« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. » L'article deux de la Déclaration universelle des droits de l'homme assigne ainsi à l'État comme association politique un rôle plus fondamental que celui de la préservation de la vie et de la sécurité. Il s'agit alors de conserver (protéger et fournir les conditions propices à leur développement) les droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Par droits naturels, il faut entendre les droits qui nous sont essentiels, ceux qui nous appartiennent naturellement, du seul fait que nous participons du genre humain sans distinction de culture, de pays ou de religion. Ces droits sont imprescriptibles, ce qui signifie qu'ils sont absolus et non conditionnels : on ne saurait légitimement les contester ou les refuser, les rendre hypothétiques ou propres à une catégorie seulement. L'article de la déclaration les identifie ainsi : liberté, sûreté, propriété et résistance à l'oppression. Tous les hommes sont libres et doivent pouvoir jouir du droit à penser par eux-mêmes, il faut que l'État les protège; ils doivent pouvoir conserver leurs biens sans craindre la spoliation arbitraire et, enfin, ils ne peuvent être empêchés de lutter contre tout ce qui menace ces trois exigences fondamentales. Les droits de l'homme instituent alors une norme politique, un modèle idéal conforme à l'essence de l'homme. En outre, l'État désigne la société en tant qu'elle possède des organes politiques administratifs et juridiques autonomes, et, qu'elle est conçue comme une personne morale vis-à-vis des autres sociétés. L'Etat doit être distingué de la patrie, qui désigne le pays des ancêtres et de la communauté nationale. Il doit être également distingué de la nation, qui est une notion spirituelle: c'est l'unité spirituelle d'une communauté, fondée sur des mœurs et une histoire communes. L'État est l'incarnation d'une volonté générale placée au-dessus de toutes les volontés particulières,. il vise l'intérêt général. C'est pourquoi le conflit principal oppose l'individu à l'État. L'individu a tendance à considérer que l'État est une administration à son service. L'État, de son côté, vise l'universalité et exige des sacrifices pour l'individu. Ainsi, la citoyenneté, l'appartenance de l'individu à l'État serait une limitation de sa liberté et aussi une limitation de toute sa personne, puisque l'Etat oblige l'individu à prendre en compte l'existence des autres et de la collectivité tout entière. Par exemple, le fait de devoir obéir aux lois ne se pense que par rapport à la bonne marche et à la paix de l'espace social. Dès lors l'individu, s'il veut vraiment se réaliser, devrait échapper à cette logique citoyenne et politique, en préférant, par exemple, sa vie privée à sa vie sociale, chacun oeuvrant alors pour son bonheur particulier, loin des préoccupations politiques. Pourtant si l'État limite ma liberté individuelle, il la garantit et la fait coexister avec la liberté des autres, ce qui est un signe de raison et de sagesse. De plus la citoyenneté me permet de prendre une part active dans la vie de la cité et m'invite donc à davantage de responsabilité. De même la dimension privée de mon existence ne peut être garantie que par l'existence d'un État fort et solide. De ces considérations émerge la trame de réflexion suivante :
Dans quelle mesure y a-t-il antinomie entre l’État et la liberté de l’homme ?
L’étude portera dans un premier temps sur l’incompatibilité entre le cadre étatique et la liberté individuelle. D’un autre côté, nous évoquerons un État en tant que garant des libertés individuelles et collectives pour enfin expliquer les limites de l’absence d’une part et de la présence d’autre part de l’État.
En premier lieu, en instituant la citoyenneté, l'État semble accéder à l'universel. Hegel écrit en ce sens qu'il est « la réalité de l'idée morale », la rationalité accomplie, réalisant la morale et le droit qui, au niveau individuel, ne sont que des abstractions. Et le citoyen peut prétendre être l'homme véritablement humain, élevé au sens du bien public, plus raisonnable que l'individu particulier. Mais ce discours n'est-il pas une illusion? La réalité de l'État n'est-elle pas essentiellement répressive?
Telle fut la position d'un anti-étatisme radical représenté surtout, au XIXème siècle, par l'anarchisme dont le projet est de détruire l'État en tant que tel (« ni Dieu, ni maître ») et par le marxisme, qui voit dans l'État non le garant de l'intérêt général, mais des institutions et des appareils au service des intérêts particuliers de la classe dominante. L'anarchisme et le marxisme semblent donc se rejoindre dans leur critique de l'État et la société sans classe qu'ils souhaitent tous deux est aussi une société sans État. Il y a pourtant entre eux des différences importantes. La première est que Marx rattache l'analyse de l'État à l'évolution de l'histoire. Moyen pour assurer politiquement la domination de la classe économiquement possédante, l'État a une fonction et une nécessité que ne lui reconnaît pas l'anarchisme. D'ailleurs, dans la révolution prolétarienne, le marxisme voit moins la suppression de l'État comme tel que le remplacement de l'État bourgeois par un État prolétarien qui est censé s'éteindre progressivement. La seconde différence est que si marxisme et anarchisme sont tous deux des critiques radicales de l'État, cette critique n'obéit pas aux mêmes raisons. L'anti-étatisme de l'anarchisme se fonde sur un individualisme foncier. C'est parce qu'il est par nature contre l'individu que l'État est un mal en soi: il est un universel dévorant. Marx lui reproche au contraire d'être un universel fictif qui prétend réaliser l'homme abstraitement dans le citoyen, au lieu de le réaliser effectivement dans la société.
