Fort souvent, dans une société, l’admiration publique est acquise à ceux qui vont jusqu’à sacrifier leurs intérêts (l’argent, les honneurs) en faveur d’autrui (amis, patrie). On dit qu’ils agissent de façon désintéressée. A l’inverse, un homme qui n’agit en ne pensant qu’à ses propres intérêts, lui, sera dit « intéressé ». Souvent, donc, c’est l’acception péjorative du terme que l’on retient : on dira d’une personne honnête, bonne, qu’elle est désintéressée : « la marque de la vertu est plutôt de faire le bien que de recevoir », écrit Aristote dans le livre IV de l’Ethique à Nicomaque. Et pourtant, il semble que l’intérêt puisse aussi être une notion neutre : il apparaît naturel et même raisonnable de la part de chacun d’entre nous de poursuivre ou préserver ses intérêts. Le sujet « Une action désintéressée est-elle possible ? » cherche à déterminer si, oui ou non, l’action se fait en vue d’une conséquence qui nous soit bénéfique, en ce qu’elle nous apporte du plaisir, du confort matériel, une satisfaction personnelle… A l’inverse, si l’on agit de façon désintéressée de sa propre personne, et pour autrui, on souhaite qu’il soit heureux : ce n’est pas à nous que l’action profite, mais elle profite à quelqu’un d’autre, elle a donc un intérêt initial. Alors, agir de façon désintéressée, est-ce agir sans que cela ne nous profite, ou sans que cela ne profite à autrui ? Mais en fait, pour l’homme dit « désintéressé », donner est aussi un plaisir qu’il n’échangerait pour rien au monde. on peut recevoir quelque chose en échange, ou retirer un certain plaisir de telle ou telle « bonne action ». En outre, peut-on être heureux au milieu de gens malheureux ? Ces deux formes d’intérêt : pour soi, pour autrui, semblent donc être étroitement liées. Il semble tout d’abord que l’acte désintéressé soit possible, pour adhésion à une morale, par amour pour autrui (1). Toutefois, il apparaît qu’aider autrui se fait dans l’intérêt de cette personne… donc, d’une certaine façon, l’action est intéressée, et peut même directement représenter quelque chose d’utile pour l’agent de l’action (2). Si action désintéressée il y a, elle ne peut être s’effectuer que par une totale liberté, en dehors de tout motif, toute raison déterminante… Et n’apparaît-elle pas alors comme un acte non-réfléchi ? (3)
C’est en premier lieu dans le domaine de la morale que semble se situer la possibilité d’une action désintéressée. La morale kantienne effectue une dichotomie entre « l’agir par devoir » (obéir à « l'impératif catégorique ») ou « l’agir par intérêt » (obéir à « l'impératif hypothétique » : « il faut être sobre, si l'on veut conserver la santé"). Un impératif est une formule qui commande. Aussi Kant estime-t-il que pour qu'une action soit morale, il ne suffit pas qu'elle soit conforme à la loi, il faut encore qu'elle soit faite uniquement par respect pour la loi. Ainsi, si l’on rend service à quelqu'un par amour de cette personne, l'action est conforme à la loi, mais n'a rien de moral, car elle n'est pas faite uniquement en vue de la loi. Supposons au contraire un homme n'ayant plus de bonheur à attendre ici-bas, et qui n'attente pas à ses jours par la seule raison que la loi le défend, voilà le type de l'action morale. La loi demande donc à être obéie pour elle-même. L'action cesse d'être morale dès que s'y mêle le plus petit calcul d'intérêt. Pour Kant, on reconnaît une action morale lorsqu’elle n’a pas de but extérieur, comme le bonheur pour Aristote.
