Introduction
Le fait même de se demander si l’expérience instruit présuppose que l’expérience entretient, avec l’instruction, un rapport problématique. Elle ne serait peut-être pas à même de nous instruire.
Mais qu’est-ce que l’expérience ? N’y a-t-il qu’une forme d’expérience ? On peut immédiatement répondre que non.
En effet, on parle d’abord d’expérience à propos de la vie quotidienne : " j’ai fait une expérience intéressante hier ! "; " d’après mon expérience, je peux te donner tel conseil " ; " cet homme fait ce métier depuis longtemps, il a de l’expérience " (NB : ici, parler d’expérience, renvoie à l’apprentissage ; on présuppose en effet que " j’ai de l’expérience, donc, j’ai appris beaucoup de choses "). Il s’agit surtout de l’expérience entendue au sens d’habitude.
On parle aussi d’expériences scientifiques : il s’agit, soit de recourir à l’expérience, entendue alors au sens de réalité extérieure, soit de tester une hypothèse à travers une expérience, entendue au sens, cette fois, d’expérimentation.
Pour répondre à la question, nous devrons donc nous interroger sur ce qui différencie ces deux espèces d’expérience. Nous nous demanderons alors ce qui est susceptible, dans ces divers degrés d’expérience, de nous instruire.
Mais qu’est-ce que l’instruction ? Elle peut également être entendue en plusieurs sens :
D’abord, elle peut désigner tout ce qui nous apporte des informations sur le réel. Ensuite, ce qui nous fait acquérir un ou des savoir-faire (jouer du piano, savoir nager, etc.). Enfin, elle peut renvoyer à l’acquisition de connaissances au sens fort (i.e., d’un savoir fondé et véritable sur le réel, comme la science par exemple).
L’expérience en tant que telle, l’expérience " brute ", sans aucun ajout de théorie, est-elle instructive ? A-t-elle en elle de quoi nous apporter des connaissances ou des savoir-faire ?
I- Au niveau de la vie, on peut dire que l’expérience instruit, et est susceptible de nous apporter connaissances et savoir-faire
En effet, le terme d’expérience est ici entendu en un sens pratique, comme dans l’expression commune " un homme d’expérience " : c’est le savoir-faire. Ici, en effet, on constate, non seulement que l’expérience instruit, mais encore, qu’il est nécessaire de passer par l’expérience, que ce soit simplement pour acquérir le savoir-faire, mais aussi, pour actualiser un savoir théorique.
A- Savoir faire et savoir que
Par exemple, il ne suffit pas d’avoir appris, dans des livres ou à l’école, l’art de la dissertation, mais il faut encore avoir répété, de multiples fois, l’exercice de la dissertation, si l’on veut faire des dissertations. Ici, seule l’expérience nous apprend véritablement comment faire. Cela signifie que l’expérience est une des parties nécessaires de toute instruction : il ne suffit pas de savoir, théoriquement, quelque chose, mais il faut encore savoir appliquer cette théorie, i.e., savoir faire. Cette affirmation est confirmée par la vie de tous les jours : en effet, j’aurai beau avoir appris la loi d’Archimède, j’aurai beau avoir appris comment on nage, je ne saurai pas nager, tant que je n’en aurai pas fait l’expérience.
L’expérience, entendue alors comme la répétition des mêmes actes, est donc tout à fait susceptible de nous instruire.
B- Aristote : l’expérience est source de tout savoir-faire et de tout savoir
Cette conception, selon laquelle l’expérience instruit, est développée par Aristote au livre A, chapitre 1, de la Métaphysique, ainsi que dans les Seconds analytiques, II, 19.
