La création artistique est valorisée, en général, par la société, qui conserve la mémoire des oeuvres, par exemple dans les musées et les bibliothèques. De même qu'est valorisée, dans l'opinion courante, la figure de l'artiste, être qui serait exceptionnel et dont l'inspiration, le talent, le don seraient magiques... Nous croyons volontiers que l'on nait artiste, par la grâce de la fée penchée heureusement sur le berceau. Mais l'artiste n'est-il pas plutôt un travailleur, ayant acquis une "maîtrise'' de son art. Cette maîtrise peut-elle être qualifiée de "technique'' ?
I - Le rôle de la maîtrise technique dans la création artistique
1. On oppose habituellement la production ou l'usage technique à la création artistique. La technique déploie le monde de l'utilité, de l'usage, voire du confort. Si l'homme maîtrise par là le monde matériel, accroît sa puissance concrète, l'art semble viser un tout autre but, plus spirituel : exprimer le rapport de l'homme aux mystères de la vie, créer ou exprimer la beauté, voire le tragique du monde et de l'existence humaine. A cela s'ajoute l'image de l'artiste comme inspiré ou magicien, déjà présente chez Platon (Ion)
2. Cette image de l'artiste inspiré est cependant en partie naïve. Créer est aussi un travail, supposant endurance, esquisses, retouches, améliorations. Les manuscrits des écrivains, sur-raturés, les carnets de croquis préparatoires des peintres en témoignent. L'artiste cherche donc la maîtrise de son oeuvre et de son art. Don et travail sont inséparables.
3. Cette maîtrise est effectivement une maîtrise technique. Au sens d'un savoir-faire (jouer un accord sur une guitare, construire une perspective, faire le montage d'un film.) En réalité, toute discipline artistique repose sur la connaissance de techniques spécifiques et nombreuses qui seules permettent d'acquérir un talent et de donner aux oeuvres une forme. C'est bien pourquoi les ateliers d'écriture (pour devenir romancier), le conservatoire ou l'école des beaux-arts existent.
II- La créativité artistique n'est pas réductible à la maîtrise technique.
1. Cependant, la caractéristique d'une activité technique (conduire un avion, une voiture, construire un mur, etc.) est d'être répétitive, calculable, froide et rigoureuse. La technique est comme une science concrète. Or, l'art, tout au contraire, est surprenant, subjectif, incalculable. La maîtrise technique de l'artiste semble donc être une condition nécessaire mais insuffisante pour expliquer l'émotion et la profondeur d'une oeuvre.
2. Il y a en effet quelque chose d'inexplicable dans la création authentique. Le style, l'univers propre à une subjectivité. Les couleurs de Van Gogh ne sont pas celles de Matisse. Le style littéraire, incisif, d'Hemingway n'est pas celui, sinueux, de Proust. La singularité est au pouvoir, en art. L'artiste est en ce sens maître de son inconscient ; il est capable d'en exprimer les rêves et les tourments. Cette "sublimation" (Freud) réussie emprunte des voies qui ne sont pas prévisibles a priori, même aux yeux de l'artiste. Ce qui relève du simple geste technique est au contraire prévisible et répétitif. Si le technicien sait toujours ce qu'il faut faire (ou du moins le but à atteindre), l'artiste comme le contemplateur découvre la vérité de l'oeuvre au fur et à mesure de son invention ou de sa contemplation.
3. La maîtrise d'un artiste est donc imaginative, tout autant que technique. L'art n'est pas robotique. Et seules les oeuvres médiocres, alimentaires sont réductibles à des recettes ou des plans purement techniques. Maîtriser l'imagination c'est aussi la laisser s'exprimer, explorer l'inattendu, dans la mesure où elle ne nuit pas à l'équilibre complexe de l'ensemble d'une oeuvre. Un certain ''lâcher-prise'' est donc nécessaire au travail particulier de l'artiste, tout à fait opposé à la pure maîtrise technique.
III- La maîtrise créatrice du Génie aristique.
1. Une maîtrise technique suppose la représentation claire d'un but à atteindre. Les gestes sportifs, par exemple, sont en ce sens plus techniques qu'artistiques : il faut réaliser le geste efficace (pour se défendre ou attaquer) dans ces conditions-là. L'inventivité artistique est d'un autre ordre. Les règles du jeu elles-mêmes y sont relatives ; on peut les changer, les déplacer, faire jaillir de part en part de nouvelles possibilités.
2. Telle est l'activité du génie artistique. Il fait entendre, à une époque donnée, de l'inouï. Nul n'avait songé à peindre comme Van Gogh en son temps, même si, avec le recul qui est le nôtre, cela nous paraît concevable. Jimi Hendrix nous montre, de même, toutes les possibilités nouvelles que l'on peut tirer de l'éléctrisation des guitares. En ce sens, la maîtrise technique du génie est une maîtrise nouvelle, absolument réinventée.
3. Si l'artiste ne peut donc se passer de maîtrise technique, le plus au point de l'art consiste à créer une nouvelle maîtrise, absolument inattendue, même si elle pourra par la suite être reprise ou imitée. Tel est bien le génie artistique, mais qui a dû d'abord comprendre la technique propre à son art pour la changer radicalement.
Croire que l'art se passe de toute maîtrise technique est une faute d'appréciation, et relève d'un préjugé. Plus encore, cette maîtrise technique n'est pas tant le fruit d'un don (même si celui-ci existe) que celui d'un travail (Picasso peignait 8 heures par jour, bien qu'il dessinât à la perfection des figures comme celles des pigeons dès sa troisième année !). Toutefois, l'art, en son essence, ne saurait être réduit à cette maîtrise. Car la création artistique est d'un autre ordre que technique ; l'art est en effet imaginatif, libre, insaisissable.