parallèle, répond au goût classique de la symétrie et de l’équilibre.
B. Le souci de la vivacité et de la variété
Mais, pour ne pas ennuyer le lecteur par une répétition qui pourrait être lassante, il recourt à de nombreux moyens.
- L’abondance de verbes d’action rend le récit trépidant, évite à l’action de stagner et en accélère le rythme ; il s’agit, pour la plupart, de verbes de mouvement, employés au passé simple (qui traduit une action rapide et soudaine) : la Belette « accourut », la Chauve-souris « donna tête baissée »…
( La Fontaine utilise aussi, pour camper deux situations semblables, une présentation différente qui introduit de la variété. Ainsi, les circonstances de l’accident dans les deux « scènes » ne sont pas rapportées de la même façon :
« Une Chauve-souris donna tête baissée
Dans un nid de Belette… »
Plus loin,
« Deux jours après, notre étourdie
Aveuglément va se fourrer
Chez une autre Belette… »
Le ton du fabuliste se fait moins objectif : il laisse percer, en même temps qu’un léger reproche, sa sympathie pour sa créature –à travers l’adjectif possessif « notre », qui en même temps implique le lecteur- ; le personnage n’est plus désigné froidement par sa race animale, mais par son trait de caractère dominant …
- Les similitudes sont aussi compensées par des variantes dans la structure des répliques. Ainsi, la Chauve-souris, bien qu’elle exprime dans chaque scène des sentiments similaires, varie ses expressions et son style :
« Je suis oiseau : voyez mes ailes.
Vive la gent qui fend les airs »
devient, face à deuxième belette :
« Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage.
Je suis souris : vivent les rats ! »
Variété dans le rythme des vers, dans la structure syntaxique,
« Moi, souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles » (v. 11)
« Moi, pour telle passer ? Vous n’y regardez pas… » (v. 21)
- Enfin, comme au théâtre, par souci de contracter le temps, La Fontaine varie la façon de rapporter les paroles : dans la première anecdote, la Belette s’adresse directement à la Chauve-souris (« Quoi ! vous osez, (…) à mes yeux vous produire… ») ; dans la deuxième, les réactions de la Belette sont exprimées indirectement et son discours ramassé (« la dame du logis, (…) S’en allait la croquer en qualité d’oiseau »).
- Variété aussi dans les personnages mentionnés : belettes, chats oiseaux… et même « l’auteur de cet univers » : l’on ne s’attendait guère de voir aussi « Jupiter » (v. 28) en cette affaire…
C. Les « ingrédients » d’une pièce de théâtre…
- Décors, « costumes » et didascalies…
La Fontaine mentionne les décors et les « costumes » nécessaires à la mise en place –sinon à la mise en scène- de l’anecdote : dès le deuxième vers, il précise que l’action se déroule « dans un nid de belette », ce qui sollicite l’imagination du lecteur de façon très concrète.
L’indication de jeux de scène donne à la fable son allure théâtrale de comédie : ainsi la Chauve-souris « donna tête baissée » dans un nid de belette ; plus loin, elle déclare « Je suis oiseau, voyez mes ailes »,
propos qui suggèrent ses gestes qui participent au pouvoir de persuasion de son discours. Ces mots jouent le rôle de didascalies internes qui seraient précieuses pour un acteur désireux de « mettre en scène » la fable.
Cependant, l’absence presque totale d’accessoires rend la « pièce » plus sobre, et par là plus conforme à l’esthétique classique, laisse libre cours à l’imagination et en même temps met l’accent sur l’action et la psychologie des personnages.
- Des allures de tragédie : conflit et suspense
- Comme toute pièce de théâtre, l’action repose sur un affrontement –ici double- : c’est un conflit immémorial qui oppose deux engeances, deux « race(s) », dont l’une aurait « tâché de (…) nuire » à l’autre ; l’une des Belettes est « envers les souris de longtemps courroucée », l’autre est « aux oiseaux ennemie ».
- On pourrait se croire dans l’univers de la tragédie, dans lequel le personnage principal est par deux fois « en danger de sa vie ». Le lecteur est pris par un suspense dans lequel se joue le sort de la « pauvrette », qui pourrait bien devenir victime. Il se demande si la Chauve-souris, prise une deuxième fois, réussira à se « sauver. » Le fabuliste lui laisse même entrevoir la mort tragique de la Chauve-souris : la Belette « s’en allait la croquer en qualité d’oiseau » ou «accourait pour la dévorer ». La réponse à ces interrogations n’est donnée que plus tard, après un long discours argumentatif dans lequel la brièveté de l’octosyllabe –par opposition à l’alexandrin majestueux- traduit le désarroi de la Chauve-souris.