Mais même en-dehors du domaine de la morale, on a coutume de considérer qu’une action désintéressée est possible. Pensant « action désintéressée », on a immédiatement à l’esprit les bonnes actions de Mère Térésa, les dons humanitaires… L’homme pourrait agir sans se mettre au premier plan, sans penser aux avantages qu’il peut retirer de ses actions. C’est l’amour, l’amitié ou tout simplement un sentiment plus général d’altruisme qui rend possible l’existence d’une action désintéressée. En philosophie, l’altruisme est une doctrine considérant le dévouement à autrui comme la règle idéale. Pour Levinas, pardon, oubli, don de soi sans limite sont possibles. En guise d’exemple, on peut penser aux jeunes résistants allemands Hans et Sophie Scholl, dont l’histoire est racontée dans La Rose blanche, d’Inge Scholl ; ces deux jeunes gens ont choisi de mourir pour la liberté, et, qui plus est, se sont déclarés coupables de toutes les actions résistantes lors des interrogatoires qui leur étaient imposés, prenant ainsi sur eux toute la responsabilité juridique, et espérant par là décharger leurs camarades. De là, on peut considérer qu’agir de manière désintéressée, c’est agir par pure générosité, ou par bienveillance. La bienveillance se traduit par des actes réels : un partage, un don…
Comme comportement, le don est donc ce qui transgresse l’ordre de l’intérêt personnel, du souci prosaïque des besoins ; comme idée, il semble déborder la « rationalité classique », dans la mesure où celle-ci serait le royaume de la stricte nécessité où tout doit avoir une « raison ». En cela, le don est surplus, excès, dans la mesure où l’homme est justement envisagé comme l’être qui n’est pas rivé absolument à l’ordre du besoin et de l’intérêt. Dans le don transparaît une altérité que l’homme reconnaît comme étant précisément la sienne. Et lorsque son monde en vient à être perçu par lui comme engagé de fond en comble dans l’immanence de l’intérêt et du besoin, de la rentabilité et de la concurrence, il lui arrive d’éprouver la nostalgie d’une tout autre manière d’être et d’agir : peut-être pressent-il que seul le don peut dispenser l’atmosphère où sa respiration et ses gestes, sa vie intérieure et ses rapports avec autrui deviendront libres, beaux et vrais. L’idée de la possibilité d’existence d’une action désintéressée redonne en quelque sorte foi en la nature humaine parfois noircie par les hommes eux-mêmes. Et pourtant, étudiant les aboutissants de telle ou telle action, on peut réaliser qu’elle peut en fait être bien moins désintéressée qu’elle n’avait pu de prime abord sembler l’être.
Ainsi, l’absence de motivation d’un acte peut n’être qu’apparente. Ce n’est pas parce que l’on n’est pas conscient de ses propres motivations, parce que l’on ne veut pas les regarder en face que pour autant ces motivations n’existent pas et ne sont pas agissantes. Retournons un instant dans le champ de la sociologie. On ne peut faire de sociologie sans accepter le "principe de raison suffisante" et sans admettre que les agents n’agissent pas sans raisons. Cependant, les comportements peuvent être expliqués par la rationalité même s’il n’y a pas de calcul rationnel, c'est-à-dire conscient. Pour les sociologies, il existe une raison expliquant les agissements des agents, et il faut la trouver. Ainsi donc, derrière un acte humain, il y a toujours des raisons, que celles-ci soient conscientes ou inconscientes. L’activité de la conscience, même placée dans l’état de veille, est intentionnelle : même si la vigilance est affaiblie, il n’en reste pas moins que le mouvement de l’intention reste là. Celui qui paraîtrait désintéressé pourrait donc parfois seulement être quelqu’un qui ne se rend pas compte de ses propres motivations, qui n’en n’a pas conscience. A la différence, un homme plus lucide fait attention et enveloppe dans son champ de conscience une conscience réelle de ses motivations et un sens de chaque situation d’expérience.
Alors, l’acte désintéressé peut-il dès lors exister ? Prenons par exemple un acte qui pourrait sembler désintéressé : un homme donne de l’argent à un autre, sans rien lui demander en retour. Et pourtant, par cet acte de bienfaisance, le bienfaiteur fait de l’autre un obligé. En outre, il agit pour le beau, cela exige de lui un effort, de sorte que le souvenir de ses belles actions sont pour lui un gage de sa propre valeur. Dès lors, sitôt entrevue, l’ouverture vers la possibilité d’une action désintéressée tend à se voiler de brume. Donner, cela peut être agir sans attendre rien en retour : mais qu’est-ce à dire au juste ? Envisagé d’abord comme abnégation, oubli de soi, le désintéressement semble devoir rester un simple vœu… qui n’est peut-être même pas vraiment pieux. On peut rapidement penser à tous les soupçons que la pensée moderne a nourris et développés, à l’encontre de tout ce qui se présente comme dépassement de l’égoïsme, dépistant avec toujours plus de perspicacité l’intérêt caché derrière le désintéressement apparent. Le don n’est-il pas par excellence la cible de tels soupçons, voire leur cible unique et nécessaire ? On n’avait jusqu’ici considéré la générosité que selon son sens premier, la générosité comme don pour autrui. On peut maintenant se demander si la générosité, malgré ses apparences de partage, d’altruisme, n’est pas en fait une forme de don pour soi. Prenons quelques autres exemples simples. Donner à autrui est un moyen de se faire reconnaître, au sein d’une société par exemple. Cela peut aussi être un moyen pour l’homme de réparer une injustice, qui nous donne remords et repentir, donc de soulager sa conscience et de vivre en paix avec lui-même. Ainsi, même dans le don, lorsque l’homme semble parvenir à s’oublier entièrement pour ne penser qu’à son prochain, il y a toujours une parti d’intérêt : en rendant l’aimé heureux, n’en retire-t-on pas soi-même une forme de bonheur ? En outre, il peut arriver que l’intérêt individuel soit compatible avec l’intérêt général, nous assure Tocqueville dans De la démocratie en Amérique ; en effet, les habitants des Etats-Unis ont compris que pour satisfaire au mieux leurs propres intérêts, il leur faut céder une partie à l’intérêt général, et de là prendre ce dont ils ont besoin. Cette doctrine appelée par Tocqueville « l’intérêt bien entendu » place les hommes comme des êtres rationnels et intéressés : « servir le bonheur des autres est le meilleur moyen de servir ses propres fins ». De même, pour toute la tradition chrétienne occidentale, la vertu se traduit le plus souvent par la préférence accordée à l’intérêt d’autrui par rapport au sien propre. Mais en même temps, la religion jette le trouble sur la notion de charité puisqu’elle introduit une notion de « récompense » pour une bonne action. Dès lors, il semble devenir difficile de déterminer si la charité a été faite par altruisme ou par désir d’aller au paradis. « Etre intéressé », cela peut être agir selon son intérêt… Mais aussi pour celui d’autrui, et, à travers celui-ci, on travaille à notre intérêt. Il semble donc qu’une action désintéressée ne puisse être possible.
