A partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, la poésie connaît un nouveau langage, un nouveau monde et voit arriver le mouvement surréaliste du début du XXème siècle. C’est par Apollinaire, qui a inventé le mot « surréalisme », que ce courant a commencé. Car André Breton, principal fondateur du surréalisme, le considérait comme son maître spirituel. En effet la poésie d’Apollinaire est à la fois portée que la tradition et en même temps sur la modernité, ce qui rend sa poésie sensible et harmonieuse. Son recueil Alcools est l’ouvrage majeur qui a permis le passage de la poésie dans le XXème siècle. C’est dans cet ouvrage qu’Apollinaire reprend le mythe de la Lorelei, femme aux boucles blondes qui, à l’origine, a été créée pour symboliser l’amour passionnel dans la littérature. Dans son poème « La Loreley », poème traditionnel et moderne reprenant un mythe lyrique, Apollinaire dresse le portrait d’une femme condamnée par sa beauté, ce qui déclenchera ainsi le thème de la mort causée par l’amour.
« La Loreley », composé de dix-neuf distiques, est en premier lieu un poème traditionnel dont l’histoire se passe au moyen-âge au temps des châteaux, des chevaliers et de la magie. En effet, nous pouvons relever deux champs lexicaux. Le premier porte sur la magie avec les mots tels que « sorcière » (v.1), « magicien » (v.6), « sorcellerie »(v.6 et 10), « ensorcelé » (v.12) ; et le second est un champ lexical du moyen-âge avec « chevaliers » (v.21, 27 et 32), « lances (v.21), « château » (v. 28), « couvent » (v.30). Ces thèmes médiévaux font de ce poème un récit réécrit sous la forme d’un conte. De plus, la phrase « il y avait » (v.1) fait partie des termes techniques employés pour commencer un conte comme par exemple « il était une fois ». Etant placé au premier vers, nous pouvons donc suggérer que le poème est un conte reprenant la légende de la Lorelei. Dans son poème, Apollinaire met en œuvre le fait que cette femme est accusée de sorcellerie à cause de sa beauté et présente les personnages tel que l’évêque et les chevaliers propres à leur tradition comme le couvent : « Menez jusqu’au couvent cette femme en démence » (v.22) ou le jugement : « Devant son tribunal l’évêque la fit citer » (v.3). Retrouvant ici les caractéristiques du conte, ceci insiste sur le fait que son poème est bien un récit fictif.
Tous ces termes faisant de ce récit un poème traditionnel, le registre lyrique, fortement représenté ici, fait aussi partie de ces termes. En effet, le lyrisme est beaucoup utilisé dans la poésie romantique, donc le poème d’Apollinaire reprend la tradition de ce courant littéraire. Nous pouvons voir que le registre de ce texte est lyrique car le thème de l’amour est présent tout au long du poème notamment avec son champ lexical : « amour » (v.2), « beauté » (v.4), « amant » (v.15, 34 et 35), « aime » (v.16), « cœur » (v.17, 19, 20 et 35). Nous pouvons aussi remarquer que le mot « amour » du vers deux est intéressant car il est placé au centre du vers, ce qui permet d’insister sur le thème de l’amour. Un autre thème appartenant au registre élégiaque, qui intervient au cours du poème, est la déploration avec la métaphore « Lore aux yeux tremblants » (v.23) et la comparaison « ses yeux brillaient comme des astres » (v.26). Apollinaire a utilisé ces deux figures de style afin de décrire les larmes de la Loreley lorsqu’elle sait qu’elle est condamnée. Peut-être alors le poète a-t-il voulu provoquer la compassion du lecteur grâce à ces larmes, méthode utilisée pour le registre pathétique.
Mais apollinaire, utilisant des thèmes et des formes traditionnels, insère aussi son poème dans la modernité présente tout au long de son recueil. Ceci est mis en valeur notamment par l’absence de ponctuation ce qui laisse certain vers ambiguës, par exemple avec le vers 10 : « Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie ». Est-ce Loreley qui implore l’évêque de ne pas croire à cette sorcellerie ou est-ce l’évêque qui veut jeter la sorcière dans les flammes ? Nous pouvons aussi observer qu’Apollinaire joue sur les mots avec le vers 13 : « Evêque nous riez Priez plutôt pour moi la Vierge ». Le heu de mot est sur « riez Priez » car ici les rôles entre l’évêque et la Loreley sont inversés : lui est en-train de rire et elle en-train de prier alors que normalement ce devrait être le contraire. Apollinaire a aussi joué sur le mot « flamme » répété plusieurs fois en lui donnant différentes significations car l’un désigne le feu de l’amour au vers 9 et l’autre le feu du bûcher au vers 10 et 11. Aussi, ce qui marque la modernité de ce poème sont les alexandrins qui sont soit raccourcis, soit rallongés, ce qui intensifie la signification du vers. Par exemple, le vers 2 « Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde » est composé de quinze syllabes, ce qui permet d’insister sur le mot « amour » car celui-ci est placé au centre du vers. Donc Apollinaire ne respecte plus certaines règles de la poésie afin de donner plus de valeurs à son poème.