1) Le savoir sans expérience est inutile (Métaphysique, A, 1)
Aristote, Métaphysique, A, 1 981a-b
C’est la mémoire qui forme l’expérience dans l’esprit de l’homme ; car les souvenirs d’une même chose rendent capable de constituer une expérience unique, en se multipliant pour chaque cas ; et l’expérience est bien près de valoir la science et l’art, auxquels elle ressemble beaucoup. C’est l’expérience en effet qui a enfanté l’art et la science chez les hommes, attendu que, comme le dit si bien Polos, " c’est l’expérience qui engendre l’art, tandis que l’inexpérience ne doit le succès qu’au hasard qui la favorise ". Le moment où l’art apparaît est celui où, d’un grand nombre de notions déposées dans l’esprit par l’expérience, il se forme une conception générale, qui s’applique à tous les cas analogues. Ainsi, avoir cette notion que Callias, atteint de telle maladie, a été soulagé par tel remède, et que Socrate et une foule d’autres personnes qui souffraient du même mal, ont été soulagés de la même manière, c’est là un fait d’expérience et d’observation. Mais concevoir que, pour toutes les personnes qui peuvent être rangées dans une même classe comme ayant la même affection maladive, inflammation, mouvement de bile, fièvre ardente, etc., le même remède a eu la même efficacité, c’est là une conception qui appartient au domaine de l’art. Dans la pratique, l’expérience sensible semble se confondre avec l’art, dont elle ne se distingue pas ; et même on peut remarquer que les gens qui n’ont pour eux que l’expérience, paraissent réussir mieux que ceux qui, sans les données de l’expérience, n’interrogent que la raison. Le motif de cette différence est manifeste ; c’est que l’expérience ne fait connaître que les cas particuliers, tandis que l’art s’attache aux notions générales. Or, quand on agit et qu’on produit quelque chose, il ne peut jamais être question que de cas particuliers. Le médecin, qui soigne un malade, ne guérit pas l’homme, si ce n’est d’une façon détournée ; mais il guérit Callias, Socrate, ou tel autre malade affligé du même mal, et qui est homme indirectement. Il s’ensuit que si le médecin ne possédait que la notion rationnelle, sans posséder aussi l’expérience, et qu’il connût l’universel sans connaître également le particulier dans le général, il courrait bien des fois le risque de se méprendre dans sa médication, puisque, pour lui, c’est le particulier, l’individuel, qu’avant tout il s’agit de guérir.
En effet, selon lui :
- toute pratique et toute production, dit-il, portent sur l’individuel
-si donc, dit-il, on possède une notion, un savoir, une théorie, sans expérience, i.e., que, connaissant l’universel, on ignore l’individuel qui y est contenu, on sera amené à commettre souvent des erreurs de traitement
développer l’exemple du médecin
2)Aristote, Seconds analytiques, II, 19 : l’expérience est le point de départ de toute connaissance, et nous apporte donc un véritable savoir
Développer ici la thèse empiriste selon laquelle toute connaissance dérive des sens/ de l’expérience (il s’agit ici de l’expérience comme réalité sensible extérieure à nous). Vous pouvez aussi, bien entendu, vous reporter à Hume ou encore à Locke.
C- L’expérience est toutefois un " savoir non fondé " et donc souvent inutile (ib.)
Pourtant, si Aristote, dans Métaphysique, A, 1, accorde que l’expérience est susceptible de nous instruire, du fait qu’elle repose sur la mémoire de multiples souvenirs d’une même chose, il fait également une double objection à cette thèse :
a. d’abord, l’homme d’expérience ne sait pas la cause, le pourquoi, des choses qu’il sait ; b) de plus, son " savoir " concerne seulement des choses individuelles ou des cas particuliers. Or, de la connaissance de cas particuliers, on ne peut déduire des énoncés universels, i.e., dire que ça vaudra pour tous les cas à venir.
Aristote, Métaphysique, A, 1, 981a-b (suite)
Néanmoins, savoir les choses et les comprendre est à nos yeux le privilège de l’art bien plus encore que celui de l’expérience ; et nous supposons que ceux qui se conduisent par les règles de l’art sont plus éclairés et plus sages que ceux qui ne suivent que l’expérience seule, parce que toujours la sagesse nous semble bien davantage devoir être la conséquence naturelle du savoir. Cela vient de ce que ceux qui sont guidés par les lumières de l’art connaissent la cause des choses, tandis que les autres ne s’en rendent pas compte. L’expérience nous apprend simplement que la chose est ; mais elle ne nous dit pas le pourquoi des choses. L’art, au contraire, nous en révèle le pourquoi et la cause. Aussi, en chaque genre, ce sont les hommes supérieurs, les architectes, que nous estimons le plus, et à qui nous supposons plus de science qu’aux ouvriers, qui ne font que travailler de leurs mains. Si les premiers nous paraissent plus savants et plus éclairés, c’est qu’ils connaissent les causes de ce qu’ils produisent, tandis que les autres, à la manière de certains corps sans vie, agissent certainement, mais agissent sans aucune connaissance de ce qu’ils font, comme le feu, qui brûle et ne le sait pas. Il est vrai que, si c’est par suite d’une organisation naturelle que les corps inanimés produisent chacun leur action propre, c’est grâce à l’habitude que les manœuvres remplissent si bien les leurs, de telle sorte que ce n’est pas pratiquement que les chefs sont plus habiles que leurs ouvriers, mais encore une fois c’est parce qu’ils raisonnent ce qu’il faut faire et qu’ils connaissent les causes de leurs actes.
