L'art semble d'abord être le lieu de la liberté humaine, de l'imaginaire flamboyant de l'esprit, de la créativité. C'est ce qui explique, en général, la valorisation par la société des figures de l'artiste, et la valeur qu'elle accorde aux oeuvres, oeuvres qu'elle conserve dans les bibliothèques ou les musées. Toutefois, comme toute activité culturelle, il semble que l'art doive obéir à un certain nombre de règles et de codes. Pour qu'une oeuvre soit reconnue comme telle ne faut-il pas qu'elle soit "belle'' ? Qu'elle nous procure, en tout cas, un sentiment particulier, distinct de la simple satisfaction animale ? Dans ce cas à quelles conditions parvient-on à créer une oeuvre d'art ? Faut-il suivre des règles ? Ou au contraire s'en affranchir ? On voit ainsi que les rapports entre liberté, inspiration, techniques et contraintes sont en jeu, ici.
I- Il n'y a pas de création artistique sans règle.
1. L'opinion courante aime à penser que l'art n'est pas un domaine comparable aux autres. L'artiste serait un inspiré, un être hors du commun, et les oeuvres seraient inexplicables. Platon déjà, dans Ion, présentait cette thèse en disant que pour certains le poète était un médium entre les hommes et les dieux, recevant des dieux un message qu'il communiquait aux mortels. Cependant cette vision est facile. A l'analyse, il apparaît clairement que tout art ne s'élabore qu'à partir de principes, règles, techniques dont l'artiste doit faire l'apprentissage. Le solfège et les mouvements des doigts pour le musicien, la perspective pour le peintre, la grammaire pour le poète...
2. Il est évident que seul un artiste initié à ces règles pourra créer une véritable oeuvre d'art. Les connaissances et le savoir-faire font toute la différence entre un médiocre artiste et un artiste talentueux. L'artiste médiocre l'est par ignorance à la fois théorique (sur l'histoire de son art) et pratique (techniques, savoir-faire : création, mélanges des couleurs du peintre, dextérité du guitariste.)
3. Qui nierait qu'il faille suivre des règles en science ? Même si l'art n'est pas la science, il est évident que la composition d'une oeuvre dépend elle aussi de règles. Beauté se dit en latin Forma, c'est-à-dire la forme, la belle forme, justement. C'est la constitution d'une forme harmonieuse qui fait l'art.
II- La créativité est irréductible aux règles
1. L'art n'est cependant pas la science. Si une activité rationnelle, liée à la connaissance des règles, s'y exerce, ce n'est pas au sens d'une stricte logique mathématique. Loin s'en faut puisque l'Imagination est reine, ici. Or, le propre de l'Imagination est de créer des rapports inattendus, surprenants, capables de délivrer par-là des émotions ou des idées riches. Toute oeuvre d'art vraiment réussie délivre une sorte de surprise.
2. La pure application des règles et des recettes ne délivre jamais une oeuvre d'art profonde. Ces mécanismes ne suffisent pas. Créer une harmonie originale ne se réduit pas à une concordance d'avec les règles. C'est même, souvent, un jeu ouvert entre les règles et leur transgression qui exprime les atmosphères les plus riches ou émouvantes.
3. Il y a quelque chose d'inexplicable dans la création authentique. Le style, l'univers propre à une subjectivité. Les couleurs de Van Gogh ne sont pas celles de Matisse. Le style incisif d'Hemingway n'est pas celui, sinueux, de Proust. La singularité est au pouvoir, en art. L'artiste est en ce sens maître de son inconscient ; il est capable d'en exprimer les rêves et les tourments. Cette "sublimation" (Freud) réussie emprunte des voies qui ne sont pas prévisibles a priori, même aux yeux de l'artiste.
III - Talent et Génie. L'invention perpétuelle des règles
1. Le Génie artistique est précisement celui qui, à une époque historique donnée, est capable de bouleverser les règles en usage dans son art. Le romantisme du dix-neuvième rompt avec la règle dramaturgique des ''3 unités" pour proposer une expression authentique de la subjectivité. Schönberg invente au début du vingtième siècle un nouveau système musical. Zappa ou les Pink Floyd réunissent musique savante et populaire, etc.
2. Ce pour quoi Kant peut dire que le Génie "donne ses règles à l'art". De nouvelles règles, de nouvelles manières de faire, qui seront une matière vivante pour les successeurs, une source d'inspiration. Les génies font Ecole à cause de la nouveauté de leurs règles. Mais l'originalité est relative à un temps, une époque. C'est pourquoi les génies d'une époque sont précisément les modèles que l'on imite ensuite pour acquérir du talent.
3. Même le Génie a dû d'abord apprendre les règles pour les dépasser par la suite. Tout artiste a une trajectoire initiatique où des modèles se sont présentés. Rimbaud commence par imiter Victor Hugo avant de créer une poésie unique et personnelle.
L'art ne peut se passer de règles. Mais ces règles ne sont pas fixes ; elles sont continuellement inventées et réinventées par les artistes, et en particulier par les génies. Plutôt que de règles, il faudrait parler d'influences et de manières de faire. Il est vrai que l'art du vingtième siècle, provocateur, a cru pouvoir s'affranchir de toutes les règles, y compris d'un rapport à la beauté. (C'est la provocation du monochrome, une toile d'une seule couleur, unie, comme vide. Ou les fabrications en série d'Andy Warhol, selon un procédé plus technique qu'artistique) Mais ce n'est là qu'une période de l'histoire de l'art, qui commence à dater, et dont la règle nouvelle était justement, par un savoureux paradoxe : "Pas de règle !"