Les philosophes de l’Antiquité grecque et romaine considéraient que le bonheur était la principale finalité de l’homme : tous les hommes désirent être heureux. Conçu comme béatitude, ou félicité, le bonheur est défini comme « Souverain bien » (summum bonum, diront les philosophes latins) – auquel tous les hommes s’efforcent d’accéder. Envisagé comme bien suprême, le bonheur se distingue donc de la joie, du plaisir, ou de la jouissance. Il constitue un bien difficile à obtenir, qu’il est rare de posséder. Les conceptions du bonheur varient cependant en fonction des époques, ou des doctrines. C’est pourquoi nous devons essayer, dans un premier temps, de circonscrire la notion du bonheur, de la définir, afin de pouvoir répondre à la question qui nous est posée. Il s’agira ensuite, dans un second temps, de savoir si « être heureux » dépend de nous. Étymologiquement, le terme de « bonheur » vient du latin augarium, qui signifie, en français ancien, « heur », c’est-à-dire « bonne fortune », ou « chance ».
A ce titre, le bonheur ne serait-il pas lié au hasard ? Sommes-nous, par conséquent, réellement responsables de notre propre bonheur, comme de notre propre malheur, si l’un et et l’autre dépendent du hasard, s’ils sont aléatoires ? Le hasard ne saurait cependant justifier intégralement la qualité d’une existence. Il semble que certains événements, contribuant à notre bonheur ou, inversement, le contrariant, sont provoqués par nous, tandis que d’autres ne le sont pas. C’est précisément ce qu’il nous faudra élucider, en tentant de voir, justement, ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Enfin, nous verrons en quoi la notion de bonheur est intrinsèquement liée à celle de liberté : l’homme libre, en effet, est responsable de sa propre existence, et par conséquent de son propre bonheur.
I. Qu’est-ce que le bonheur ?
a) Différence entre le plaisir, la joie et la béatitude. Aristote – Spinoza - Hegel
Le bonheur se distingue du plaisir, considéré le plus souvent, dans la tradition philosophique, de manière négative. Platon estime que le plaisir est tyrannique ; conséquence ou résultat de la satisfaction d’un désir, il s’estompe progressivement, pour laisser place à un nouveau désir. Lié au manque, celui-ci demande d’être satisfait. Un désir non assouvi est lié au déplaisir, à la souffrance. Nous ne pouvons donc pas faire dépendre notre bonheur du plaisir, et des désirs qui lui sont associés. De son côté, Epicure place le plaisir au centre de sa doctrine, écrivant, dans la Lettre à Ménécée, que c’est du plaisir qu’il faut partir pour déterminer ce qu’il faut rechercher ou fuir. Mais le désir n’en est pas moins lié, chez Epicure, à l’ « ataraxie », correspondant à la tranquillité de l’âme et à l’absence de souffrance. Le plaisir est donc à ce titre défini, comme chez Platon, mais dans une perspective différente, de manière négative. Tous les plaisirs ne sont pas bons, et il existe certains désirs que nous devons éviter de satisfaire, si nous voulons être heureux. Les désirs non naturels et non nécessaires, montre par exemple Epicure, sont superflus ; nous ne devons pas chercher à les satisfaire. Ces désirs sont essentiellement générateurs de troubles. En revanche, nous devons satisfaire les désirs naturels et nécessaires : ils sont liés aux besoins essentiels de l’homme. D’une manière plus générale, un grand nombre de philosophes estiment que le bonheur est un état durable, tandis que le plaisir correspond à un état fugitif, éphémère.
Spinoza, au 17ème siècle, s’appropriant l’expression de « Souverain bien », concept central au sein de la philosophie antique grecque et romaine, identifie ce « Souverain bien » au bonheur lui-même, conçu comme « béatitude » : mais ne nous ne méprenons pas sur ce terme. La béatitude correspond à un bonheur stable et parfait, qui est l’état de plénitude du Sage. En somme – seul le philosophe peut accéder au bonheur authentique. La foule, les gens vulgaires, dit Spinoza, ne sauront jamais ce qu’est la béatitude. Spinoza fait néanmoins l'éloge de la la joie : passion positive par excellence, la joie est ce qui nous permet de passer d’une perfection moindre à une plus grande perfection. Elle ne correspond pas à l’exaltation à laquelle on la compare habituellement. Hegel, de son côté, trouve un dénominateur commun aux notions de plaisir et de bonheur : ce dénominateur est celui de la « chance ». En revanche, le propre de la béatitude est, selon lui, de ne faire aucune place à la chance. Nous comprenons que pour Hegel la béatitude résulte d’un choix, tandis que le bonheur ou le plaisir dépendent très souvent du hasard.