Ainsi, le poème « La Loreley » est à la fois traditionnel grâce aux registres présents et des expressions du conte, mais aussi moderne car Apollinaire prend la liberté de renouveler son poème. Mais à travers la réécriture de cette légende, ne peut-on pas dresser un portrait d’une femme condamnée par sa beauté ?
Dans le poème, la Loreley est surtout mise en évidence grâce à ses yeux qui sont une thématique importante chez Apollinaire car les yeux sont le reflet de l’âme. Nous connaissons la couleur de ses yeux grâce à la métaphore du dernier vers : « Ses yeux couleurs du Rhin ». Le Rhin étant un fleuve, nous pouvons supposer que ses yeux sont de couleurs vers. Mais Apollinaire insiste surtout sur le regard de la Loreley. En effet, plusieurs expressions sont utilisées pour le décrire : « aux yeux pleins de pierreries » (v.5), « mes yeux se sont des flammes » (v.9). Ceci traduit le fait que son regard est remplis d’éclats mais que l’évêque considère ces éclats froids comme de la pierre tandis qu’elle, les sent brûlants comme le feu. Ce qui veut dire que lui la juge froide, sans amour, alors qu’en réalité son cœur brûle d’amour. Autre caractéristique de la Loreley qu’Apollinaire a mis en évidence est la chevelure qui est mise en valeur dès l’ouverture du poème : « une sorcière blonde » (v.1). Les expression qui l’évoquent la mettent en rapport au soleil et à la nature : « le vent traduit ses cheveux déroulés » (v.31), « ses cheveux de soleil » (v.38). Ceci afin de la lier à la séduction car les cheveux blonds sont le symbole de l’érotisme chez la femme donc nous pouvons en déduire que la Loreley est une très belle femme et qu’à cause de cette beauté elle sera accusée de sorcellerie car les hommes ne pouvaient pas lui résister.
Parce que les hommes sont épris de sa beauté, la Loreley est accusée de sorcellerie après les avoir refusés : « Qui laissait mourir d’amour tous les hommes autour d’elle » (v.2). Mais aucune preuve retenue contre elle n’est valable si ce n’est son irrésistible beauté. Ceci, Apollinaire le montre bien, par exemple avec l’oxymore « une sorcière blonde » (v.1) : la chevelure blonde de la femme est souvent associé à l’angélisme et à l’innocence, comment pourrait-elle donc être une sorcière ? De plus, les paroles qu’elle prononce à l’évêque « Prier plutôt pour moi la Vierge / Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège » (v.13 et 14) montrent que la Loreley est croyante car elle demande les prières de la Vierge et la protection de Dieu pour l’évêque. Mais à la place d’être une sorcière, la belle semble être ensorcelée elle-même car elle est victime de sa beauté qui exerce son pouvoir sur les hommes. Elle le dit elle-même par la métaphore « mes yeux sont maudits » (v.7) : elle semble par là dire que c’est une femme maudite car son regard attire et ensorcèle les humains qui la regardent, mais le seul homme par qui elle voudrait être regardée l’a rejetée.
Si la Loreley était véritablement une sorcière alors elle aurait utilisé son pouvoir pour sauver de la mort celui qu’elle aimait : « Mon amant est parti pour un pays lointain » (v.15). Or elle n’a pas pi donc elle est une femme mal-aimée qui a perdue le seul homme qu’elle désirait. Nous pouvons voir que depuis elle en souffre notamment par l’anaphore « mon cœur me fait si mal » répété trois fois au cours des vers 17, 18, 19 et 20. Ce procédé donne un rythme lent à ces vers afin d’insister sur la souffrance et le mal-être de la Loreley. De plus, la Loreley n’est pas seulement rejetée par l’homme qu’elle aime mais aussi, durant son procès par tous les hommes car elle seule se défend contre les jugements portés sur elle. On le voit notamment par le dialogue entre l’évêque qui chercher à la condamner et elle qui essaye de se défendre. On peut en déduire que la Loreley est une femme abandonnée par l’amour car elle-même est tombée amoureuse.
