Introduction
Penser est le propre de l'homme. Qu'il soit en train de manger, de travailler, ou qu'il dorme, l'homme exerce l'activité de penser. Ainsi, il y a deux manières de penser : l'homme peut penser rationnellement, c'est-à-dire, en faisant usage de sa propre raison, en cherchant en quelque sorte à définir tous les mots qui lui viennent à l'esprit, en les classant, pour parvenir à savoir ce qui est vrai. Mais l'homme peut également penser par images, c'est-à-dire, en laissant indolemment le flux de ses impressions sensibles face au monde qui l'entour s'installer dans son esprit. Prenons l'exemple d'un sujet qui, lisant un texte, pense immédiatement, sans réfléchir : "ce que dit ce texte est vrai". Cet homme s'est laissé emporter par le flux de ses impressions sensibles : il se trompe lui-même, et se dirige par conséquent vers "de mauvais sentiers" (cf. Le Poème de Parménide). Il croit en effet que c'est parce qu'il aime ce texte qu'il est vrai; il a pensé par images, et non rationnellement, c'est-à-dire qu'il n'a nullement cherché en lui-même en exerçant sa raison si ce que dit le texte est vrai. Alors, penser ou ne pas penser ? Telle est la question...
Partie I
Lorsque l'homme vient au monde, il naît avec la faculté de penser, mais il est ignorant. Ce qui, par la suite, va donc indubitablement façonner sa pensée, ce sera la culture. Mot quelque peu ambigu que ce mot "culture". Il faut entendre par là que "je" penserai le monde qui m'entoure selon les institutions, les coutumes de mon pays, de ma race, selon encore les préjugés, les idées reçues, les opinions, etc. Mais n'y a-t-il pas risque d'aveuglement lorsque l'on pense de cette façon, à savoir, que l'on est commandé, non par soi-même, mais par la société ? Mais n'y a-t-il pas risque également dans le fait de vouloir ôter toute limite à sa liberté, et de confondre l'usage public de sa raison avec l'usage privé de celle-ci ? Bien sûr, il faudra d'abord savoir si tout individu peut penser par soi-même, sans au préalable avoir envisagé la nécessité de l'apprentissage. Car ce n'est pas parce que nous avons un esprit en nous que nous pouvons pour autant penser sans prendre de précautions ! Comme nous l'affirme Hegel, il faut d'abord apprendre la philosophie pour philosopher. Il nous faudra donc faire de même pour penser.
Il va donc de soi que, pour penser, il faut d'abord apprendre à penser.
Ainsi, Platon nous montre que l'individu ne se fiant nullement à sa raison, mais à lui-même, sera entraîné par l'illusion de son amour-propre dans l'acte de penser, et prendra donc ses impressions sensibles pour la vérité. Si par exemple je regarde un tableau et que je déclare : "ce tableau est le plus beau du monde !" sans avoir exercé ma pensée, sans m'être demandé pour quelle raison je trouvais ce tableau si beau, alors, j'ai montré que je ne savais pas penser, et que je n'étais par là-même aucunement différent du nouveau-né que j'avais été : car j'ai en fait seulement ressenti du plaisir face à ce tableau, qui a comblé ma vue, et j'ai dit : "c'est le plus beau". C'est là que réside le risque de penser par soi-même pour l'individu qui n'a pas appris à penser : le risque d'être ignorant toute sa vie, et de juger de travers de ce qui m'entoure. En fait, de croire que je suis libre en pensant que c'est parce que j'affirme quelque chose que c'est vrai, alors que je ne suis ainsi qu'esclave de mes propres sens. Quel plus grand danger, en vérité, que cet homme qui s'assure lui-même que ce qu'il pense est juste, sans exercer au préalable sa raison pour faire la juste mesure !
Il est donc évident que penser par soi-même sans avoir appris à penser, est un grand risque pour l'homme car celui-ci se trompera toute sa vie. Or, nous n'avons qu'une seule vie, et donc, qu'un seul choix pour une situation donnée.
Partie II
Mais il faut également prendre en compte le fait que nous avons tous grandi au sein d'une société, et qu'on peut ainsi affirmer que notre esprit s'est lui aussi transformé en son sein. Il a donc reçu l'empreinte des institutions de notre cité.
Ainsi, quand l'esprit reçoit des renseignements du monde extérieur, l'individu ne peut sélectionner et classer ces renseignements qu'en fonction de ce qu'il aura reçu pour vrai. Apprendre à penser peut donc aussi être un danger en soi, car si l'on a reçu tel apprentissage, telle doctrine, on ne pourra penser en quelque sorte que par procuration. Comme le dit Kant, tout individu porte les chaînes des "institutions et des formules". Dans ce cas, les institutions dressent les membres de la cité, et chacun devient alors un prisonnier qui a oublié qu'il avait une raison, ou qui a peur de s'en servir, parce que, toujours d'après Kant, les gouvernants des cités, les "tuteurs", leur ont bien montré qu'il y avait un risque à penser par soi-même, que la chute était très dure pour le penseur. Ces prisonniers des institutions seraient assimilables à ceux de l'allégorie de caverne, de Platon, qui, quand on les fait sortir de la caverne de l'opinion, sont aveuglés par la lumière du vrai, et préfèrent retourner au sein de leur ignorance.
Dans le fait de penser réside donc le risque que l'homme puisse être aveuglé par la voie de l'opinion, qui, soit atrophiera l'individu de sa raison, soit l'empêchera d'en faire usage librement.
