La structure est originale car elle contient plusieurs fables. Elles illustrent deux pendants du même défaut humain : avarice et convoitise, réunies dans l’idée de « fureur d’accumuler » et opposées à la jouissance de l’immédiat. Par ailleurs, la morale est dispersée en trois endroits, ce qui permet d’accentuer son lien avec le récit. Nous étudierons dans cet extrait la morale initiale ainsi que la fable du chasseur.
Problématique
En quoi le fabuliste invite-t-il ses lecteurs au carpe diem ?
Mouvements du texte
Mouvement n°1 : Vers (v.) 1 à 12 : morale initiale sous la forme d’un dialogue entre le fabuliste et le lecteur
Mouvement n°2 : v. 13 à 32 : la fable du Chasseur « convoiteux »
I. Morale initiale sous la forme d’un dialogue entre le fabuliste et le lecteur (v. 1 à 12)
Elle se termine par l’annonce d’une fable double : « redoute un sort semblable / À celui du Chasseur et du Loup de ma fable ».
Vers 1-2 : périphrases « Fureur d’accumuler », « monstre ». Le mot « Fureur » évoque l’hybris grecque – l’excès et la démesure passionnée – qui s’oppose à la mesure, à la modération dans les désirs et dans les plaisirs que prône Épicure. Pour mieux l’attaquer, La Fontaine la transforme en allégorie dès les premiers mots, avec la césure à l’hémistiche, en en faisant un « monstre », au sens classique d’« être contre nature » ; ce « monstre » devient, ensuite, le Sanglier qui tuera le Chasseur. + antithèse entre « monstre » et « Dieux ».
Vers 3-4 : La Fontaine se montre pressant d’abord en affirmant sa présence par l’emploi de la 1re personne : « Te combattrai- je », « ma voix », « ma fable », « mon texte »... Il se présente clairement en moraliste, comparant sa voix « à celle du sage », évoquant « [ses] leçons », « [son] texte ». Il apostrophe directement le défaut qu’il vise (« Fureur d’accumuler »), transformé en allégorie terrifiante (« monstre »), douée d’yeux (« regardant ») et de parole (« demandes-tu »).
Vers 5-8 : Il instaure un dialogue direct avec le lecteur, dont il fait le représentant de l’humanité – d’où l’emploi du tutoiement de la part du moraliste, ainsi que du condescendant « mon ami ». Ce dialogue est pressant, fait de répliques très courtes, présentées comme au théâtre sans incise, souvent sous forme de questions rhétoriques. Il procède par répétitions, en martelant les mêmes idées (il le dit d’ailleurs lui-même : « Je te rebats ce mot » ; « Je reviens à mon texte ») : le verbe jouir est répété 4 fois (« jouissons », « Jouis », « jouisse ») : impératif : conseil.
Vers 9-11 : invitation au carpe diem. Il impose au lecteur l’idée d’une mort imprévue et prochaine, pour l’amener à vivre au présent : « tu n’as pas tant à vivre », « la mort peut te prendre », « perdit » / « périt ». Cette persuasion se fonde sur la peur : « redoute ». + interjection « Eh » : avertissement.
II. La fable du Chasseur « convoiteux » (v. 13 à 32)
À part celle du Sanglier, les morts sont extrêmement rapides et soudaines :
Vers 13 : celle du Daim est à peine évoquée par le plus-que-parfait (« avait mis bas ») ;
Vers 14 : celle du Faon est mentionnée par une courte phrase nominale dont la brutalité est accentuée par l’enjambement (« et le voilà soudain / Compagnon du défunt »).
Vers 16-17 : le fabuliste intervient directement dans le récit : « La proie était honnête : un Daim avec un Faon ; / Tout modeste Chasseur en eût été content ». Ici, le fabuliste interrompt sa narration pour s’adresser au lecteur et lui signaler clairement le défaut du personnage. L’intervention du narrateur est visible par le changement de mode ou de temps : passage au subjonctif plus-que-parfait « eût été ».
