L'unité de l'œuvre d'un grand peintre, dont on sait reconnaître le pinceau depuis ses premiers tableaux jusqu'aux réalisations de ses dernières années, n'est pas contradictoire avec des changements dans son style ou ses sujets d'inspiration, qui peuvent varier dans l'espace d'une vie. Son art varie avec le temps, mais ce dernier est aussi ce qui manifeste la permanence du style propre à l'artiste.
Comment, plus généralement, penser cette identité du moi au cours du temps : comment se fait-il qu'en dépit des changements, je reste le même ? Le temps est en effet ce qui à la fois me fait changer et ce qui témoigne de ce que je reste le même. Comment penser l'identité du sujet et la cultiver au mieux ?
La permanence du sujet que je suis dans l'expérience, qui semble offrir une première réponse, est cependant insuffisante: c'est en effet l'identité du sujet de la connaissance et, plus encore, celle du sujet de l'action qui permettra de comprendre comment je peux rester le même en dépit du temps.
I. Le moi empirique
1. L'expérience du changement
L'expérience me présente mon moi comme changeant. Je vieillis, mes goûts se modifient, mes activités changent au cours de mon existence, je ne revois plus volontiers les mêmes personnes que j'aimais voir il y a quelques années. Tout cela me montre que je ne demeure pas le même au cours du temps, et c'est à peine si j'arrive à comprendre pourquoi j'ai pu agir de telle façon jadis, tant je suis devenu étranger à moi-même, au point que je douterais que c'est moi qui avais agis ainsi, si je n'avais pas gardé la mémoire de mes actes. Il n'empêche cependant que, quoique j'aie changé, c'est bien moi qui suis l'auteur de mes actes passés, et c'est bien à moi que l'on peut imputer mes fautes passées ou attribuer mes mérites éventuels, et à personne d'autre. Je reste donc toujours d'une certaine façon le même, quoi que je devienne. Quelle est donc cette part de moi-même qui semble rester invariable?
2. La permanence physique
Une chose en tout cas m'accompagne de ma naissance à ma mort: mon corps. Quoiqu'il puisse lui aussi changer, on me reconnaît malgré mon âge, il y a quelque chose qui reste dans mon apparence physique. Mon corps, quoiqu'il se développe et se transforme, suit en cela les lois de son évolution interne et conserve ainsi quelque chose d'invariant. Mon code génétique, qui symbolise mieux que tout cette invariabilité physique de mon être, me permet de rester le même tout au long de mon existence. À cette invariabilité chromosomique répond, à l'échelle macroscopique, l’invariabilité de mes traits physiques, qui découle de l'identité de mon patrimoine génétique. Cette première forme de la permanence du sujet n'est pas à négliger, puisque c'est elle d'abord qui permet à autrui de me reconnaître. Je reste le même d'abord parce que mon corps reste mien et unique, de la couleur des yeux aux empreintes digitales.
3. La permanence psychologique
Ce qui permet de reconnaître quelqu'un d'après son apparence, c'est ainsi d'abord son corps. Mais celui-ci ne doit pas seulement être conçu comme la somme de ses constituants matériels. Un corps, c'est aussi une certaine façon de se tenir, une certaine expression du visage, une certaine intonation de la voix, une certaine manière de parler. On ne peut circonscrire le corps à sa dimension physique; avoir un corps, c'est déjà avoir autre chose qu'un corps. De ce fait, l’identité physique ne peut jamais être séparée de l'individualité psychologique qui la détermine et par quoi elle est à son tour déterminée. Je demeure en ce sens ce que je suis parce que j'ai un certain naturel, un certain tempérament, un certain tour d'esprit, des qualités intellectuelles qui me définissent. Comme être pensant, je possède des qualités qui permettent elles aussi de me caractériser, et par les quelles je me caractérise moi-même. La mémoire tient ici une place privilégiée: c'est par elle que se constitue le sentiment de mon identité, qui fait que je ne suis pas à tout instant plongé dans l'extériorité, que je ne peux me retrouver ou me ressaisir moi-même. Mon identité empirique se construit ainsi contre le temps, par ma double identité physique et psychologique.
II. Le sujet de la connaissance.
1. Critique de la permanence du moi empirique
Cette permanence du sujet empirique reste cependant contingente, et donc sujette à caution. Le moi ainsi défini reste en effet celui de la simple existence naturelle, et son identité est soumise aux lois de la nature et à la multiplicité des causes naturelles qui peuvent la remettre en cause. C'est ce que Pascal décrit dans les Pensées (éd. Brunschvicg, 323): “... celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l’aime-t-il? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables?” Pascal ne peut placer le moi dans les qualités corporelles ou psychologiques, qui ne sont que des qualités contingentes, et demeurant extérieures au moi véritable. Il semble qu'il faille aller plus avant dans l'analyse de la notion de moi pour tenter de préciser ce qui peut y rester identique dans le temps.
2. L'identité du sujet pensant
Le moi pensant, sujet de la connaissance semble présenter un sujet identique à lui-même, résistant à l'emprise du temps. L'ego cartésien, sujet du cogito, est en effet sujet de la seule connaissance qu'il a de lui-même comme nature pensante, connaissance qui ne dépend nullement des conditions empiriques et, en particulier, du temps. La pensée que je forme en affirmant que je suis un être pensant me donne un sentiment de mon être contre lequel le temps ne peut rien. Le cogito est une vérité intemporelle, comme l'est toute connaissance pure. Par la connaissance que je possède, je m'affranchis de la temporalité et j'ai part à l'éternité. Je ne pourrais même pas dire je si je n'étais pas pur sujet pensant: je serais constamment dans l'extériorité, hors de moi-même, sans être le sujet de mes propres actes. La pensée, parce qu'elle est activité réflexive, retour à soi-même, permet de découvrir ce soi-même invariable dans le sujet pensant et connaissant.