Accusée de sorcellerie à cause de sa beauté, maudite à cause de ses yeux et amoureuse abandonnée et rejetée de tous, la Loreley semble destinée à une fin tragique. Donc le thème de la mort n’est-il pas aussi présent tout au long du poème ?
Dans le poème, le thème de la mort est très liée au thème de l’amour car dans chaque vers qui emploie un terme parlant de sentiments amoureux, un autre terme parlant de la mort apparaît à ses côtés. Par exemple dans le vers « Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde », le mot « amour » est précédé du verbe « mourir », donc la valeur de l’amour perd son sens et devient la mort d’amour. Aussi, dans le vers 17 « mon cœur me fais si mal il faut bien que je meure », le terme « mon cœur » est employé dans une phrase négative qui annonce une envie de mourir, donc ce terme perd son sens lyrique pour laisser place à un sens tragique. On pourrait donc penser qu’Apollinaire a voulu lier l’amour et la mort entre eux et que si l’on est destiné à aimer une personne, on est alors destiné à mourir pour l’avoir aimée. Le poète le définit par les hommes qui sont tombés amoureux de la Loreley et qui sont mort d’amour. D’ailleurs la belle le sait bien quand elle dit : « Veux qui m’ont regardée évêque en ont péri » (v.8). Si elle aussi a aimé un homme comme les hommes qui l’ont aimée et qui sont morts pour elle, ne serait-elle pas elle-même destinée à mourir d’amour ?
Nous pouvons remarquer que la mort de la Loreley est annoncée pendant son procès car elle explique elle-même qu’elle ne veut plus vivre : « Je suis lasse de vivre » (v.7). Elle insiste sur ce fait par une répétition de deux débats de vers : « Faites moi donc mourir » (v.14 et 16). Cela montre que cette femme, ne tenant plus à la vie, et décidée à la perdre. Aussi, lorsque l’évêque décide de l’envoyer dans un couvent, cela précipite la Loreley à vouloir se suicider car, représentant une femme liée à la nature, donc à la liberté, elle ne pourrait pas vivre en étant « une none vêtue de noir et blanc » (v.24) enfermée dans un couvent car le noir et le blanc sont des absences de couleurs tandis que la nature est remplie de couleurs. Lorsqu’à la fin du poème la Loreley se suicide, sa mort est exprimée implicitement : « Elle se penche alors et tombe dans le Rhin » (v.36). La Loreley semblait destinée à cette mort donc ne peut-on pas mettre en évidence un nouveau registre présent dans le poème ?
La Loreley est un personnage solitaire car personne ne semble vouloir l’aider et elle est confrontée aux drames de la destinée humaine, qui est ici l’entrée au couvent ordonné par l’évêque. Mais ne pouvant pas supporter cette idée, sa destinée a été la mort. Ces caractéristiques font parties du registre tragique qui est mis en évidence par la souffrance de la Loreley lorsqu’elle fait allusion par trois fois au départ de son amant. : « mon amant est parti pour un pays lointain » (v.15), « depuis qu’il n’est plus là » (v.19), « du jour où il s’en alla » (v.20). Elle évoque elle-même sa souffrance avec l’anaphore « mon cœur me fait si mal » et le fait qu’elle est lasse de vivre (v.7). De plus, la situation du personnage semble désespérée car l’évêque est décidé à la condamner quoi qu’elle dise : « D’avance, il l’absolvit à cause de sa beauté » (v.4). Aussi, l’évocation simultanée de la mort et de l’amour met l’accent sur la cruauté du destin de la Loreley car celle-ci n’a qu’un seul choix qui est la mort.
Ainsi, le poème de la Loreley est à la fois traditionnel avec la réécriture sous forme de conte et le registre lyrique, et à la fois moderne avec la liberté qu’utilise Apollinaire pour renouveler son poème, qui parle d’une Loreley belle, condamnée à cause de sa beauté et mal-aimée. Ainsi elle est destinée à une fin tragique qui est la mort, thème présent dans le poème à cause de son amant qui l’a abandonnée malgré lui. Mais ne peut-on pas se demander si cet amant, comme les autres hommes qui ont regardé la Loreley, a péri lorsqu’il s’est épris d’elle ?