Vers 18 : Le Sanglier semble suivre le même chemin, avec une rapidité qui fait sourire (d’autant plus avec la périphrase antique décalée) : « Autre habitant du Styx » au vers 20. Mais, cette fois, il s’agit d’un « monstre » (2 fois) qui laisse présager un autre dénouement. La Fontaine joue ici de l’effet de surprise et du retournement de situation : la bête est donnée deux fois pour morte (v. 20 + « s’abattit ») mais à l’issue d’un combat avec la Parque, avec l’image des ciseaux devenant burlesque tant elle est appuyée.
Vers 24-25 : Le fabuliste interrompt sa narration pour s’adresser au lecteur et lui signaler clairement le défaut du personnage « C’était assez de biens ; mais quoi ! rien ne remplit / Les vastes appétits d’un faiseur de conquêtes ». L’intervention du narrateur est visible par le changement de mode ou de temps : passage au présent de vérité générale (« remplit »). On peut remarquer le style presque familier avec lequel il sollicite le lecteur : interjection (« mais quoi ») – pour réveiller son attention par l’effet de surprise. La phrase oppose la conduite raisonnable et mesurée « assez » à celle du Chasseur, sous forme d’une critique formulée au présent de vérité générale soulignant le défaut moral (« vastes appétits »). La périphrase « faiseur de conquêtes » (v. 25), par son côté hyperbolique, accentue son défaut : la « fureur d’accumuler », « la convoitise », définie par Littré comme le « désir immodéré de posséder quelque chose ».
Vers 28 : « Surcroît chétif aux autres têtes ». L’intervention du fabuliste est moins visible ici, car elle n’interrompt pas la narration mais donne un jugement négatif sur l’action du Chasseur, avec les 2 termes péjoratifs « surcroît » (superflu) et « chétif ». On peut remarquer que ces interventions ponctuent chaque nouvelle victime du Chasseur, pour souligner sa folie insatiable.
Vers 30 : la mort du chasseur est tout aussi rapide et imprévue que les autres : « Vient à lui, le découd, meurt vengé sur son corps » vers 30 ; la rime entre « ressorts » et « corps » souligne bien le renversement qui fait passer le personnage de Chasseur victorieux à victime de sa proie. Et la mention finale de la Perdrix, dans un court octosyllabe ironique, vers 32, montre un ultime retournement : la proie la plus vulnérable est la seule qui en sort vivante !
Le personnage est désigné par les termes « Chasseur » (v. 12, 17) et « archer » (v. 19, 26), qui le cantonnent dans son activité de quête prédatrice. Cette convoitise est mise en valeur par l’opposition des champs lexicaux de la modération (« honnête » v.16, « modeste » v.17, « content » v.17, « assez de biens » v.24) et de la convoitise (« tente » v.19, « friand » v. 19, + adverbe « encor » v.19, « vastes appétits », « conquêtes » v.25). On peut noter aussi tous les procédés d’accumulation montrant que le Chasseur est insatiable : « compagnon du défunt » v.15 (on peut remarquer aussi la rime intérieure : « et le voilà soudain / Compagnon du défunt »), « tous deux gisent » v.15, « un Daim avec un Faon » v.16, « autre habitant » v.20, « Surcroît chétif aux autres têtes » v.28.
Conclusion
Le caractère didactique est donc très marqué : le lecteur est guidé clairement dans son interprétation ; mais La Fontaine n’oublie évidemment pas le côté plaisant avec le récit et le dialogue avec le lecteur. La leçon de la fable, répétée à maintes reprises, est qu’il faut jouir du bien présent, sans remettre au lendemain. Le fabuliste s’en prend donc à la « Fureur d’accumuler » dont fait preuve le Chasseur, par convoitise.
La Fontaine s'en prendra de même dans la suite de ce passage au Loup, dans son avarice et son désir d'amasser. L’erreur fatale des deux personnages est d’oublier la limite de la vie et du temps humains et de ne pas consommer dans le présent les biens acquis. Tous deux comptent avec présomption sur une maîtrise illusoire du futur dont la mort les privera brutalement. Ces deux idées principales, la modération des désirs et la jouissance du présent, sont résumées dans la formule « C’est assez, jouissons ».