« La jetée » est un poème en prose de Henri Michaux, extrait du recueil L'Espace du dedans, daté de 1930. Le titre du recueil est éclairant : en effet, l'espace décrit par ce poème n'est pas l’espace extérieur, la mer telle qu'a pu la voir le poète du temps où il était marin, mais un espace intérieur, rêvé ou fantasmé. Nous verrons dans une première partie comment le poème suggère cet univers onirique, puis nous essaierons d'analyser le sens de la vision du poète.
Nous pouvons tout d'abord remarquer que le poème constitue le récit d'un rêve. En effet la première phrase présente le « je » lyrique cloué au lit par la maladie (« je n'avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre »), tandis que la fin du poème réaffirme l'impossibilité dans laquelle il était de se lever et d'aller voir la mer (« Quant à moi, grelottant de fièvre, comment je pus regagner mon lit, je me le demande »). Le poème ne fait donc pas le récit d'une excursion au bord de la mer, mais développe les visions fiévreuses du poète. Ces rêveries ne rompent pas avec le réel, elles le métamorphosent. C'est en effet du « dérèglement des sens » (selon la formule de Rimbaud) que naissent les hallucinations. Ainsi, on quitte la réalité pour le rêve au moment où le regard se brouille et où les sensations visuelles, « profitant du brouillard », perdent de leur netteté. Les sensations auditives contribuent également à l'émergence d'un univers onirique : on passe du flux et du reflux de la mer, personnifiée (« la mer [...] qui respirait »), à « un murmure ». De même, la sensation tactile produite par les jets d'eau froide qui « vous [mouillait], vous glaçait », annonce le basculement du rêve dans la réalité de la souffrance d’un narrateur « grelottant de fièvre ». Le rêve se nourrit donc du réel, jusqu'à se confondre parfois avec lui.
Le poète plonge volontairement dans un univers onirique, comme le montre le verbe d'action « je construisis », mais en révélant « je regardais », il se pose ensuite comme spectateur de ses propres créations. On remarque par ailleurs des effets d’insistance, comme l'antéposition des compléments dans certaines formulations : « Et chaque être ou chose qu'il amenait à la surface, il le regardait attentivement », « Ce qu'il y avait je ne m'en souviens pas au juste » ; cela souligne le fait que le poète contemple ce qui jaillit de son imagination, comme si cela le surprenait. Il semble ainsi se dédoubler. Dès lors, on peut se demander si le vieil homme du rêve n'est pas un double du poète. C'est ce que suggèrent les répétitions : « laissant pendre mes jambes, je regardais la mer », « C'était un homme assis comme moi, les jambes ballantes, et qui regardait la mer », ainsi que l'emploi du pronom « nous », dans une phrase déterminante puisqu'elle contient le mot qui donnait initialement son titre au poème : « Nous remplîmes ainsi toute l'estacade ». Enfin, on note que le poète avoue qu'il « n'a [...] pas de mémoire », ce qui pourrait être l'un des symptômes de la vieillesse revendiquée par le deuxième personnage qui déclare : « je suis vieux ».
Le poème commence donc comme un récit réaliste, mais très vite il glisse vers un univers onirique dans lequel le poète contemple ses peurs et ses angoisses à travers un personnage dédoublé.
À travers le personnage de son double, le poète s'interroge sur la vieillesse et la mort. L'homme qui s'assoit sur la jetée auprès du poète veut en effet faire le bilan de son existence : « À présent, dit-il, que je suis vieux, je vais en [la mer] retirer tout ce que j'y ai mis depuis des années ».
L'image de la jeunesse, qui émerge des éléments que le vieil homme tire de la mer, est très positive. La jeunesse, c'est à la fois la quantité des rencontres et des possessions, et leur beauté. L'« abondance » se lit dans les pluriels des noms : « des capitaines », « des caisses », « des femmes », mais aussi dans certaines formules hyperboliques : « tout ce que j'y ai mis »... Il faut également noter que le paragraphe consacré à l'énumération des plaisirs de la jeunesse est beaucoup plus long que les autres. Quant à la beauté, elle se devine dans la récurrence des termes mélioratifs : un « grand uniforme », des « choses précieuses », « habillées richement ». La jeunesse est donc une sorte d'âge d'or que le vieillard voudrait retrouver, mais en vain.
En effet, alors que le vieillard pêche les trésors de sa jeunesse avec l'espoir de retrouver les plaisirs auxquels ils étaient associés, chacun de ses espoirs est déçu. Cette déception se lit dans une série d'antithèses : « il le regardait attentivement avec grand espoir » ... « tandis que son regard s'éteignait » ; « il espérait retrouver » … « quelque chose en tout était perdu ». Tous les trésors sont démodés : ce sont des valeurs qui n'ont plus cours, qui viennent « d'autres âges » : maintenant « elles ne s'habillent plus ». La vanité de l'espoir du vieil homme se fait entendre dans l'écho entre les deux phrases qui encadrent le paragraphe consacré à la jeunesse : « II se mit à tirer en se servant de poulies » ; « Alors, il se mit à rejeter tout à la mer ». La répétition du verbe, l'allitération en [t] et l'égalité du nombre de syllabes dans chaque phrase qui compte treize syllabes oblige le lecteur à lier ces deux moments : le désespoir, le renoncement est d'autant plus violent qu'il contraste avec l'espoir.
Dès lors le vieil homme, dépouillé, n'a plus qu'à mourir. Ce sont les espoirs déçus qui le tuent ; alors les objets deviennent sujets des verbes d'action («… un long ruban ce qui tomba et qui, vous mouillant, vous glaçait », « Un dernier débris qu'il poussait l'entraîna lui-même »). La métaphore du « ruban » pour décrire la jeunesse qui disparaît définitivement n'est d'ailleurs pas sans évoquer les Parques qui filent le fil de l'existence. Le ruban tombe comme s'il avait été coupé, et la mort s'empare du vieil homme par quatre paragraphes très brefs, comme si le silence du poète s’imposait peu à peu, se faisait plus menaçant. La mort du double du poète serait l'expression d'une angoisse intime, la peur de mourir sans avoir pleinement vécu, la peur de disparaître et de se taire.
Ainsi, dans les hallucinations de la fièvre, le poète laisse libre expression à ses angoisses : peur de ne pas profiter de l'instant présent, d'anéantir le plaisir en voulant le préserver pour l'avenir, peur de la mort, peur du silence. Le « vous » qui apparaît dans la dernière partie du poème enjoint le lecteur à se reconnaître à son tour dans ce vieillard sans espoir.
Henri Michaux fait ainsi de « La jetée », poème en prose extrait de L'Espace du dedans, un récit fantasmagorique dans lequel il mêle l'espace du dehors et « l'espace du dedans », dans lequel il se confond lui-même avec un autre. Libéré de toutes contraintes, il dévoile ses craintes les plus secrètes et exprime une anxiété face à la mort, que le lecteur pourra interpréter comme universelle.