- Le vocabulaire lui-même est celui, soutenu, de la tragédie - il est question de « courroux », d’ « outrage », de « sauver sa vie »- et les périphrases contribuent à ce ton : la Chauve-souris parle de « l’auteur de cet univers » et de « la gent qui fend les airs » pour désigner le créateur d’une part, les oiseaux d’autre part. Se parodiant lui-même, La Fontaine mentionne « la dame du logis, avec son long museau », qui préfigure « la dame au nez pointu » du « Chat, la Belette et le Petit Lapin ».
II- La bonne humeur d’une comédie
A. Le comique de répétition
Et pourtant… malgré ces « ingrédients » propres à la tragédie, la fable reste une comédie et la bonne humeur, l’humour et la fantaisie de La Fontaine l’emportent.
Il s’agit tout d’abord d’un comique de situation. Le fait que la Chauve-souris se laisse « attraper » par deux fois par le même animal amuse le lecteur. Plus loin, lorsqu’elle est si prompte à renier ses origines, elle fait sourire : « Moi, souris ! », « Moi, pour telle passer ? ».
La structure de l’histoire repose sur la répétition, dont on sait qu’elle est source de comique. La symétrie des répliques de la Chauve-souris, presque identiques d’une fois sur l’autre (« Vive la gent qui fend les airs ! », « Vivent les rats »), mais pour soutenir deux thèses diamétralement opposées l’une à l’autre, n’en devient que plus comique.
B. La parodie de tragédie
- Les expressions qu’elle utilise sont plaisantes dans la bouche d’une Chauve-souris comme une parodie de tragédie ; le décalage entre la nature de l’animal et son parler ampoulé, parfois très soutenu, amuse le lecteur : « Jupiter confonde les rats ! » aurait, n’étaient les « rats », les accents d’une imprécation tragique !
- Mais La Fontaine passe sans scrupules du langage soutenu au langage familier :
« Quoi ! vous oser, dit-elle, à mes yeux vous produire… »
s’oppose au verbe familier « se fourrer » (v. 19). Le verbe « croquer » contraste avec l’expression soutenue « on lui faisait outrage ». A « Jupiter » en début de vers font écho… les « chats » !
C. Des personnages amusants et schématiques
- Comme dans la comédie, les personnages sont amusants parce que schématiques. L. F. n’esquisse qu’un seul croquis physique, celui d’une des belettes, tournée en caricature : « La dame du logis avec son long museau ».
- Ces personnages, mi-animaux, mi-hommes, sont en fait plus représentés par des traits psychologiques grossis qui les caractérisent.
1) Les deux Belettes ne pensent qu’à « croquer » ou « dévorer » leur proie, elles n’obéissent qu’à leurs instincts premiers, sans réflexion. Elles sont toutes deux opposées à la Chauve-souris et par leur similitude font penser aux deux pères des Fourberies de Scapin. Elles sont l’image des puissants sans scrupules.
2) La Chauve-souris , elle, est « étourdie », mais elle est aussi très bonne comédienne, douée pour le théâtre, « belle parleuse ». Ses qualités d’avocate qui plaide sa propre cause, sa malice révèlent son intelligence et son à-propos. Le lecteur comprend alors qu’elle représente le courtisan habile et trompeur.
III- La « philosophie » de La Fontaine
« Castigat ridendo mores », disait Aristote de la comédie. La fable semble jouer le même rôle. Dans cette petite « comédie », le lecteur peut discerner d’une part une critique, d’autre part des conseils de vie et une philosophie de la vie propres à La Fontaine.
A. Les cibles de la critique, une vision pessimiste de la société : les puissants et les dangers de la vie
La fable a d’abord une portée politique et sociale.
- Les allusions aux conflits du XVIème siècle que comporte la morale explicite, clairement séparée du récit, -« L’écharpe », pendant les guerres de Religion, servait de signes de reconnaissance aux différents partis en conflit et la « Ligue », dirigée par les ducs de Guise et de Mayenne, s’opposant violemment à Henri III qu’elle chassa de Paris en 1588- ne sont que des masques pour viser le XVIIème siècle dans lequel vivaient –dangereusement- les courtisans, parmi lesquels La Fontaine même. La Fontaine choisit des exemples moins brûlants que ceux de la Fronde, mais personne, en le lisant, ne s’y trompait.