D’une manière générale, ce qui prouve qu’on sait réellement une chose, c’est d’être capable de l’enseigner à autrui ; et voilà comment nous trouvons que l’art est de la science beaucoup plus que l’expérience ne peut en être, parce que ceux qui sont arrivés à l’art sont en état d’enseigner et que ceux qui n’ont que l’expérience en sont incapables. C’est là encore que nous ne confondons jamais les perceptions sensibles avec la science. Cependant la sensibilité nous donne les notions les plus puissantes et les plus décisives des objets particuliers ; mais elle ne nous dit jamais le pourquoi de la chose. Ainsi, dans l’exemple qui vient d’être cité, la sensation ne nous explique jamais pourquoi le feu est chaud ; elle nous informe simplement qu’il nous brûle.
Ce que ces objections ont de pertinent pour bien comprendre ce qui est en jeu dans notre énoncé, c’est qu’elles nous montrent qu’il est en fait douteux que l’expérience puisse être un véritable savoir, et par conséquent, qu’elle soit si instructive que le croit le sens commun quand il loue l’homme d’expérience.
En effet, la première objection consiste à dire que l’expérience, loin d’être une véritable connaissance, n’est en fait qu’une habitude : elle ne nous apprend qu’à reproduire machinalement ce que nous avons déjà fait plusieurs fois. En conséquence, elle peut, loin de nous instruire, nous tromper, nous induire en erreur. Par exemple, prenons le cas du médecin : il peut très bien croire que tel malade souffre du même mal que le malade précédent, parce que les symptômes sont les mêmes ; alors qu’en fait, le mal dont il souffre est autre. C’est que nous ne cherchons pas, quand nous avons " acquis " quelque chose par expérience, quelles sont les causes véritables des choses. Plutôt que de nous instruire, l’expérience serait l’origine de nos opinions (= préjugés, savoirs non fondés).
La seconde conduit à mettre en question tout savoir qui prétendrait être fondé sur l’expérience. Ici, critique de l’induction. En effet, ce qui fait que l’expérience ne constitue pas un réel savoir, c’est qu’elle n’est que connaissance des choses individuelles, des cas particuliers. L’expérience n’a donc rien en elle qui permette d’apprendre quelque chose à proprement parler, puisque rien ne nous dit que ce qui vaut pour une chose a, pour une autre b, etc., vaut pour toutes, même si elles se ressemblent.
On peut aussi convoquer l’argument hégélien (in La raison dans l’histoire) selon lequel on ne peut tirer de leçons l’histoire, car les événements ne se répètent pas. D’abord, les conditions ne sont jamais exactement les mêmes, si bien que recourir à l’expérience peut ici faire échouer notre action. De plus, l’action est urgente, et on n’a pas toujours le temps d’aller consulter des livres ou des théories avant d’agir. Il faut innover.
Conclusion I : l’expérience, loin de nous instruire, semble être source d’erreurs. Rien ne paraît permettre à l’expérience de nous apprendre quoi que ce soit. Elle nous dit bien que quelque chose est, mais elle ne nous en donne pas la raison ; cf. Kant, Critique de la Raison Pure, Introduction, 1ère Ed. : " elle ne nous dit pas qu’il faut que cela soit, d’une manière nécessaire, ainsi et non autrement ".
II- L’expérience en elle-même n’est donc pas susceptible de nous instruire réellement
Evidemment, ici, on prend le terme d’expérience au sens de données sensibles avec lesquelles l’esprit est immédiatement en rapport (ou encore, comme désignant le contact originaire de l’esprit avec la réalité). Et le terme d’instruction comme renvoyant à l’origine de nos connaissances ou de nos théories.
La question devient alors celle de savoir si l’expérience à elle seule est susceptible d’enrichir notre savoir, et de nous permettre d’acquérir des connaissances. Ou bien faut-il autre chose que l’expérience ? Finalement, loin d’être l’origine de tout savoir, peut-être est-ce plutôt eu égard à notre savoir que l’expérience est instructive ?
1) Si l’expérience, entendue comme contact immédiat avec le réel, est l’origine de nos connaissances, suffit-elle à rendre compte entièrement de celles-ci ? (Kant, Critique de la raison pure)
A cet égard, le début de la Première introduction à la Critique de la Raison Pure, de Kant, est éloquent. En effet, Kant montre ici que si l’expérience est bien " le premier produit que notre entendement obtient en élaborant la matière brute des sensations ", et que c’est ce qui fait d’elle l’enseignement premier et inépuisable en instructions nouvelles. Toutefois, on ne peut pas, dit Kant, en rester là. En effet, l’expérience est toujours particulière et contingente, i.e., elle n’a rien, en elle, d’universel et de nécessaire ; de plus, elle est a posteriori. Cela signifie que tout ce qui est dans nos connaissances ne se trouve pas dans l’expérience, car une connaissance se caractérise avant tout par ces caractères qui manquent à cette dernière : l’universalité et la nécessité.
