Ce texte est le poème Les Colchiques tiré du recueil Alcools écrit par Apollinaire en 1912/1913. Il appartient au cycle rhénan mais n'est pas mis dans la section rhénane pour des raisons d'équilibre. Ce poème peut aussi appartenir au Cycle d'Annie Plédène rencontrée (en 1902/3) en Rhénanie. Ce poème est situé après la chanson du Mal Aimé. C'est le poème de la brièveté par rapport à celui qui le précède. Il date de 1902, mais il semble avoir été rédigé en 1901. Celui-ci paraît en revue en 1907 puis en 1911 et intégré à Alcools dans les travaux préparatoires en 1912.
Il s'agit d'un poème lyrique élégiaque (plainte amoureuse : tu/je + nature). Ce poème de tonalité élégiaque met en rapport la saison productrice d'une fleur vénéneuse avec la femme aimée et il évoque l'amour-poison et la fin de cet amour-poison.
I. La structure
On remarque la structure suivante: le poème est composé de 3 strophes qui ont un rythme décroissant : 7/ 5/ 3 vers. (On peut comprendre la diminution des strophes par la progression de l'empoisonnement qui"diminue" la vie.) Les rimes y sont suivies ou plates.
Première strophe :
L'alexandrin domine à l'exception des vers 1 et 2, chacun un demi-alexandrin) et du vers 6 (qui n'est pas de 12 syllabes si on respecte les règles de prononciation poétique.).
Un cadre est présenté : pré/ poison + poison/femme : analogies.
On a aussi une insistance sur la durée de l'empoisonnement.
Deuxième strophe :
L'alexandrin est étiré, probablement au vers 9 et incontestablement aux vers 11 et 12.
On a intrusion d'une rupture : les enfant mais on a maintient de l'empoisonnement.
Troisième strophe : tercet.
Les alexandrins sont étirés aux vers 14 et 15.
On a l'abandon du pré empoisonné.
Il y a donc dans ce poème, une réintroduction d'irrégularité sur base d'alexandrin. On s'appuie sur la structure du texte pour effectuer la lecture linéaire. Avec pour fil conducteur le contre-point permanent au lyrisme.
II. Analyse linéaire
Le titre : on attend par le titre "Les colchiques" un descriptif et une célébration de la nature, un tableau, attente vite contrée dès le premier vers.
Vers 1
- Il pose un lieu : le pré. C'est le lieu de la poésie bucolique (poésie de l'antiquité grecque reprise par Virgile qui prend les amours courtois transposés dans des lieux différents et inhabituels.), c'est le lieu de l'amour courtois.
- Ce lieu, plein de connotations littéraires, est immédiatement qualifié négativement : "vénéneux" en attribut est une pointe de rupture. Cette qualification pose déjà l'origine du poison.
- L'expression "mais joli en automne" est contre-balancement de la qualification négative "vénéneux" par l'opposition introduite par "mais" et un adjectif possessif "joli" qui évoque le charme plus que la beauté.
- Dans ce vers, on retrouve des sons proches très fréquents : une assonance en [ ] élargie en une assonance en [ ]. Cette assonance est renforcée par le hiatus qui met directement en présence ces deux sons : "le pré est".
- On a un deuxième hiatus, chose rare pour un seul vers, dans l'expression "joli en automne".
- Le hiatus est un élément de dissonance avec l'introduction du motif de poison, l'assemblage de qualifications positives et négatives par l'assonance est dissocié par le hiatus.
Vers 2
- Le pré, lieu littéraire, est en quelque sorte rendu à sa valeur prosaïque : lieu de pâturage pour les bêtes, puisque le premier nom qui apparaît dans ce vers est "les vaches" suivi du pronom "y" qui reprend le pré, et du verbe paître.
- Le verbe "paître" dans son participe présent "paissant" a une valeur phonique qui souligne un son nasal qui donne une impression de lenteur, terme qui porte aussi le mot "paix" : le verbe "paître" a donc une connotation de calme, de tranquillité et de lenteur.
Vers 3
- Cette connotation de calme est rendue dans ce vers, également par l'emploi de l'adverbe "lentement".
- La lenteur est soulignée par l'assonance en [en] : "paissant" – "lentement" –"s'empoisonnent".
- La lenteur liée à l'empoisonnement souligne la cruauté. L'empoisonnement est une menace de mort distillée par la lenteur, cruauté de fait qui va contre la douceur des sonorités (amorce d'allitération en [p].)
On a là une plainte amoureuse.
Vers 4
- On a un passage du vers 3 au vers 4 sans coordination grammaticale.
- Cette absence de liaison est une insistance sur le lien causal : le colchique est la cause de l'empoisonnement.
- Le colchique est tout d'abord désigné par sa couleur : "'couleur de cerne et de lila".
