L’homme, à partir de sa naissance, apprend à réaliser un certain nombre de fonctions, comme marcher, courir : il développe ainsi une faculté d’apprentissage. Pouvons-nous considérer pour autant toutes les fonctionnalités humaines sur ce plan ? Ainsi, la pensée peut-elle être prise en compte comme une fonction de ce type ? ou ne faut-il pas lui accorder une certaine spécificité, compte tenu notamment de son caractère abstrait et polysémique ? En ce sens, est-il réellement possible d’apprendre à penser ? Si l’on adopte le simple sens lié au contenu de pensée, alors la question ne se pose pas. Mais, si l’on prend en considération la variété sémantique, la question cesse alors d’être provocante. En ce cas, le verbe pouvoir ne suggère-t-il pas l’existence d’entraves ? ou le mot apprendre permet-il d’ouvrir sur des moyens qui dégageraient l’homme des obstacles ?
Tout d’abord, il convient de voir dans quelle mesure cette question peut nous paraître étrange. En effet, le verbe penser revêt plusieurs significations, qui amènent à concevoir cette activité de façons différentes : il s’agit de former dans son esprit, de réfléchir et raisonner, et de juger. Dans le même temps, l’action de penser est, en partie, abstraite et donc, difficile à appréhender. Autant il est facile d’apprendre à marcher pour un enfant qui coordonne ses gestes, et d’apprendre une leçon, en s’appuyant seulement sur le sens transitif du verbe, autant il semble beaucoup plus complexe d’élaborer une pensée, même si l’homme dispose, à sa naissance, de tout l’équipement psychophysiologique. La question est alors de savoir si la pensée se situe déjà dans l’équipement, comme des jambes pour apprendre à marcher, ou si, quelque chose comparable aux jambes, et présent dans l’équipement va permettre l’apprentissage de la pensée. Par ailleurs, la pensée se définit comme un mouvement très rapide et subtil, venant se joindre aux évidences de la perception. Comment définir alors ce mouvement sans l’immobiliser ?
S’il s’agit d’un processus aussi délicat, on peut, par ailleurs, mettre en valeur le fait qu’apprendre à penser présuppose des moyens mis à la disposition des hommes. Or, dans un certain nombre de sociétés, l’accès à l’éducation n’est pas réalisé, ce qui amène à voir un obstacle qui n’est pas de même nature que le précédent puisqu’il n’est pas insoluble, mais qui, à l’heure actuelle, reste important, compte tenu du coût lié à l’éducation.
Egalement, l’énoncé peut sembler paradoxal : pour apprendre, ne faut-il pas déjà penser ? En ce sens, nous pouvons considérer d’une certaine manière la pensée comme essence de l’homme. Ainsi, Descartes affirme « Je pense, donc je suis » : ici, la pensée fonde l’homme. Il convient alors de se demander si, dès le début de sa vie, le bébé n’effectue pas un certain travail de pensée. En outre, cela rejoint les études effectuées par Descartes concernant les idées innées, qui ne peuvent être ni fabriquées, ni acquises par l’expérience. Si l’on admet que l’homme dispose dans sa pensée de ce type d’idées, celles-ci l’empêchent, dans une certaine mesure, d’apprendre à penser.
En effet, Bacon compare le cerveau à une tablette de cire : pour écrire sur cette tablette, il faut l’avoir effacée, tandis qu’au niveau de l’esprit humain, on ne peut écrire que sur des inscriptions antérieures, il n’y a pas de remise à zéro possible. Ainsi, dans le domaine artistique, un peintre ne dispose jamais d’une toile vierge devant lui, mais d’une toile encombrée par tout ce qu’il peut savoir, par un série d’habitudes représentatives.
Dans ces conditions, quoique nous fassions, notre pensée est toujours le reflet de notre culture, l’expression de notre religion. A ce titre, la liberté de pensée, inscrite au cœur des constitutions de tous les régimes démocratiques, peut-elle être considérée comme le vecteur de la culture occidentale ? Nous sommes alors prisonniers de schémas préétablis, d’autant plus forts qu’ils sont véhiculés par des réalités linguistiques qui se réfèrent à des façons de penser, à des découpages conceptuels différents. En ce sens, si l’on prend en compte les difficultés des hommes à s’adapter à d’autres cultures que la leur, cela montre qu’on ne peut apprendre à penser que dans un canevas donné. En outre, nous nous heurtons à la censure de notre conscience : comment concevoir ce qu’elle désapprouve ? Le sur-moi exerce ainsi une auto surveillance, une formation des idéaux.
Cette culture peut amener à l’inculcation de préjugés, d’opinions toutes faites qui pré conditionnent l’exercice de la pensée. En ce sens, Platon dénonce les croyances qu’une société tient pour vraie sans jugement préalable. Descartes insiste sur le rôle des préjugés durant l’enfance de l’individu, ce qui peut s’expliquer par le fait que l’éducation inculque forcément des préjugés .Ces idées sont toujours nuisibles à l’activité de penser librement et peuvent aller jusqu’à entraîner un rejet total de certains apprentissages de la pensée. Ainsi, Galilée, au XVIème siècle, a été contraint par l’Inquisition de renoncer à ses conclusions sur la place de la Terre dans le système solaire, et, plus récemment, au début du XXème siècle, aux Etats-Unis, le fondamentalisme a amené la condamnation des thèses darwiniennes qui remettent en question la création du monde par Dieu.
Dans ces conditions, à première vue, il semble difficile d’apprendre à penser tel que nous sommes. Avant de prétendre apprendre le faire, ne faut-il pas se défaire de tous ces obstacles ?