Toute action est donc toujours intéressée, l’homme espère toujours y trouver un intérêt, de façon directe ou indirecte, et qu’il en ait conscience ou non. La logique d’une quête de satisfaction est commune à tous. Il existe toutes sortes de motifs extérieurs à la moralité qui peuvent inciter une personne à agir conformément au devoir. Par exemple, lorsqu’une personne respecte un feu rouge à une intersection, elle préserve sa vie et celle des autres. Ceci est incontestablement bien du point de vue moral. Mais on peut toujours se demander si cette personne agit par pure moralité ou par intérêt personnel. "Tu dois agir ainsi", sinon "tu perdras le dernier respect de toi-même". Il y a bien ce que l'on pourrait appeler un "intérêt", il y a toujours une manière de rapporter l'acte découlant d'une volonté à une façon de satisfaire le moi, sinon son accomplissement n'apporterait pas le moindre plaisir. Bref, nous obéissons uniquement à ce que Kant appelait "l'amour de soi". Agir comme le veut Kant, c'est agir sans raison. Il faut que nous sachions pourquoi il faut agir ainsi, et non autrement : un impératif vraiment et absolument catégorique est donc impossible. La conception de la morale de Kant s’oppose à la doctrine des utilitaristes, d’après laquelle seule la fin le bonheur de tous ou du plus grand nombre peut justifier les choix moraux, quels qu’ils soient.
Nietzsche dépasse largement l’idée que chaque acte a une raison pouvant l’expliquer, et va jusqu’à nier l’altruisme, la sympathie, la bonté, la douceur et la prévenance, il révèle tout l’égoïsme qui sous-tend la pitié et la proximité. Les hommes cherchent le maximum de plaisir et évitent au maximum le déplaisir : « Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré) se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse agir. » On comprend à partir de cette phrase de Nietzsche extraite de son ouvrage Humain, trop humain, que l’intérêt constitue le mobile de toutes les actions humaines. D’où la nécessité d’un trait lucide : « Un être qui serait capable exclusivement d’actions pures de tout égoïsme est plus fabuleux encore que l’oiseau phénix. […] Jamais un homme n’a fait quoi que ce soit qui fût fait exclusivement pour d’autres et sans aucun mobile personnel ; bien mieux, comment pourrait-il faire quoi que ce soit qui fût sans rapport à lui, partant sans une nécessité intérieure ? » Comment l’ego pourrait-il agir sans ego ? Mais il y a plus : en admettant que cette possibilité puisse être sauvegardée, le sens même du don semble devoir être mis en question. Peut-on vraiment parler d’un don pour la beauté du don, d’un acte pour la beauté de l’acte ?