- Les deux Belettes, sans foi ni loi, prêtes à « croquer » les faibles comme la « pauvrette », sont nombreuses à la Cour et font régner la loi du plus fort. La Cour est présentée comme le lieu de tous les « dangers » que les « étourdis » (comme La Fontaine lui-même) ont du mal à éviter.
B. Conseils de vie pour un « sage »
Dans cette société, il faut survivre ou plutôt « sauver sa vie ». Les puissants obligent ainsi les plus faibles à mentir. Et le « sage » ici n’incarne pas dans cette fable la vertu, mais la prudence du faible pris entre les partis.
Par des termes affectifs (la « pauvrette », l’adjectif possessif « notre étourdie ») ou à connotation positive (le « sage »), le lecteur comprend que La Fontaine approuve les procédés de la Chauve-souris, cette hypocrisie volontaire qui consiste à user du pouvoir de la parole et des « adroite(s) repartie(s) » et à savoir changer d’attitude selon les circonstances. Nul héroïsme ou incitation à la vertu à tout prix ; mieux vaut l’habileté et la prudence. Et l’on comprend que, derrière le personnage du XVIème siècle auquel le fabuliste donne la parole directement pour clore avec vivacité sa fable, se profile La Fontaine lui-même.
Au fond, le fabuliste critique la société qui empêche le « sage » d’exprimer sa propre opinion et le contraint à se conduire hypocritement.
C. Une « philosophie » classique ?
Plus généralement, la fable, dans la « philosophie » de la vie qu’elle suggère comme dans son esthétique, obéit au principe classique juste milieu, de la prudence et de la modération -qui s’appuie sur une analyse somme toute assez pessimiste de la nature humaine-. Sous des aspects plus riants et plus plaisants, la vision du monde de La Fontaine ressemble à celle d’un La Rochefoucauld dans ses Maximes.
Conclusion
« La Chauve-souris et les deux Belettes » fait partie de ces fables qui dessinent une conduite de vie qui permit à La Fontaine de vivre dans son milieu et dans son temps : elle allie la vivacité et l’alacrité qui plaisaient tant aux courtisans et les divertissaient et la profondeur de la pensée d’un sage ; elle répond au goût de son époque pour la représentation théâtrale du monde et en même temps débouche sur une « morale » que les comédies de Molière véhiculaient aussi.
Il n’est pas étonnant que des hommes de scène, et même encore tout récemment comme Robert Wilson à la Comédie Française en 2005, aient puisé dans des fables comme celle-ci la matière à un spectacle qui divertit encore enfants et adultes.
Précisions complémentaires
Le contexte historique
C’est une nouvelle fois Esope qui procurera l’argument permettant à La Fontaine d’écrire cette fable. Mais celui-ci en fera une peinture des mœurs politique hésitantes de l’époque. Nous sommes en effet tout proches de la Fronde dirigée contre Mazarin (1648-1653). Pourtant, La Fontaine ne parlera pas de la Fronde mais de la Ligue (1576-1594).
Explication sur les termes du texte
Tête baissée ? Bien sûr, puisque les chauve-souris dorment la tête en bas !
Sans fiction: Sans mensonge.
Ma profession: Le terme
La gent: L’espèce.
Aux oiseaus ennemie: Ennemie des oiseaux.
Qui fait l'oiseau?: Qu’est-ce qui fait l’oiseau ?
Je suis souris, Vivent les rats!: Confusion fréquente chez La Fontaine qui ne distingue pas les souris des rats.
Jupiter confonde les chats!: Puisse Jupiter confondre les chats !
Changeants: Toujours cet accord du participe présent qui, s’il nous déconcerte maintenant, était normal à l’époque.
Changer d’écharpe correspond à notre « tourner la veste », c'est-à-dire changer d’avis ou de camp. A l’époque, on se servait d’écharpes, portées en bandoulière. Leur couleur indiquait le camp auquel on appartenait (les partisans de la Ligue portaient une écharpe verte, ceux du roi une écharpe blanche).
« On dit , faire la figue à quelqu’un, pour se moquer de lui » (Furetière). Il s’agit d’une expression populaire d’origine italienne qui s’accompagnait d’un geste douteux représentant le sexe féminin.