Dans le cadre qui vient d’être délimité, nous pouvons apporter un premier élément de réponse à la question qui nous est posée : le bonheur dépend de nous, si nous avons bien compris en quoi consistait la véritable nature de ce bonheur.
b) Le bonheur comme finalité de l’existence. Aristote
Selon Aristote, et au sein de la philosophie antique dans son ensemble, le bonheur est la fin suprême à laquelle toutes les autres fins sont subordonnées. Ainsi que l’écrit Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque: Tout ce que nous choisissons est choisi en vue d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi. (Livre X, chapitre VI). En s'exprimant de cette manière, Aristote affirme que le bonheur n’est pas un don, et qu’il ne dépend pas du hasard ou de la chance. Le bonheur est le fruit de notre travail et de notre réflexion. Il est, par conséquent, en notre pouvoir d'être heureux.
La philosophie antique dans son ensemble aura cherché à donner du bonheur une définition en vertu de laquelle le bonheur serait en notre pouvoir, et dépendrait de notre volonté. Le bonheur est lié à la sagesse, et celle-ci consiste à élaborer un art de vivre au terme duquel nous aurons édifié notre propre bonheur.
c) Le bonheur ne peut être le bien suprême de l’existence. Kant
Le bonheur, que Kant, au 18ème siècle, nomme également « jouissance de la vie », est certes ce que recherchent tous les hommes. Le problème vient du fait, explique Kant, que chaque homme se fait une conception différente du bonheur. On ne peut donc pas vraiment dire en quoi le bonheur consiste. Il demeure un concept vague, indéterminé : Le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir que tout homme a d’être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut (Fondements de la métaphysique des mœurs, II, éd. Delagrave, pp. 131-132). Il existe par conséquent autant de définitions du bonheur qu’il existe d’individus. Nous ne pouvons donner du bonheur une définition objective, universelle. C’est pourquoi le bonheur reste finalement, selon Kant, un « idéal de l’imagination ». Il serait même « pathologique », puisqu’il est essentiellement apparenté aux émotions, aux sentiments et aux passions. Et ce qui relève de l’affectif ne doit pas rentrer en ligne de compte, s’il s’agit de savoir quel est le but principal que l’homme doit poursuivre.
II. Le bonheur dépend-il de nous ?
a) L’homme est responsable de son existence, et donc de son propre bonheur
Nous avons montré que la philosophie antique considérait, dans sa globalité, que le bonheur dépendait de nous. Epictète considère, par exemple, que celui qui ne s’occupe que de ce qui dépend de lui peut connaître le bonheur, opérant un renversement des termes de cette interrogation : « Dépend-il de nous d’être heureux ? ». Il dépend de nous d’être heureux, dès lors que nous savons que notre pouvoir d'agir ne peut s'exercer que sur ce qui dépende de nous. Abstenons-nous par conséquent de vouloir maîtriser ce qui nous échappe. Nous sommes responsables de notre bonheur pour autant que nous ne cherchons pas à contrer la fatalité ou le destin.
Dans une optique plus contemporaine, les termes de notre problématique s’énoncent de manière différente. L’homme a cessé d’être soumis à la Nature, comme chez les Grecs ou chez les Romains. Il ne règle pas ses désirs en fonction de ce que la Nature lui dicte. L’emprise de la religion, au sein des démocraties occidentales, est moindre qu’à l’époque du rayonnement du christianisme. Pas davantage qu’il n’obéit désormais aux règles de la nature, l’homme n’obéit aux règles de la religion. S’étant affranchi de toute transcendance, l’homme est seul face à lui-même. Il a conquis son autonomie, sa liberté. A ce titre, il est responsable de son existence, et donc responsable des événements qui la marquent, des situations dans lesquelles lui-même se trouve. Il lui appartient, en théorie, de construire sa vie.
On peut néanmoins se poser la question de savoir si certains facteurs, indépendants de sa volonté, n’influent pas considérablement sur son bonheur. En un seul siècle, les sociétés ont considérablement évolué. Axées principalement sur la croissance économique et sur la consommation, les sociétés contemporaines font de l’acquisition des biens matériels le principal facteur de la réussite individuelle; de cette réussite dépend notre bonheur. Certes, nous savons pertinemment que l’argent seul ne fait pas le bonheur. Néanmoins, il paraît difficile d’être heureux si l’individu se trouve en situation de précarité, s’il n’a pas de travail, ou ne peut payer un loyer. Et les circonstances ayant conduit à cette précarité sont en elles-mêmes très aléatoires et très diverses.