" Cette pierre est tombée à l’instant x " est une expérience : elle porte sur une pierre particulière, qui est tombée à un moment particulier, et elle aurait pu ne pas tomber.
" Les pierres lancées doivent tomber, selon la loi de la chute des corps dans le vide " est une connaissance : il est toujours vrai que toutes les pierres que l’on lance vont tomber : c’est nécessaire, et universel.
Toute connaissance commence donc, certes, par l’expérience mais elle n’en dérive pas toute : pour Kant, il faudra que l’entendement (l’esprit envisagé en tant qu’il connaît) intervienne pour élaborer cette expérience " brute " afin que l’expérience mérite vraiment le nom de connaissance. C’est donc en quelque sorte l’esprit lui-même qui, avec un savoir antérieur à l’expérience, peut " instruire " cette expérience.
2) L’expérimentation scientifique est-elle instructive ? (ib.)
Cf. texte célèbre sur le rôle de la raison dans l’expérimentation scientifique :
Kant, Critique de la Raison Pure, Préface 2nd Ed, Puf Quadrige, p. 20.
Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d’accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait d’avance lui-même être égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, (…) ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit d’elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser pour ainsi dire conduire en laisse par elle ; car, autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation, qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu’il plaît au maître, mais au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.
Dans ce texte, Kant nous montre qu’il faut distinguer entre " expérience " et " observation ". Il s’agit ici d’une expérience de physique. Nous en sommes donc à un autre niveau d’expérience que celui duquel nous sommes partis (= savoir faire acquis par l’usage de la vie, par la répétition et l’habitude), ainsi que de l’expérience comme contact immédiat avec le réel. La question devient donc celle de savoir si l’expérimentation est susceptible de nous instruire.
Voyons ce que Kant nous en dit : il nous dit bien que la raison est instruite par l’expérience (la nature, le réel), mais " comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose ".
Si la raison est instruite par l’expérience, c’est parce qu’il est absurde de dire que la raison à elle seule, peut produire une connaissance. Les énoncés de connaissance doivent être en effet informatifs, nous dire quelque chose concernant le réel. Il faut donc bien consulter à un moment ou à un autre, le réel, l’expérience. Cf. distinction jugements analytiques et synthétiques. La raison à elle seule peut produire des énoncés logiques, tels que " A est A ", " A n’est pas non A " etc. Ce sont des énoncés analytiques : on n’a pas besoin de recourir au réel pour savoir s’ils sont vrais ou faux, et ils sont par conséquent toujours vrais. Les énoncés synthétiques, eux, sont de la forme " A est B ", et ils ne sont pas toujours vrais.
Cela veut dire que si l’expérience est susceptible de nous instruire, c’est seulement eu égard aux questions et problèmes que nous lui avons demandé de résoudre. Finalement, l’expérience susceptible de nous instruire n’est en fait qu’une expérience emprunte de théories, d’un savoir préalable.
Exemple : nous savons d’avance ce que nous voulons obtenir quand nous faisons une expérience ; cette dernière est provoquée artificiellement par l’homme. Cf. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale.
On peut donc une fois de plus douter que l’experience soit réellement instructive : en effet, cette expérience est réfractée à travers nos théories, cf. fait que les instruments qui nous servent à faire nos expériences sont la matérialisation des théories scientifiques, etc.
C’est donc plutôt la raison qui instruit l’expérience ou la rend instructive. Toutefois, précisons que si la raison ne " prenait pas les devants ", on ne pourrait rien apprendre de l’expérience, parce que nous ne saurions pas ce que nous voulons y trouver, ou quoi y chercher.
3) L’expérience comme test des théories est une illusion (Duhem, La théorie physique, chapitre 6)
Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, chapitre 6 :
Un physicien conteste telle loi ; il révoque en doute tel point de théorie ; comment justifiera-t-il ses doutes ? Comment démontrera-t-il l’inexactitude de la loi ? De la proposition incriminée, il fera sortir la prévision d’un fait d’expérience ; il réalisera les conditions dans lesquelles ce fait doit se produire ; si le fait annoncé ne se produit pas, la proposition qui l’avait prédit sera irrémédiablement condamnée (…)
Un pareil mode de démonstration semble aussi convaincant, aussi irréfutable que la réduction à l’absurde usuelle aux géomètres ; c’est, du reste, sur la réduction à l’absurde que cette démonstration est calquée, la contradiction expérimentale jouant dans l’une le rôle que la contradiction logique joue dans l’autre.