Or, le risque est plus grand encore quand justement l'homme sort de cet état où il était incapable de se servir de son entendement sans la direction d'autrui (Kant dit : "quand l'homme sort de sa minorité"). En effet, l'individu, qui aura découvert "la vocation de chaque homme à penser par soi-même", risque de croire que la liberté, qu'il a enfin trouvée, est illimitée. Or, ce ne peut être que source de biens grands maux que de tels individus, qui, pensant par eux-mêmes, estiment être libres, et ne font aucune différence entre l'usage public et l'usage privé de leur raison. Mais qu'entend-on par "usage public" et "usage privé" de la raison ? Dans Qu'est-ce que les Lumières, Kant nous donne le juste exemple d'un citoyen qui, recevant ses impôts, chercherait à les refuser. Ceci, bien sûr, ne se peut faire; il est donc bien évident que si l'individu se mettait à faire des critiques sur le montant de ses charges, il pourrait être puni, car il créerait vraisemblablement un scandale, qui inciterait ses concitoyens à agir de même : ceci, c'est faire un "usage privé de sa raison". Cependant, ce même individu, nous explique Kant, a le droit de faire ses critiques publiquement, en tant que savant (donc, pour étudier les injustices) : ceci est "faire un usage public de sa raison".
Ainsi, il y a un grand risque pour celui qui, ayant appris à penser par lui-même, ne sait pas mettre de limite à sa liberté. De là, les maux des sociétés.
Donc, penser par soi-même est un risque pour celui qui ne sait pas faire la part des choses, c'est-à-dire, pour celui qui ne sait pas s'il pense par lui-même ou "par les autres"... Mais aussi, grand est le risque de penser ainsi pour celui qui s'est trompé dans son apprentissage !
Partie III
Ainsi, face au risque de penser par soi-même, beaucoup vont se dire : "oh ! il ne fait pas bon penser par soi-même ! N'assumons pas ce risque". Ceux-là sont ceux que Kant appelle des "mineurs". Mais avant d'analyser ce mot, "mineur", nous devons préciser que certains, en revanche, proclameront le contraire avec force. Il nous faudra donc définir tour à tour ceux pour qui il ne faut pas assumer le risque de penser par soi-même, et ceux pour qui il est nécessaire de l'assumer.
Donc, les hommes "mineurs", dont nous parle Kant, sont ceux qui sont incapables de se servir de leur entendement sans la direction d'autrui. Or, Kant nous apprend que ceux-ci agissent "par manque de décision et de courage". En effet, face à l'effort de penser par lui-même, cet homme mineur sera tenté de dire qu'il ne sert à rien de prendre le risque de penser par soi-même, s'il risque d'être dans l'erreur suite à cet acte; il préférera abdiquer de sa raison, et par là-même, de sa liberté, et dira, comme il le dit encore dans l'oeuvre citée ci-dessus, "je n'ai pas besoin de penser par moi-même", tous peuvent le faire à ma place. Cet homme-là préfère donc user seulement de son corps pour vivre. Or, pour Aristote, "tous ceux qui n'ont rien de mieux à nous offrir que l'usage de leurs corps et de leurs membres, sont condamnés à l'esclavage". Il veut nous dire par là que l'homme qui a la faiblesse de se placer sous la dépendance d'autrui se fait lui-même esclave; et il nous dit comment cet homme, qui préfère servir plutôt que de penser par lui-même, refuse de s'appartenir et abdique de sa raison, ressemblera à l'animal, qui agit par instinct et ignore la raison.
Par conséquent, ces hommes qui ne veulent pas prendre la peine (ou le risque) de penser par eux-mêmes, n'assument pas leur existence; en effet, Descartes ne dit-il pas dans son Discours de la méthode que l'action de l'homme purement homme, c'est de penser ? De plus, Descartes déclare, toujours dans la même oeuvre, "je pense donc je suis". Ne nous dit-il pas par là qu'il faut assumer le risque de penser par soi-même ?
En effet, comme nous l'avons dit, l'acte de penser nous fait exister. Penser, c'est en quelque sorte savoir que j'existe, que je suis (c'est la plus belle et plus grande preuve que je puisse avoir de mon existence). Ainsi, Parménide déclare : "penser et être, c'est la même chose". Ce que Parménide nous signifie par là, c'est que l'être, c'est ce qui ne change pas, c'est ce qui est immuable, c'est-à-dire, que l'être est notre nature même; ainsi, comme l'être est ce qui dure à travers soi, le fait de penser par soi-même (donc, en soi-même également), nous aide indubitablement à saisir cet "être" (donc, ce que nous sommes. Par conséquent, Parménide nous invite à assumer le risque de penser par nous-mêmes, car l'acte de penser immobilisant le "fleuve" de ces multiples sensations qui nous entourent, nous ne risquons pas de tomber dans l'erreur de l'opinion, comme cet homme qui déclare, en parcourant un texte, "ce que dit ce texte est vrai", parce qu'il a aimé le texte, et est en accord avec lui. Mais au contraire, nous accèderons à ce qui est, ce qui ne change pas.
Donc assumer le risque de penser par soi-même, c'est accéder, par l'activité de la raison, à la vérité; et par là-même à la science, qui est la plus haute production de l'esprit.
Conclusion
Ainsi, pour notre bonheur à tous, il faut assumer le risque de penser par soi-même. Aristote ne déclare-t-il pas "savoir, c'est être heureux", nous montrant ainsi le chemin à suivre pour connaître le bonheur. En admettant ainsi que penser est le plus grand bonheur de l'homme, malheureux sera celui qui décide de ne pas assumer le risque de penser; de plus, cet ignorant là niera toute sa vie son être même, car, comme le dit Epictète, quand on ne pense pas par soi-même, "on croit être un homme et on n'est personne". C'est-à-dire, qu'on ne se connaît pas. Par conséquent, s'il faut assumer le risque de penser par soi-même, c'est bel et bien pour se connaître soi-même. Le propre de l'homme est donc d'être sage.