Introduction
Dans un très vivant dialogue, le narrateur nous rend ici complice d’un cas d’obsession si peu compris à l’époque que la Revue nationale refusa ce poème en 1865 et en 1867.
" Une grande fille robuste, aux yeux très ouverts... " accoste et invite chez elle notre narrateur pour le persuader qu’il fait partie de ces hommes dont elle est passionnée et qui remplissent sa vie : les médecins.
I. L’énigme dans la graphie
Les personnes dont il est question, dénommées par leurs initiales : " ...quand vous étiez interne de L. ", " - Oui ! c’est X. ", " Tiens, voilà Z., celui qui disait à son cours, en parlant de X. ", " Tiens, voilà K. ", " Voici maintenant W. ". Ils font sûrement référence à des " médecins illustres de ce temps, lithographiés par Maurin " et c’est vraisemblablement la raison du refus de publication. Les lecteurs de l’époque - qui ont pu voir la collection des portraits " étalée pendant plusieurs années sur le quai Voltaire ", pouvaient en effet les reconnaître. Mais aujourd’hui on perçoit ces devinettes comme une énigme. De même, " S... s ... c... de s... m... ! " intensifie le caractère énigmatique du comportement de la demoiselle surnommée Bistouri par notre narrateur dont la stupéfaction et la colère vont jusqu’à jurer mais de façon déguisée : Sacré saint ciboire de sainte maquerelle !
(note de l’Edition de La Pléiade, Œuvres complètes p. 1618, d’après le manuscrit original).
II. L’énigme dans la trame narrative
Depuis le titre étrange - qui utilise un nom d’instrument chirurgical pour en faire un surnom - et la description brutale de ce bras " qui se coulait doucement sous le mien ", le mystère est entretenu par un " refrain " qui s’avère de plus en plus " inintelligible " dont le caractère énigmatique croît en même temps que la curiosité, la suspicion et la colère du rapporteur : traité d’abord de " médecin farceur ", entraîné, " dorloté ", mis à l’aise, puis tutoyé, pris à témoin de cette " idée fixe ", introduit de force dans les convictions de cette femme et dans son monde mental peuplé de " portraits de docteurs célèbres ", suspendus aux murs de son taudis, et d’ " images photographiques " d’étudiants en médecine, notre victime entretient le suspense de l’énigme que constitue cette " passion si particulière " jusqu’à une sorte d’apogée où notre singulière héroïne raconte - récit dans le récit - son aventure avec un " petit interne, qui est joli comme un ange " et qu’elle a envie de voir - comble de l’obsession maladive - " avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus ! ". La position du narrateur passe de la colère à l’attention bienveillante d’un psychanalyste : " Peux-tu te souvenir de l’époque et de l’occasion où est née en toi cette passion si particulière ? " La narration énigmatique devient questionnement pour résoudre l’énigme comme si l’auteur en racontait le contenu pour présenter un cas dans ce qu’il a de plus étrange afin d’en déceler le mystère.
III. Le goût de l’énigme
Comme une lame courte et tranchante utilisée pour faire des incisions (définition du " bistouri "), qui servirait à démêler un magma de fils enchevêtres, le narrateur - auteur " aime passionnément le mystère " de cette sorte de rencontre. " J’ai toujours l’espoir de le débrouiller " nous avoue-t-il pour justifier son premier signe de faiblesse d’avoir accepté de suivre " cette énigme inespérée ". Curieux, intrigué, fasciné par ces " bizarreries ", ces " monstres innocents " qui fourmillent dans la grande ville, l’auteur les observe, les retient, les écrit et en extrait le mystère le plus dense pour tenter de le résoudre. Là, il lui semble toucher l’origine du trouble : " Peux-tu te souvenir de l’époque et de l’occasion où est née en toi cette passion si particulière ? ". L’" air très triste " et les yeux détournés donnent les indices du début du drame.
L’envolée lyrique de la fin du poème - " Seigneur, ayez pitié des fous et des folles ! " - tranche avec l’analyse précautionneuse et intelligente du début.
On note les imprécations volontairement excessives et répétitives du dernier paragraphe :
6 fois le pronom " vous ", 5 propositions relatives successives ayant ce même pronom comme antécédent, 6 synonymes de Dieu. Ces tours de style donnent le sentiment que l’énigme évoquée n’a aucune issue, aucune clé possible pour espérer en déceler un début de compréhension. L’énigme semble noyée dans l’insondable et le silence du ciel.
Mais Baudelaire nous surprend encore : au moyen d’un tour de langage bien à lui, il ménage ses effets, pousse à son maximum l’évocation de la puissance supposée de Dieu pour - dans un finale très clair, très loin de l’énigme - poser en face du Créateur l’échec de sa Création : l’énigme est traquée, mise au défi ; ces monstres énigmatiques, interroge-t-il, peuvent-ils exister aux yeux de " Celui-là seul ", responsable de leur existence ? " Celui-là " qui sait tout, le pourquoi et le comment, sait aussi forcément " comment ils auraient pu ne pas se faire. En d’autres termes, ce " Maître " si bon, si juste, qui a " fait la Loi et la Liberté", n’aurait-il pas pu éviter les " bizarreries " de ce genre ?
Conclusion
" Le goût de l’horreur " que cultive l’écrivain commence par le goût de l’énigme de toutes sortes. Nous en avons ici un exemple où la femme s’est encore prêtée à ce type d’expérimentation. Le charme, le grand mystère qui entourent la femme et par quoi l’auteur était fasciné à plus d’un titre lui permettent de représenter ici le mystère du monde.
Mais là, contrairement aux trois autres poèmes, le langage de l'auteur n'a pas trouvé le style convenable pour passer le cap de la parution dans une revue. Il faut savoir qu'en 1865, deux ans avant sa mort, il était très malade. N'a t-il pas eu la force ou la patience de retravailler ce texte pour rendre cette " bizarrerie" des grandes villes plus présentable ? Les baudelairiens se réjouissent de cette spontanéité digne des Fusées, de Mon cœur mis à nu, ou encore des Essais et Nouvelles. On a là un témoignage brut de la mentalité et l'atmosphère du temps.