b) L’homme ne peut maîtriser entièrement sa propre destinée
Devenu maître de sa destinée, libre de choisir ce qui lui convient, aussi bien dans sa vie professionnelle que dans sa vie privée, l’homme reste néanmoins soumis aux aléas de l’existence. Il faut désormais tenir compte des spécificités de l’individu contemporain, que certains sociologues contemporains, tel Gilles Lipovetzky, qualifient d’ « hypermoderne ». Autrefois, explique-t-il en substance, quand on était ouvrier, on vivait comme un ouvrier, c’est-à-dire avec des comportements, des idées, des sentiments propres à ce milieu. Les individus se sont peu à peu libérés de leur mode d’appartenance, et ont pris leur distance par rapport à certaines normes collectives établies. L’individu, désormais, choisit sa vie. Dans L’individu incertain (1995), Alain Ehrenberg estime considérable le nombre de problèmes que l’individu aujourd’hui est sensé prendre en charge. Privé des repères qui, traditionnellement, étaient les siens, l’individu est déstabilisé, et il souffre.
Alors que les sociétés gérées par des normes et par des interdits –tels les interdits religieux – généraient des pathologies de la culpabilité (on se sentait coupable devant Dieu d’avoir enfreint ces interdits), les sociétés individualistes contemporaines provoquent des pathologies de la responsabilité, associées à ce que nous nommons « la dépression ». Le relâchement des dispositifs d’intégration, tels que l’école, la famille ou le travail provoque en outre l’incertitude et l’inquiétude. L’égalisation de l’homme et de la femme, tout aussi nécessaire et indispensable soit-elle, a généré des troubles d’identité, alors que cette identité était bien fixée. Aujourd’hui, un grand nombre d’individus ont la sensation de ne pas maîtriser leur destin, et l’anxiété que cela génère les éloigne du bonheur. C’est probablement pour cette raison que les ouvrages proposant des « recettes » pour être heureux, émanant parfois de philosophes ou de médecins, rencontrent un grand succès dans les librairies. Les méthodes de développement personnel , les ouvrages sur l’art de vivre, sur la manière de gérer sa vie paraissent en grand nombre. L’individu contemporain veut être un individu épanoui, mais très souvent, alors qu’il est maître de son existence, libre de ses choix, le bonheur lui échappe.
III. Il est nécessaire d’être libre pour être heureux
a) Le bonheur n’a de sens que si l’homme est libre. Hegel -Sartre
On peut en outre estimer que la liberté a davantage de valeur que le bonheur, ou encore qu’il ne peut exister d’homme qui soit assujetti à un autre en se satisfaisant de cet état. Les deux notions seraient en quelque sorte concurrentes. En privant l’homme de sa liberté, on le prive d’une partie de son humanité, d’une partie de son essence. Le bonheur, sans la liberté, n’a pas de sens. On peut rappeler la devise des castristes au moment de la révolution cubaine, en 1959 : « La Liberté, ou la mort ». Hegel, dans ce passage de la Phénoménologie de l’esprit que l’on a coutume d’appeler « la dialectique du maître et de l’esclave », montre que la figure symbolique du « maître » représente celui qui préfère la mort à la servitude. Il préfère, dans la perspective d'une lutte à mort avec un autre homme, risquer sa vie plutôt que de risquer de se trouver dans la position de l'esclave. Vainqueur de cette lutte à mort, il deviendra le "maître". Le « dominé » (l’esclave), en revanche, préfère l'esclavage à la mort. La crainte de perdre la vie est plus forte que la crainte de perdre la liberté.
Peut-on préférer le bonheur à la liberté, et peut-on encore concevoir ces deux idées sous cette alternative ? Nous pourrions en effet être libre sous n’importe quel régime politique, et dans n’importe quelle circonstance. Prisonnière dans le camp de concentration de Ravensbrück, l’anthropologue Germaine Tillion (1907-2008) écrit une opérette. Sartre, de son côté, pense que « nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande ». Certains ont pu dire, dans une perspective similaire, que les plus belles pages de la littérature ont été écrites en captivité. C’est en faisant l’expérience de la servitude que l’homme sait ce que la liberté représente. De la même manière, c’est en faisant l’expérience du malheur que l’homme se rend compte de ce que véritablement le bonheur représente.