En outre, l’existence de l'État lorsque celui est répressif ou totalitaire revient à une limitation des libertés individuelles. « Totalitarisme » désigne en premier lieu la théorie de « l'État total » développée par le fascisme mussolinien d'abord, hitlérien ensuite, selon laquelle l'État est un absolu devant lequel les individus ne sont que des « relatifs ». L'État devient alors l'objet d'un véritable culte. Pris en ce sens, « totalitarisme» ne s'applique en toute rigueur qu'aux doctrines fascistes de l'État et à leurs réalisations politiques en Italie et en Allemagne. Par extension, des philosophes et sociologues comme Hannah Arendt ou Raymond Aron ont repris la catégorie de « totalitarisme » pour penser de façon critique les invariants de certains régimes antidémocratiques contemporains : nazisme, mais aussi stalinisme, maoïsme de la Révolution culturelle... Les constantes relevées de tout État totalitaire sont alors : la mystique du chef, l'exercice d'un monopole idéologique étendu dans le domaine privé (encadrement de la jeunesse, contrôle des relations familiales, professionnelles...), la militarisation de la vie politique, l'absence de séparation entre l'État et la société civile, la mise en place d'un appareil de terreur visant à la domination totale des individus. Dans 1984, George Orwell rassemble toutes ses caractéristiques pour dénoncer l’omnipotence de l'État : la liberté d'expression en tant que telle n’existe plus. Toutes les pensées sont minutieusement surveillées, et d’immenses affiches trônent dans les rues, indiquant à tous que « Big Brother vous regarde ». Ainsi, l’État et la liberté de l’individu sont incompatibles lorsque celui-ci est répressif, totalitaire et n’a que pour seul objectif de prendre le contrôle totale de la population qu’il gouverne.
En second lieu, l’absence d’État est sans doute bien plus dommageable encore, puisqu’elle rend impossible l’existence et l’application de la loi, la protection de l’intérêt général et, plus simplement, la vie en communauté. Dès lors, comment résoudre cette tension entre la nécessité de l’État et les dérives qu’il peut produire ?
« Aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun » disait Hobbes dans Le Léviathan. Imaginons un instant la vie sociale sans l'existence de l' État. Qui aurait alors le pouvoir d'organiser la cité si tant est qu'elle soit concevable sans lui ? Comment les lois pourraient-elles être protégées ? Quelle instance aurait la légitimité de régler les différends entre les hommes ? Sans un « pouvoir commun », tout porte à croire que la force se substituerait au droit et qu'il n'y aurait tout simplement plus de société possible. Avec cette citation, Hobbes nous aide à prendre conscience de la nécessité de l'État. Tant que l'État n'est pas fondé (c'est ici ce qu'il appelle « le pouvoir commun »), les hommes ne peuvent pas vivre ensemble. Leur condition est alors la guerre, une guerre permanente, brutale et indépassable dans la nature, qui rend leur existence misérable et courte. Le salut se trouve dans l'institution de la loi, laquelle passe par une sortie de l'état de nature et l'abandon par l’homme de son pouvoir et de sa liberté de faire tout ce qu'il veut (liberté infiniment restreinte puisque proportionnelle à la force dont on est capable et limitée par la force de l’autre). Le résultat de ce passage est la création de l' État et la conquête de la sécurité, puisque autrui ne représente plus un danger immédiat et n’a plus de pouvoir sur moi.
De surcroît, Rousseau disait « (…) chacun s'unissant à tous n'obéit pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution ». L'État doit être l'émanation concrète de l'union des hommes qui deviennent à travers lui des citoyens, et pas seulement des sujets. Néanmoins, l'association politique est vue comme un « problème », parce qu'elle ne va pas de soi sous sa forme la plus égalitaire et que les hommes n'ont pas d'emblée les moyens d'instaurer le système le plus juste qui soit. C'est aussi un problème parce que le siècle de Rousseau ne le résout pas : les inégalités sociales sont flagrantes (« L'homme est né libre et partout il est dans les fers » écrit-il). Il faut donc réaliser ce que l'histoire n'a jusqu'alors jamais permis de constituer : un État dans lequel l'union aux autres ne soit pas la condition de notre aliénation, ou bien le règne de l'injustice dans lequel il n'y a que les puissants qui trouvent leur place. Pour cela, il faut plus qu'un consensus, il faut un contrat. Le consensus n'est qu'une apparence d'accord, il en est l'expression négative en tant que solution de compromis. On tente alors d'harmoniser des intérêts divergents en les conjuguant par défaut. Le contrat social au contraire pose une finalité objective ayant une valeur universelle et il ne peut reposer sur la simple addition des intérêts particuliers qui par définition ne s'accordent pas entre eux autrement que momentanément ou faute de mieux. Dans la perspective du contrat, c'est l'intérêt général qui est érigé en principe de l'association et ce n'est qu'à cette condition que tout le monde « s'y retrouve », comme on pourrait le dire de manière triviale. Une contradiction apparente est alors levée : en obéissant à l' État qui respecte le contrat, je n'obéis qu'à moi puisque je suis un contractant. A ce titre, l' État m'oblige et ne me contraint pas, sauf quand je ne respecte plus la loi que j’ai moi-même décidée en commun avec les autres : « On me forcera à être libre » - dit Rousseau. Je suis obligé de respecter ses lois parce qu'elles me protègent autant que tout autre et parce qu'elles n'ont ni préférences ni désirs. L'obligation repose aussi sur un rapport bilatéral : je dois quelque chose à la loi, mais la loi me doit aussi quelque chose et nul ne saurait légitimement se placer au-dessus d'elle. A contrario, ce qui relève d'une contrainte ne repose que sur la force, l'arbitraire et l'intérêt particulier. On comprend alors que le contrat social permet de penser sans contradiction le fait qu'on puisse obéir tout en étant libre et tout en obéissant finalement à nul autre que soi-même.