- "couleur de cerne" est une couleur donnée comme renvoyant aux yeux, couleur pas très positive car le cerne vient de la fatigue. Cette couleur de cerne prépare la comparaison du vers suivant (v.5).
- On a la même structure qu'au vers 1 : élément négatif + élément positif = double qualification.
Vers 1 : "vénéneux mais joli"
Vers 4 : "cerne et de lila".
- On a une liaison entre la femme et la fleur, liaison négative car la fleur représente le poison.
Vers 5
- On a une trace de rejet avec "y fleurit", verbe dont le sujet est "le colchique" du vers 4, on a donc là une trace de la poésie lyrique.
- On a une autre juxtaposition sans liaison avec "tes yeux" qui commence une nouvelle idée, une ex nouvelle phrase = technique de collage. On a une asyndète, une absence de liaison syntaxique.
- Cette asyndète permet de mettre immédiatement en continuité le fleurissement et les yeux. (on a fleur/fleurissement/yeux (femme)).
- D'ailleurs, la comparaison qui suit "comme cette fleur-là" donnée en attribut en attribut du sujet "tes yeux sont comme …", fait le développement de ce lien.
- Le démonstratif indique une présence "cette", le fait de montrer est exprimé par le "là". On a un soulignement de la démonstration (déictique). Ce terme "là" ajouté derrière "cette fleur" est plutôt péjorative.
- Les vers 4 à 6 établissent le lien "tes yeux", présence de la femme aimée par l'intermédiaire d'une synecdoque / "colchiques" = poison.
Donc on a les yeux qui équivalent à du poison. L'expression "tes yeux" est presque une interpellation.
Vers 6
- L'adjectif "violâtres" qui débute ce vers est un écho à la comparaison du vers 5, dé-taillant encore la couleur du colchique. Le suffixe "âtre" est cependant péjoratif comme pour l'expression précédente "cette fleur-là".
- On a cependant du mal à savoir à quoi cet adjectif se rapporte mais le fait qu'il soit au pluriel peut-être aux "yeux".
- On a encore une double comparaison "comme leur cerne et comme cet automne". On a extension de la couleur à toute une saison entière.
- Le premier comparant est le proche de l'œil : le cerne (circularité : œil au centre) pré-cédé de l'adjectif possessif "leur" qui se rapporte aux yeux.
- Le deuxième comparant : la saison – "cet automne" = "cette fleur-là".
- Les cernes se définissent par rapport aux yeux qui se définissent par les fleurs et à leurs propres cernes, et le tout définit dans une saison.
Vers 7
- Ce vers introduit le rapport poète "ma vie" (par l'adjectif possessif de la 1ère personne du singulier) et la femme aimée.
- "Ma vie" est une expression forte qui désigne le poète tout entier car c'est l'essence même du poète.
- La liaison est marquée par l'expression "pour tes yeux".
- "Lentement s'empoisonne" est une analogie par la construction similaire entre le vers 2 et 3.
v.2 : "les vaches" – "s'empoisonnent".
v.3 : "ma vie" – "s'empoisonne"
Donc on a poète = "vaches".
- On est donc dans l'anti-lyrisme. On a le fil du contre lyrisme, ceci tout en étant dans la souffrance du poète car le verbe "s'empoisonner" marque une souffrance amoureuse.
Nous poursuivons notre étude par la deuxième strophe
Vers 8
- On a une rupture entre les deux strophes qui annonce un changement possible de tonalité par une impression de joie qui sera niée par le bruit.
- "les enfants de l'école" montre la quotidienneté (prosaïque tout comme les vaches).
- La quotidienneté est donnée par l'action des enfants qui vont à l'"école".
- Les enfants sont présentés comme un groupe par leur action : qualifiée par un complément du nom "de l'école" au singulier.
- On la présence du bruit "avec fracas" renforcé par les sonorités en [que] (fracas, avec, harmonica). Cette allitération est une rupture de l'harmonie donnée par les assonances en [an].
Vers 9
- On a d'autres détails prosaïques : "vêtus de hoquetons", "harmonica" (qui contient le mot harmonie)
- Le terme "harmonica" rappelle le "avec fracas" du vers précédent, on a là encore la connotation de bruit.
- On a une rupture renforcée encore par un hiatus : "de hoquetons".
- L'arrivée des enfants est donc dissonance et rupture.
- On a aussi la présence du son dur [t]
- Si synérèse également, "jouant" est aussi une dissonance.
Vers 10
- Il marque une autre activité des enfants : la cueillette qui relance la caractérisation des colchiques = menace de mort donnée par le fait de cueillir.
- On a encore une allitération en [que] : cueillent – colchiques – comme.
- On là encore une nouvelle caractérisation des colchiques qui sont comparés aux "mères" dans : "comme des mères".