L’acte gratuit semble être la parfaite illustration de ce que peut-être un acte désintéressé... et peut-être est-il le seul qui puisse être considéré comme tel. Une action gratuite n’a d'autre motivation qu’elle-même, ni intérêt, ni curiosité, ni grandeur, rien que l'assouvissement de l'action même. C’est le contraire des actes accomplis par le Cid qui venge son père. André Gide pose le problème de l’acte gratuit dans un récit intitulé Les Caves du Vatican : dans le train qui le mène à Rome, Lafcadio est seul dans son compartiment avec un passager qu’il ne connaît pas et qui ne lui inspire aucune antipathie particulière. Lafcadio est soudain pris d’une pensée folle : "Là sous ma main, la poignée. Il suffirait de la tirer et de le pousser en avant. (…) Qui le verrait... un crime immotivé, quel embarras pour la police ». En effet dans une enquête, que cherche la police ? Le mobile du crime. On cherche les motivations du meurtrier. Il doit bien y avoir une raison, une personne à qui profite le crime .C’est tout l’intérêt des romans policiers que de remonter le fil des raisons vers le coupable. S’il n’y a pas de mobile, il n’y a pas de motivation, pas de lien entre l’acteur et l’acte. Lafcadio pense ne pas pouvoir être soupçonné, il n’y a pas de relation entre lui et Amédée Fleurissoire, l’homme qu’il a pensé à tuer. Lafcadio prend un soin tout particulier à renforcer la gratuité du crime : il remet tout au hasard et se met à compter pour soumettre sa décision à l’apparition d’un feu dans la nuit. Or le hasard, c’est ce qui est fortuit, ce qui est dépourvu d’intention consciente…et le crime a lieu. L’acte gratuit, c’est donc l’acte qui est accompli sans raison. Ce concept de la gratuité de l'acte se trouve aussi chez Platon dans le livre III de la République où il fait dialoguer deux frères : chacun d’entre eux développe une théorie opposée à celle de l’autre : alors que Glaucon vante les mérites d'un acte « autonome » qui peut nous paraître contenant les prémices de l'acte gratuit, Adimante n'est pas convaincu et préfère son contraire, l'acte « hétéronome ». Un acte autonome est un acte dont les motivations sont dépendantes de l'acte lui-même, qui n'a d'autre but que celui de l'accomplissement de l'acte, et qui trouve sa source en lui-même. Un acte hétéronome est le contraire du précédent. Prenons pour exemple la pêche, qui, envisagée comme un simple passe-temps ludique à l'issue duquel on rejette le poisson à l'eau, est un acte autonome ; mais dès lors qu’elle est vue comme source de profits grâce à la vente du poisson ou à la satisfaction d'un besoin alimentaire, elle devient un acte hétéronome. A partir de ces remarques à propos de l’acte gratuit, on peut arriver à penser que « donner pour donner » désigne la seule finalité que le don puisse assumer sans cesser d’être lui-même, car alors seulement il échapperait à tout motif et à tout but extérieurs, qui, s’ils existaient, le priveraient de sa gratuité et ainsi l’annuleraient. Mais voilà qui ne libère le don du soupçon que pour le menacer aussitôt d’absurdité et d’arbitraire : ne serait-il pas alors un simple excès ne visant que lui-même, sans raison ? Dans le domaine du comportement, il ne serait alors qu’une sorte d’ivresse, celle d’une liberté sans contenu, « acte gratuit » ne s’adressant à rien ni personne, n’attestant et n’affirmant que son propre surgissement. Si la gratuité est absence d’intéressement, n’est-elle pas du même coup absence de raison ?
Ainsi, une action désintéressée ne serait-elle pas comme l’entrée de l’homme dans une sorte d’absurde ? Ne peut-on donc échapper au carcan de l’intérêt qu’en s’abîmant dans le non-sens ? Comment empêcher que le gratuit ne coïncide avec le vain ? Cette sensation de vertige traverse bien des textes de la littérature existentialiste, dont La Nausée de Sartre. Si l’existence n’est vue que comme quelque chose d’absurde, alors elle est gratuite et sans raison. Elle n’est que l’improvisation perpétuelle d’une liberté qui se recréée à chaque instant, surgissant de rien pour aller vers quelque chose qui est son projet et son but. Dès lors, cette possibilité de la gratuité ne laisse qu’une porte de sortie : l’engagement. Il faut donner une forme à la liberté, il faut en faire un projet, il faut lui donner un sens, et ce sens signifie poser sa motivation par rapport aux autres. En fuyant vers les autres pour me donner un rôle, je me donne une consistance momentanée. Ce n’est possible que si le don a une raison d’être, qui ne soit cependant pas, d’aucune manière, un motif de profit pour qui s’y adonne. La réflexion sur le don, retrouvant par là une préoccupation classique de la tradition philosophique, doit alors avoir le sens d’une recherche de ce qui peut et doit être visé comme fin en soi.
L’action désintéressée apparaît donc souvent à l’homme comme étant moralement souhaitable, puisque preuve de générosité, d’altruisme, vertus appréciées chez l’homme. Mais l’action désintéressée est aussi et surtout humainement très rare ; c’est en cela qu’elle représente un but fascinant pour l’homme, que celui-ci d’efforce d’atteindre. Il semble que le désintéressement de l’action soit plus dans l’intention que dans la conséquence de l’action elle-même. Seul l’acte dit gratuit, qui apparaît pourtant comme l’action désintéressée elle-même, semble en fait situer le désintéressement dans l’action elle-même, faisant apparaître celle-ci comme un surgissement. Par cet acte gratuit, l’homme peut éprouver sa liberté.