3. L'identité du sujet transcendantal
Cette conscience de soi du sujet cartésien reste encore empirique, nous dit Kant dans la Critique de la raison pure (“Analytique transcendantale”, § 16 “De l'unité originairement synthétique de l'aperception ”): le moi que j'aperçois dans le je pense est encore en effet le moi empirique, puisque j'en fais l'expérience dans le je pense. Ce moi est en effet un simple objet, le contenu d'un phénomène, qui m’apparaît par l'entremise des sens, ou plutôt d'un sens bien particulier, le sens interne (par opposition aux cinq sens externes, qui me livrent des perceptions d'objets extérieurs à moi-même). Le sujet transcendantal ne peut quant à lui être éprouvé, puisqu'il est posé comme condition de toute expérience: c'est lui qui rend possible toute expérience en accompagnant toutes mes représentations, c’est-à-dire en faisant qu'elles soient justement mes représentations, en faisant qu'il y ait représentation, c'est-à-dire qu'il y ait représentation pour un sujet, sans quoi elles s'évanouiraient.
III. Le sujet de l'action.
1. Critique de l'identité du moi comme sujet de la connaissance
Le sujet identique à lui-même à travers le temps que nous venons de trouver en l'espèce du sujet transcendantal (lequel est en effet, par hypothèse, condition de l'expérience, et n'est donc pas soumis à cette dernière, et par conséquent au temps qui est l'une des formes de l'expérience) reste certes le même en dépit du temps, mais est-ce encore moi? On pourrait en douter à la lecture de la suite du texte de Pascal cité précédemment: “Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent [c'est-à-dire quelles qu'y fussent les qualités? Cela ne se peut et serait injuste.” L'identité physique ou psychologique n'était pas telle qu'elle pût résister aux assauts du temps, et restait extérieure au moi véritable; inversement, du sujet transcendantal est celle d'un sujet anonyme, il n'y a pas de raison que ce soit moi plutôt qu'un autre. Le moi semble se tenir entre ces deux extrêmes, et son identité ne pas pouvoir se penser spéculativement comme celle d'un être naturel ou pensé transcendentalement.
2. L'identité du caractère
Si aucune solution spéculative n'est trouvée à la question de l'identité du sujet pris dans le cours du temps, peut-être devons-nous nous tourner vers le sujet pratique. Le sujet de l'action, du fait même qu'il agit, est inscrit dans la temporalité. Il semble paradoxal de le choisir comme sujet n'étant pas soumis au changement. Ce paradoxe disparaît néanmoins si l'on songe à ce que peut être l'identité du caractère de l'être qui agit. On peut en effet assigner à tout être raisonnable un caractère intelligible qui contienne la loi ou la raison de la série de ses actes. Le caractère intelligible, tel qu'il apparaît chez Kant dans la Critique de la raison pure (“ Dialectique transcendantale”, “Éclaircissement de l'idée cosmologique d'une liberté en union avec la nécessité universelle de la nature”, n'est pas en contradiction avec la liberté humaine; bien au contraire, cette dernière n'est possible que par ce caractère intelligible. Celui-ci n'est pas le caractère empirique qui donne à un être son identité psychologique, comme il a été vu précédemment, mais le caractère que je me donne librement à moi-même, que je choisis dans mes actes et que ceux-ci manifestent. Mon caractère intelligible rend intelligible mon action, en faisant qu'elle ne soit pas dépourvue de sens, qu'elle puisse se laisser comprendre à partir de principes que je me suis librement fixés. Ce caractère intelligible, que l'on ne peut jamais connaître, ne doit pas être pensé comme un caractère empirique bis, ou à un degré supérieur d'abstraction, mais comme la condition à laquelle on peut m'imputer mes actes, comme la condition à laquelle ces actes peuvent être dits miens.
3. L'identité du sujet de la promesse
Ce caractère intelligible suffit à donner une réponse formelle à la question posée, mais laisse ouverte la réponse matérielle du contenu de ce caractère. Il se peut en effet que je n'agisse jamais selon des principes que je me suis fixés, et que cela soit de fait le seul principe qui rende intelligible mon action: je demeurerai peut- être toute ma vie identique à moi-même, mais cette identité sera bien mince, et ne sera que la pure identité de la forme, vide de tout contenu, de mon caractère. Cette identité véritable, je ne puis l'obtenir qu'en restant ferme dans l'application des principes que je me suis fixés, c’est-à-dire dans la fidélité à la promesse. Tenir mes promesses en dépit du temps et des changements qui sont arrivés à ma situation, mon état physique ou ma disposition d'esprit, ou plutôt à cause du temps et des changements survenus (parce qu'autrement, il ne m'en coûterait rien d'avoir à les tenir, étant resté dans la même disposition qu'auparavant), est dès lors l'élément de mon caractère par quoi je puis acquérir une identité, celle de la parole donnée et tenue.
Conclusion
Le temps, par les changements qu'il cause en nous, nous oblige à penser quelque chose qui en nous résiste à ces changements: il nous faut penser un sujet qui ait la réalité du sujet empirique et la permanence de celui de la connaissance, sans faire preuve de la formalité de celui-ci et de la contingence de celui-là. Le sujet moral est précisément celui qui a besoin du temps pour s'accomplir et qui use ainsi du temps pour construire son identité, acquise avec le temps dans la promesse tenue.
Nous voici ainsi sommés d'accorder de la valeur à une qualité que notre époque, dont le rapport au temps se joue essentiellement dans l'instant, aurait tendance à négliger, la fidélité à soi-même et à ses engagements ! >> Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre.