Malraux, La Condition humaine : Dernière nuit en prison

L'analyse linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 16/03/2025 • Proposé par: Qunxsx17 (élève)

Texte étudié

Ô prison, lieu où s’arrête le temps, - qui continue ailleurs… Non ! C’était dans ce préau séparé de tous par les mitrailleuses, que la révolution, quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection, aurait reçu le coup de grâce ; partout où les hommes travaillent dans la peine, dans l’absurdité, dans l’humiliation, on pensait à des condamnés semblables à ceux-là comme les croyants prient ; et, dans la ville, on commençait à aimer ces mourants comme s’ils eussent été déjà des morts… Entre tout ce que cette dernière nuit couvrait de la terre, ce lieu de râles était sans doute le plus lourd d’amour viril. Gémir avec cette foule couchée, rejoindre jusque dans son murmure de plaintes cette souffrance sacrifiée… Et une rumeur inattendue prolongeait jusqu’au fond de la nuit ce chuchotement de la douleur : ainsi qu’Hemelrich, presque tous ces hommes avaient des enfants. Pourtant, la fatalité acceptée par eux montait avec leur bourdonnement de blessés comme la paix du soir, recouvrait Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chat funèbre. Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre ; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir ? Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. Mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaîtraient leurs martyrs, légende sanglante dont se font les légendes dorées ! Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ?

Malraux, La Condition humaine

La Condition humaine, roman d’André Malraux publié dans l’entre-deux guerres, en 1933, raconte le parcours d'un groupe de révolutionnaires communistes. Ils préparent le soulèvement de la ville de Shanghai, survenu quelques années auparavant, du 21 mars au 13 avril 1927.

Opprimés et humiliés par les Occidentaux, les révolutionnaires cherchent un sens à leur vie et trouvent dans le communisme une raison valable de mourir. Le roman raconte ainsi comment ces personnages meurent en héros, en idéalistes allant jusqu’au bout de leurs convictions.

Extrait

Kyo (personnage principal, révolutionnaire communiste) a été condamné à mort et attend son exécution. Il est fait ici le récit de la dernière nuit.

Enjeux de l’extrait

Dans une atmosphère pesante et grave l'extrait montre la beauté du sacrifice, célèbre les condamnés et les évoque comme des martyrs, justifiant le sacrifice et la mort par la légitimité et la nécessité du combat

Problématiques possibles

Comment, par le récit de la dernière nuit des condamnés, Malraux fait-il de leur sacrifice un acte créateur ?

Mouvements

- La prison, lieu sacré (lignes 1 à 9)
- Justification et célébration du sacrifice (lignes 8 à 21)

I. Description de la prison comme un lieu sacré (lignes 1 à 9)

« Ô prison », « résurrection », « grâce », « souffrance sacrifiée » : le lieu est sacralisé, et ce dans tout l’extrait. L'atmosphère est grave, pesante, apaisée.

Le narrateur externe, semble réfléchir ou chercher ses mots. Son interjection (le « Ô » vocatif) ressemble à une prière. La ponctuation de la la première phrase est hachée et hésitante (juxtaposition, subordonnée relative apposée entre tirets, aposiopèse et exclamation).

La dimension mystique du lieu, hors du temps et hors du monde, est contredite par la négation « non ! ». De même que les verbes à l'imparfait « c'était » et conditionnel passé « aurait reçu » montrent qu'ici se rejoignent les condamnés et les autres hommes, et évoquent déjà la fatalité, à savoir que la révolution est destinée à être réprimée, quoi qu’il arrive. Cela est par ailleurs souligné par les propositions subordonnées successives « quel que fût son sort, quel que fût le lieu de sa résurrection ».

La sémantique du sacré, et l'expression de la totalité « de tous », montrent que la révolution est aussi destinée à renaître ailleurs, et que celle-ci a une dimension universelle et intemporelle.

La sanctification, sacralisation des prisonniers et des révolutionnaires sacrifiés est donnée par les propositions subordonnées de manière - ou comparaison - « comme les croyants prient », « comme s’ils eussent été déjà morts », ainsi encore une fois de sémantique de la foi et du sacré « résurrection », « grâce », « croyants prient », « souffrance sacrifiée ».

L’individu disparaît ainsi au profit du collectif. Les champs lexicaux de la mort et de la violence (« mitrailleuses », « mourants » « morts ») , ainsi que de la souffrance (« gémir », « plainte ») évoquent le peuple pour lequel se sont battus les condamnés. L'énumération, ainsi que la gradation « condamnés » / « mourants » / « morts » sont le signe de la fatalité tragique, perceptible aussi dans l’antithèse « lieu de râles » / « amour viril ».

Les verbes à l’infinitif « gémir », « rejoindre » sans sujet donnent une dimension universelle, un communion entre les condamnés et le peuple.

II. Justification et célébration du sacrifice (lignes 8 à 21)

Avec l'évocation de la nuit « jusqu’au fond de la nuit », on a une reprise du thème de la solennité du moment. Il y a néanmoins cette fois-ci la présence d’un espoir « rumeur inattendue ». À nouveau on a une antithèse, entre la souffrance immense « douleur », « blessés », et le bruit étouffé, sourd « bourdonnements ». L'évocation allégorique de la fatalité « la fatalité [...] montait [...] comme la paix du soir, recouvrait », la rend sujet des verbes et lui donne une dimension universelle et apaisante, avec la comparaison à la « paix du soir ».

« Hemelrich », « Kyo » : les personnages sont nommés, pour rappeler leur individualité. « Kyo, ses yeux fermés, ses mains croisées sur son corps abandonné, avec une majesté de chat funèbre ». Kyo est décrit gisant, avec la posture majestueuse d’un mort que l’on honore. Il y a également un référence au linceul (« recouvrait Kyo ») qui donne ici une dimension sacrée. Le conditionnel est utilisé avec deux temps différents. Le passé (« il aurait combattu » / « ce qui […] aurait été changé »), qui désigne ce que Kyo aura fait avant de mourir. Et le présent (« il mourrait », deux fois après un point-virgule, qui fait ici office de connecteur logique d’addition, voire de conséquence) qui a une valeur de futur ici, puisque Kyo va mourir.

La mort sacrificielle des prisonniers semble plus sensée qu’une vie éloignée de ses idéaux. Il n'y a pas ici de marque de regrets : il a vécu avec ceux « avec qui il aurait voulu vivre ». Jusqu’au bout, il a cherché à donner un sens à sa vie, ce qui vaut mieux qu’une vie absurde, même hors de prison. Les superlatifs dans « sens le plus fort et du plus grand espoir » sont des témoins de la force du combat qu’ils mènent, de la célébration de l’idéalisme. « Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir ? », « Comment, déjà regardé par la mort, ne pas entendre ce murmure de sacrifice humain qui lui criait que le cœur viril des hommes est un refuge à morts qui vaut bien l'esprit ? » sont des questions rhétoriques, qui donnent une dimension argumentative au texte, et appuie la vision idéaliste du personnage principal mais aussi celle de l’auteur.

« Il est facile de mourir quand on ne meurt pas seul. » : cette phrase courte, avec le présent de vérité générale, a une valeur assertive (proverbiale) qui met en avant la force du groupe et affirme que combattre pour ses idéaux jusqu’à la mort permet de mieux l’accepter. Avec la sémantique de la fraternité « fraternel », « assemblée », « multitudes », il y a à nouveau idée que l’individu s’efface dans la lutte pour le bien commun.

Un glissement sémantique est opéré de la mort à l’héroïsme avec le polyptote « mourrait » 2 fois, « mourir » 2 fois, « meurt », « mort » 3 fois, « vaincus » / « martyrs », « sanglante » / « dorées », « mort » / « sacrifice ». Il est fait un parallélisme en associant deux adjectifs différents au nom « légendes » : « sanglante » puis « dorée ». Cela donne l'idée selon laquelle les légendes, les histoires que l’on retient et qui marquent une civilisation, passent souvent par des épisodes sanglants. Pour que sa vie ait un sens, il faut donc accepter la mort, comme l'indique l'antithèse « criait », « murmure », qui associe le cri au murmure.

Conclusion

Cet extrait de La Condition humaine présente donc la mort des révolutionnaires comme un acte héroïque et nécessaire, conférant sens et légitimité à leur lutte.

La sacralisation de la prison et des prisonniers transforme la souffrance en un sacrifice collectif et universel, où l’individu se dissout dans l’idéal du groupe. Ainsi, la mort devient un moyen d'immortaliser leur cause et d'honorer leur engagement.