Sartre affirme également, dans les Cahiers pour une morale (1983), que la liberté est liée à la mort, et à ce risque de mourir que nous courons en permanence. C’est à travers cette perspective de la mort, et den considération de notre finitude, que nous pouvons appréhender ce que représente la liberté. La liberté est interrogation, incertitude quant aux conséquences de nos actes. Nous ne savons jamais à l’avance ce qu’entraînera telle ou telle décision. C’est parce que nous ignorons de quoi demain sera fait que nous sommes libres. Ne peut-on pas en dire autant du bonheur, en tant qu’il est lié, précisément à la liberté définie sous cet angle ? Quelle consistance aurait un bonheur dépendant de « recettes » ou d’ « ingrédients » qui nous aurait permis de le fabriquer ? Il faudrait accepter que le bonheur puisse ne pas dépendre de nous, si nous voulons saisir la véritable essence du bonheur.
b) Cependant, on ne peut pas considérer que l’homme est inconditionnellement libre. Spinoza – Freud.
En effet, il n’est pas toujours conscient des causes qui le font agir de telle ou telle manière. Tout ne dépend pas de sa seule volonté : s’il en était ainsi, tous les hommes seraient heureux.
Les philosophes considérant que l’homme est libre estiment en même temps qu’il dépend de lui d’être heureux. Responsable de ses actes, de ses choix, des décisions qu’il prend, il est en même temps responsable de leurs conséquences sur sa propre existence. On peut donc penser, a contrario, que les philosophes qui ne croient pas que la liberté humaine existe, ne pensent pas non plus que l’homme puisse être responsable de son propre bonheur, ou maître de sa destinée. Dans la cinquième partie de l’ Ethique, Spinoza explique que seul l’homme libre peut être heureux. Pourtant, Spinoza a préalablement affirmé que nous ignorons, la plupart du temps, les véritables causes de ce qui nous fait agir. Nous croyons agir librement, explique Spinoza, alors que nous ignorons les causes qui nous déterminent. En fait, il faut comprendre que chez Spinoza, seul est « libre » l’homme qui se connaît lui-même. Comment, alors, peut-on se connaître soi-même ? En connaissant, montre Spinoza, la nature de nos besoins, de nos désirs et de nos passions. Que sait encore l’homme libre ? L’homme libre sait, précisément, qu’il n’est pas libre, et que sa liberté est en grande partie illusoire. Fort de ce savoir, il est alors possible pour l’homme sage d’acquérir ce minimum de liberté, à partir de laquelle il pourra construire son bonheur.
Il faut enfin évoquer Freud, qui, en postulant l’existence de l’inconscient, prive l’homme d’une grande partie de sa liberté, en montrant que ses agissements sont le fruit de mécanismes inconscients. En cela, l’homme n’est pas responsable de ce qui lui arrive. Il construit son bonheur ou son malheur sans savoir pourquoi. Il veut être heureux, mais il est malheureux. Il ignore pourquoi il est en état d’insatisfaction perpétuelle, alors même qu’il recherche le bonheur. Freud établit donc le constat d’après lequel il ne dépend donc pas de l’homme d’être heureux. La psychanalyse, en fonction d’une méthode ou d’un processus thérapeutique mis en place par Freud lui-même, devra permettre de remédier à une pathologie dont il estime que chaque individu, à des degrés divers, est porteur.
Conclusion
Nous avons établi que d'après certaines considérations, il dépendait de nous d'être heureux; au regard d'autres perspectives, nous constatons que nous ne pouvons échapper au hasard. Nous dépendons de la survenue d'événements sur lesquels nous n'avons pas de prise. Nous ne pouvons éviter les accidents, les maladies, les catastrophes - même si nous conservons les moyens de ne pas nous exposer à certains risques. Certaines circonstances doivent être réunies pour que nous puissions être heureux, et il n'est pas certain que Sartre ait eu raison d'affirmer que nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation allemande, même s'il voulait dire par là que nous ne saisissons véritablement l'essence de la liberté que lorsque nous en sommes privés.
La question reste néanmoins ouverte, dans la mesure où il est toujours aussi difficile de donner du bonheur une définition homogène. Car la définition du bonheur est faite d'éléments à la fois universels, objectifs (on ne peut par exemple être heureux si nos besoins primaires ne sont pas satisfaits), et subjectifs : comme le disait Kant, il existe autant de définitions du bonheur qu'il existe d'individus. Chaque individu se fait sa propre conception du bonheur. Il dépend de nous d'être heureux pour deux raisons principales : d'abord parce que nous sommes libres, et à ce titre acteurs, à travers nos choix, de nos décisions, de nos agissements, de notre bonheur; ensuite parce que nous sommes capables de nous fixer des objectifs raisonnables et de limiter nos désirs, ou certaines ambitions. Il ne dépend pas de nous d'être heureux en revanche au regard de ce que nous pouvons difficilement prévoir, maîtriser. Nous sommes dépendants d'influences extérieures, auxquelles nous restons soumis.