Tout d’abord, l’idée même de ces entraves est réduite à néant par les philosophes empiriques, tel que Locke ou Hume, qui considèrent que l’esprit humain, à la base, est une feuille de papier blanche, une table rase. On est alors contraint d’apprendre à penser. Toutes les idées viennent de l’expérience, nous n’avons aucune idée à la naissance. Le point de départ est bien la sensation, puis la réflexion. Par exemple, en considérant la relation existant entre temps et temporalité, l’on se rend compte que notre conscience apprend à comprendre, à penser le temps.
Si l’on admet que l’homme peut apprendre à penser, est-ce pour autant nécessairement bénéfique ? Rousseau considère que l’homme se distingue par sa perfectibilité, liée à sa capacité de penser : c’est une « faculté qui, à l’aide des circonstances, développe toutes les autres » (Discours su l’origine de l’inégalité entre les hommes) : il s’agit, en ce cas, d’apprendre à penser pour un individu, de même que pour l’humanité. Par là même, cet apprentissage prend une dimension historique. Celle-ci peut entraîner des dégradations dans un cadre social déterminé.
Ainsi, certains régimes ont mal utilisé cet apprentissage de la pensée, en le dévoyant complètement, et en souhaitant créer un « homme nouveau ». C’est le cas des totalitarismes développés en Europe dans la première moitié du XXème siècle : fascismes, stalinisme, décrit par Orwell dans son œuvre 1984. Winston, le protagoniste, est ainsi amené à adopter la pensée dite juste, au prix d’énormes souffrances, et le régime imaginé par l’auteur n’hésite pas à faire appel à la Novlangue pour conditionner la population. C’est la notion péjorative de maître à penser poussée à l’extrême. Mais ces régimes insistent seulement su la notion d’apprentissage. En fait, ils ne remettent pas du tout en question ce qui nous permet de penser, ils s’en servent.
Cependant, de façon plus positive, l’homme peut être amené à changer sa pensée, à essayer d’apprendre à penser autrement. Ainsi, il peut réussir à se séparer de ses préjugés en effectuant le travail de jugement, qui est nécessaire pour fonder sa connaissance. Il peut également parvenir à comprendre en partie son inconscient, par le recours à la psychanalyse et ainsi, limiter les obstacles qui en découlent. Cela rejoint l’idée de l’artiste qui nous ouvre les yeux : nous devons d’abord changer notre façon de penser pour développer une pensée différente, et ce, par divers moyens.
Il faut, en effet, prendre en compte, que, même si l’idéal est d’amener à ce que l’homme puisse penser de façon autonome, il a, le plus souvent, besoin de méthodes. Ainsi, Socrate, avec la maïeutique, ou art d’accoucher les esprits, veut amener chacun à une réflexion personnelle : la question initiale, puis la question préalable qu’il pose, ont pour rôle d’aider son interlocuteur à comprendre et à penser par lui-même. Au cours d’un dialogue avec Gorgias, Socrate demande à ce professeur de rhétorique de lui définir la nature de son art, et il montre que chaque définition proposée par son interlocuteur ne fonctionne pas. Gorgias, conduit par la maïeutique de Socrate, finit par se contredire lui-même, en aboutissant à une aporie. Il n’a pas nécessairement appris à penser autrement, mais il a au moins remis en question sa pensée préalable.
Cette utilisation du dialogue se confirme par le rôle que joue le langage dans notre apprentissage de la pensée : pour Merleau-Ponty, nous affinons notre pensée par les mots. En ce sens, parler signifie communiquer une pensée qui n’est pas préexistante, mais qui se construit au fur et à mesure qu’elle s’exprime. En outre, en apprenant une langue, l’on apprend par là même à penser différemment, à s’ouvrir vers d’autres découpages conceptuels. Ainsi, entre l’anglais et le français, la façon d’appréhender un sentiment de crainte diverge, avec les deux expressions, ayant recours à des images différentes : « to be unable to say poo to a goose », traduisible par être une poule mouillée. Cela étant, toute pensée doit-elle nécessairement passer par la parole, ou existe-t-il d’autres moyens de la concevoir ?
D’une façon plus large, il importe alors de souligner le rôle fondamental que joue l’éducation. Celle-ci a pour objectif de permettre à chaque esprit d’accéder à l’autonomie, de faire un usage propre de ses facultés, avec un aboutissement selon Kant, « le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». Cette éducation crée un lien particulier qui se forme entre le maître et l’élève, la notion de maître étant ici définie au sens noble du terme. Depuis Rousseau et son ouvrage L’Emile, la relation entre éducation et pédagogie est mise en valeur. L’activité éducative doit être avant tout celle de l’élève, et non plus seulement celle de son guide, pour former un jeune en devenir. De plus en plus, dans les systèmes éducatifs contemporains, l’élève est mis en situation de former sa propre pensée, même si le guide doit rester fondamental, ne serait-ce qu pour être remis en question. Cela étant, comment conçoit-on cette éducation sur le plan des contenus, si l’on veut qu’elle amène l’homme à penser par lui-même ? En ce sens, doit-on considérer comme Pascal qu’il existe deux types de connaissances : celles qui dépendent des livres et qu’on ne peut pas faire évoluer, et celles qui dépendent de la raison, et pour lesquelles la pensée par soi-même est possible ? Ou toutes les connaissances peuvent-elles être en mouvement ?
Par conséquent, s’il apparaît difficile que penser au sens fort puisse réellement s’apprendre, en revanche, apprendre à penser, dans un sens particulier de la formule, à savoir former son propre jugement, semble possible. Mais pour y parvenir, il faut disposer d’un certain nombre de conditions, liées en partie aux sociétés dans lesquelles on vit.