- On note que le groupe nominal débutant par "les colchiques" est en extension sur les vers suivants.
Vers 11
- Le comparant "mère" est caractérisé par les "filles de leurs filles " = filiation qui remonte le cours de la génération = elles sont toutes porteuses de poison.
- On a une sorte de monstruosité de la plante.
- Le comparant "mère" est comparé par une trace d'opposition paradoxale.
- On a une reproduction de cette plante montrée comme entièrement féminine (mère = fille) alors qu'il s'agit d'UN colchique.
- On a là un rapprochement fleur/femme.
- Coordonnée à cette similitude, on a l'expression "et sont couleur de tes paupières" juxtaposée. "couleur" = "filles de leurs filles".
- On a une reprise des yeux de la femme : "paupières".
- Mis sur le même plan, on peut dire que les yeux et les filles de leurs filles, les fleurs ont tous le poison.
Vers 12
- On a une répétition du verbe "battent" qui donne une allitération en –b-. On a une idée de désordre plus un embryon d'assonance en [a].
- Le premier verbe du vers 11 a pour sujet "tes paupières" reprises par le pronom relatif "qui".
- On a encore une analogie entre le "femme" et les fleurs qui donne un caractère circulaire : "comme les fleurs".
- L'expression "vent dément" est aussi importante. L'adjectif "dément", négatif, an-nonce une folie et quelque part également la mort.
Cette strophe qui commençait sur une possibilité d'ouverture développe encore le thème du vénéneux du 2ème hémistiche du vers 10 au vers 12.
Nous poursuivons notre étude par la troisième strophe
Vers 13
- On a une impression de lenteur et de douceur donnée par le "tout doucement" et par la pointe d'assonance en [an].
- On a un élargissement de l'alexandrin.
- "gardien de troupeau" est aussi un détail prosaïque qui donne un cadre rural par une activité non noble, un métier dans toute sa quotidienneté – métier humble : pointe anti-lyrisme.
- Le verbe "chante" fait écho à l'harmonica et au fracas de la strophe précédente. Ce verbe fait revenir le lyrisme, qui était la poésie chantée.
- On a un contraste quotidien / lyrisme : dissonance et discontinuité voulues par le poète.
Vers 14
- L'expression "tandis que" annonce une opposition.
- L’adjectif "lentes" fait écho au "tout doucement" du vers précédent.
- Le verbe "meugler" était inimaginable dans la poésie et donne une dissonance. Ce verbe exprime la dissonance par son sens, et a un caractère péjoratif.
- Les vaches : animal qui n'a pas de degré poétique.
- Vers mélodieux par les sons nasaux qui expriment la douceur et font naître encore une pointe de lyrisme.
Vers 15
- On remarque la réapparition de certains termes dans ce vers comme le terme "automne" présent uniquement à la rime durant tout le poème. On a donc un effet d'encadrement par sa place en fin de vers au premier vers et au dernier.
- On un nouvel emploi du mot "pré" qui rappelle le lieu initial.
- On a le participe passé "fleuri" qui est employé comme un adjectif qui fait écho au "fleurit" du vers 5.
- On a encore un aspect négatif donné par le "mal fleuri" : oxymore.
- On a une lenteur encore présente et rendue par le renvoie du COD du vers 14 au vers 15 : "abandonnent"…"le pré".
- sortie des vaches du pré = sortie de l'amour du poète. "abandonnent" indique une fin.
- "pour toujours" est une insistance sur la durée et une sorte de serment anti-amour.
Ce poème qui montrait la plainte amoureuse finit par être serment d'anti-amour. Le dernier vers substitue à la tonalité élégiaque une sorte d'engagement à se prémunir de l'amour. Ce tercet n'est formé que sur une seule phrase, par son sens syntaxique car il y a toujours absence de ponctuation. On remarque qu'il présente le départ des vaches succédant à celui des fleurs qui avait lieu dans la seconde strophe par la cueillette.
On a une analogie entre ces deux départs qui entraînent la fin de l'amour du poète : ils sont chacun précédé d'un "chant" ou d'une musique "harmonica" comme pour introduire ce fait. Le départ des fleurs est le départ de la femme aimée. Le départ des vaches est le départ de l'amour.
Conclusion
Le texte s'écrit à rebours des critères du lyrisme traditionnel. Il reste malgré tout lyrique de manière détournée puisque dans sa conception même, ce poème semble avoir été un sonnet de structure classique, héritier lointain de Pétrarque ; le seul écart qui manquait à l'origine était sa disposition en rimes plates.
La disposition du poème matérialise la disparition progressive des vaches-amant et de l'amour. Il est une forme – sens (la forme correspond strictement au sens du texte) ce qu'Apollinaire mènera plus loin dans les Calligrammes, en 1918.