En réalité, il s’en faut bien que la valeur démonstrative de la méthode expérimentale soit aussi rigoureuse, aussi absolue ; les conditions dans lesquelles elle fonctionne sont beaucoup plus compliquées qu’il n’est supposé dans ce que nous venons de dire ; l’appréciation des résultats est beaucoup plus délicate et sujette à caution.
Un physicien se propose de démontrer l’inexactitude d’une proposition ; pour déduire de cette proposition la prévision d’un phénomène, pour instituer l’expérience qui doit montrer si ce phénomène se produit ou ne se produit pas, pour interpréter les résultats de cette expérience et constater que le phénomène prévu ne s’est pas produit, il ne se borne pas à faire usage de la proposition en litige ; il emploie encore tout un ensemble de théories, admises pour lui sans conteste ; la prévision du phénomène dont la non-production doit trancher le débat ne découle pas de la proposition litigieuse prise isolément, mais de la proposition litigieuse jointe à tout cet ensemble de théories ; si le phénomène prévu ne se produit pas, ce n’est pas la proposition litigieuse seule qui est mise en défaut, c’est tout l’échafaudage théorique dont le physicien a fait usage ; la seule chose que nous apprenne l’expérience, c’est que, parmi toutes les propositions qui ont servi à prévoir ce phénomène et à constater qu’il ne se produisait pas, il y a au moins une erreur ; mais où gît cette erreur, c’est ce qu’elle ne nous dit pas. Le physicien déclare-t-il que cette erreur est précisément contenue dans la proposition qu’il voulait réfuter et non pas ailleurs ? C’est qu’il admet implicitement l’exactitude de toutes les autres propositions dont il a fait usage ; tant vaut cette confiance tant vaut sa conclusion (…)
En résumé, le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée.
Nous voici bien loin de la méthode expérimentale telle que la conçoivent volontiers les personnes étrangères à son fonctionnement. On pense communément que chacune des hypothèses dont la Physique fait usage peut être prise isolément, soumise au contrôle de l’expérience, puis, lorsque des épreuves variées et multipliées en ont constaté la valeur, mise en place d’une manière définitive dans le système de la Physique. En réalité, il n’en est pas ainsi ; la Physique n’est pas une machine qui se laisse démonter ; on ne peut pas essayer chaque pièce isolément et attendre, pour l’ajuster, que la solidité en ait été minutieusement contrôlée ; la science physique, c’est un système que l’on doit prendre tout entier ; c’est un organisme dont on ne peut faire fonctionner une partie sans que les parties les plus éloignées de celle-là entrent en jeu, les unes plus, les autres moins, toutes à quelque degré ; si quelque gêne, quelque malaise se révèle, dans ce fonctionnement, c’est par l’effet produit sur le système tout entier que le physicien devra deviner l’organe qui a besoin d’être redressé ou modifié, sans qu’il lui soit possible d’isoler cet organe et de l’examiner à part.
On voit ici que, pour que l’expérience puisse nous dire si notre théorie est vraie (ou fausse), i.e., est ou non ne connaissance, il faudrait qu’elle ait la capacité de nous le montrer. Or, Duhem montre que, étant donné que tous les domaines de la connaissance sont tous liés entre eux, et que par conséquent, toute théorie que l’on veut tester renvoie à d’autres théories sous-jacentes, l’expérience peut bien nous dire que quelque chose ne va pas quelque part dans le champ de nos connaissances, mais quoi exactement, elle ne le peut pas. La théorie scientifique est un organisme, pas une machine que l’on pourrait démonter pièce par pièce pour examiner ce qui est défaillant…
Conclusion
Il apparaît donc que autant dans la vie quotidienne que dans la science, l’expérience n’est pas instructive, du moins, pas entièrement et pas à elle seule. Elle a d’abord besoin d’être instruite par la raison humaine, par une connaissance ou des connaissances préalables. L’expérience nous instruit alors, parce qu’elle est déjà théorique, donc, déjà connaissance ! Le problème est toutefois de savoir d’où nous sont venues ces premières connaissances. Surtout que l’on ne peut pas recourir à la thèse des idées innées, puisque nous avons dit avec Kant que la raison n’a rien en elle de suffisant pour construire toutes les connaissances.