Néanmoins, le point de vue de Hobbes, par exemple, peut être mal compris car la distinction entre l'origine et le fondement n'est pas assez marquée, tout en légitimant un pouvoir politique autoritaire et absolutiste. Si l'on peut admettre que la quête de la sécurité et la conservation de la vie constitue une origine vraisemblable à la création d'une institution comme l'État, dont les premières formes sont évidemment archaïques et simples, il est dangereux d'en conclure que c'est là aussi son fondement, autrement dit, son principe. L'État n'a pas pour seule mission de nous assurer la sécurité, il doit aussi nous permettre de faire de nous des êtres libres. Qu'avons-nous à gagner si nous quittons les dangers de la nature pour les échanger avec ceux d'un État susceptible de se transformer en pouvoir absolu ?
D’un autre côté, on peut reprocher aux personnes prônant l'anti-étatisme en général de ne pas faire de différence entre les États. Certes, comme le dit Montesquieu, tout pouvoir tend à abuser du pouvoir. Comment résoudre le problème que pose ce constat ? Deux solutions sont possibles. L'anti-étatisme est la première d'entre elles : voir dans la disparition de l'État une condition nécessaire de l'émancipation des hommes. La seconde solution résulte en revanche d'une critique de l'État... par lui-même : seule une forme déterminée d'État pourra lever le risque despotique que tout État porte en lui. Il suffit pour cela que l'État sache imposer des limites à son pouvoir. C'est le propre des démocraties modernes d'avoir essayé de définir de telles limites. En déclarant les droits de l'homme, l'État révolutionnaire français de 1789, et avant lui déjà le jeune État américain en 1776, ont accompli un geste dont la signification philosophique est importante: pour la première fois, des États ont reconnu qu'il existait des droits naturels de l'homme antérieurs et supérieurs à toute autorité politique et que le but principal de l'État est de les préserver. Marx objectait aux droits de l'homme de n'être que des droits « abstraits » laissant jouer les inégalités sociales. Mais l'erreur de l'anti-étatisme est sans doute de ne pas avoir bien perçu l'originalité des États démocratiques. Le fait qu'on y trouve des polices et des prisons ne signifie pas qu'ils sont de même nature que les dictatures. Quelles que soient les critiques qu'on peut faire à la citoyenneté, ne vaut-il pas mieux vivre dans un État où ses droits sont reconnus ?
Pour conclure, l’État, et plus particulièrement l’État démocratique, est le défenseur de la liberté de l’individu. Il n’y a donc pas en général antinomie entre le cadre étatique et l’épanouissement de l’individu dans un environnement de liberté si l’on distingue État démocratique et État totalitaire. De surcroît, il n’est même pas nécessaire de se placer sur le terrain de la philosophie politique pour se poser la question de savoir si oui ou non l’Etat doit être maintenu pour permettre cet épanouissement. La transformation de la société postmoderne fait déjà éclater les contradictions de fait de l’existence de l’Etat. Le retour du nationalisme sur la scène des conflits internationaux nous montre à quel point les enjeux du pouvoir enveloppe aussi une crise d’identité culturelle. La nation est un mythe, mais qui, comme tous les mythes, a un sens capable de mobiliser les volontés individuelles. L’Etat moderne est en crise et son existence a cessé d’aller de soi, de valoir pour un idéal. Il est étouffé sous son propre poids, il est confronté à des exigences contradictoires. Quelque soit le régime sous lequel il est placé, de toute manière l’Etat aura sa rigidité. Quelque soit le régime politique qui le gouverne, l’Etat est aujourd’hui confronté au défit de la globalisation de l’économie et de l’information, confronté à une volonté locale de gestion, contre la hiérarchie qu’il impose d’en haut. Ces contradictions cependant n’éliminent pas le sens de l’action politique dont l’envergure devient aujourd’hui mondiale, à la mesure de la responsabilité que tout homme a devant l’humanité, à la mesure de la responsabilité que tout homme a devant la vie.