« J’arrête tout, je repars de zéro » s’exclame-t-on souvent. L’expression « repartir à zéro », qui induit de faire table rase du passé, évoque une certaine délivrance comme si notre vécu, nos souvenirs, nos habitudes, nos expériences bonnes ou mauvaises nous aliénaient.
Il arrive qu’un évènement nous ait affectés au point que son souvenir nous hante. On voudrait alors se défaire de cette rumination souvent douloureuse. Mais serait-ce une bonne chose que d’évacuer ce souvenir? Est-ce en oubliant le passé que l’on s’en libère? Le méconnaître n’est peut-être pas le plus sûr moyen de s’en affranchir. L’ignorance favorise rarement la liberté.
De plus, dans certains cas, notre responsabilité n’entre pas en jeu dans le rejet ou le fait d’être « enchaîné » à notre propre passé, celui de la famille, du pays ou même de l’humanité.
Après avoir analysé en quoi il est nécessaire d’enterrer un certain passé et comment cet acte est possible, nous nous interrogerons sur les intentions et les capacités de l’Homme à cette réalisation. Enfin, nous essayerons de déterminer si cette « délivrance » est vraiment efficace ou si au contraire elle s’oppose à l’identité et à l’essence de l’Homme.
L’expression « faire table rase du passé » signifie que pour avancer il ne faut pas subir des contraintes intérieures qui peuvent nous priver d’une part de liberté. Il serait donc nécessaire de « s’alléger d’un poids », qu’il soit individuel ou collectif. Il s’agirait, de façon imagée, de mourir pour renaître pleinement. Si la liberté était indépendante du passé, il serait possible de renoncer à son existence présente pour tout changer, recommencer sa vie à zéro. La science remet en question les croyances pour établir des vérités. Donc, remettre à plat certaines conceptions permettrait de renaître.
Ainsi, annuler un passé pesant permet de prendre un nouveau départ dans la vie, dans la science mais aussi dans l’histoire.
Certains évènements historiques, comme la notion de « crime contre l’humanité », sont importants pour les sociétés présentes et futures, c’est pour cela qu’ils ne doivent jamais être oubliées ou annuler les actions passées. Mais l’Histoire est partagée entre mémoire et oubli, puisque la mémoire de certains évènements entraîne l’oubli d’autres. Mais que se soit les victimes ou non, les sentiments ressentis lors de ces évènements ne doivent pas être perpétués, tout comme n’importe quel individu ayant subi un acte violent (comme une agression ou un viol). Il faut réussir à exorciser son vécu malheureux.
Mais comment peut-on alors faire une croix sur les évènements passés? En ce qui concerne les domaines rationnels, il faut faire intervenir la raison et l’expérience concrète pour effacer des conceptions et en rétablir d’autres. Quand au domaine psychique, il faudrait analyser rationnellement certains faits qui « nous gâchent l’existence » et mettre une certaine distance ente nos émotions et les évènements pour s’en dégager. Il s’agit alors d’extérioriser ses peines, ses sentiments pour accepter son passé et non pas l’oublier.
Extérioriser notre passé nous permettrait d’être plus libre mais nous sommes dans l’incapacité de se défaire totalement du passé.
Le passé ne me détermine qu’au travers du sens que je veux bien lui donner. Or, il faut connaître le passé pour pouvoir l’interpréter. Mon action dépendra de ma connaissance de mon passé. Pour se libérer du passé, il ne s’agit donc pas de l’oublier, mais au contraire d’en prendre conscience.
Refouler ses souvenirs, qu’ils soient bons ou mauvais, ne les efface pas. Comme disait Freud, pour se libérer du passé, il ne s’agit pas de l’oublier, mais au contraire, de le faire revenir à la conscience. Tant qu’il est inconscient, il est impossible de l’identifier et de savoir ce qui me fait agir. Il me détermine parce qu’il reste actif alors même qu’il est caché. Oublier le passé est le plus sûr moyen d’être déterminé par lui à notre insu. Car les souvenirs, le vécu est refoulé mais jamais éliminé. Il refait surface parfois par l’intermédiaire des rêves, des lapsus, de symptômes physiques : ce qui selon Freud est une « abréaction. »
C’est la connaissance de soi-même, plutôt que l’oubli, qui permet de se libérer de ce que l’on était, qui favorise la compréhension de nos actes présents. L’Homme n’anéantit jamais son passé, car tout d’abord, il est humain et qu’il est plus rassurant de pouvoir s’appuyer sur des normes déjà établies que l’inconscient peut refouler mais n’oublie jamais et ensuite, le passé est constitutif de notre identité, il nous construit.
Le passé fait parti de chaque Homme, il le construit, le façonne. Il est l’essence de l’Homme. On ne peut donc pas l’enterrer car il nous sert à vivre et à se libérer. Renier son passé c’est se renier en tant qu’Homme.
L’Homme, a l’inverse des animaux, a une mémoire qui lui permet de ne pas toujours refaire les mêmes « erreurs » et d’analyser certaines situations par rapport aux expériences passées. Le souvenir permet à l’Homme d’apprendre au fur et à mesure car prendre conscience de son passé lui permet d’avancer. Ce qui vaut pour l’homme vaut aussi pour les peuples, s’ils ignorent, ils sont condamnés à répéter les mêmes erreurs. L’ignorance conduit à la répétition, à l’immobilisme des sociétés. Comme disait Renan, « les hommes de progrès sont ceux qui ont un profond respect du passé ». Une société est construite sur des traditions, des coutumes ancestrales qui sont établies. Ainsi, on suit inconsciemment le même modèle.
Avec le passé, nous héritons de notre histoire individuelle mais aussi de l’histoire collective. Cette héritage fait parti de notre culture. Le passé nous donne donc une identité, des connaissances, il nous poussent à aller de l’avant dans la mesure où il n’est ni destructeur ni envahissant.
Mais il ne faut pas non plus être prisonnier de notre passé, il faut le connaître, l’analyser, le comprendre et avancer dans la vie sans reproduire nos erreurs passés. Il ne doit pas empêcher les individus et les sociétés à vivre dans le présent.
Finalement, on constate que le passé constitue l’Homme, favorise la liberté et un développement aussi bien individuel que collectif. Même si le passé nous nuit en nous rappelant des vécus malheureux, il est impossible de l’oublier, on peut seulement l’analyser et s’en servir pour le présent. Il est impossible d’oublier radicalement son passé. Même une révolution est forcée d’accepter et de conserver les idéologies qu‘elle rejette, ainsi elle pourra en prendre conscience et aller de l‘avant sans reproduire les fautes du passé. La libération du passé n’est pas un lien négatif avec celui-ci, mais un lien utilitaire pour pouvoir se projeter, construire son avenir et se construire soi-même. Le passé est l’essence de l’Homme, il est son identité, sa base de vie et il lui est impossible d’en faire abstraction. Cette richesse personnelle, une fois comprise et acceptée, lui permet d’évoluer.
« L’Homme qui possède un seul souvenir est plus riche que s’il possédait le monde entier », Kierkegaard.