Depuis les premiers outils de pierre jusqu’aux révolutions industrielles et numériques, la technique s'est révélée essentielle au développement humain. Elle permet non seulement d’améliorer les conditions de vie, mais aussi de pallier les vulnérabilités naturelles. Le terme "technè", en grec, désigne, tout comme l’art, un savoir-faire ; cependant, la technique, à contrario, vise l'utilité et transforme la nature.
Ainsi, la distinction faite, nous nous intéressons à la définition de la technique qui n'a cessé d’évoluer dans le temps. De son sens ancien, la technique désignait un savoir-faire d’un métier ou d’un art et des outils qui prolongent le corps, permettant à l’homme de transformer le monde. De nos jours, la technique correspond à un ensemble de procédés qui substituent la force musculaire de l’homme par l'action de machines et la transformation de la nature.
Bien qu’elle promette confort, progrès et maîtrise de la nature, la technique entraîne des questionnements éthiques et des risques pour l'existence humaine et l'environnement, notamment en transformant le rapport qu'entretient l'homme avec le monde et en remettant en question certaines valeurs humaines. Dès lors, que peut-on attendre véritablement de la technique ? Pour répondre à cette question, nous verrons d’abord comment elle est indissociable de la condition humaine, avant d’explorer les risques de s’y fier aveuglément, et enfin d’interroger la nécessité d’un encadrement éthique pour qu’elle serve véritablement l’humanité.
I. La technique : un vecteur de progrès et de maîtrise de la nature
Dans cette partie, on constatera que la technique est consubstantielle à l’homme, un outil nécessaire pour pallier ses faiblesses et transformer son environnement.
La technique permet à l’homme de compenser ses faiblesses naturelles, d’améliorer ses conditions de vie et de se libérer de certaines contraintes. Gaston Bachelard considère que l'outil technique est un prolongement de l’esprit, et non du corps, qui se manifeste dans la capacité de créer et de fabriquer. La technique rend l’humain plus efficace et simplifie les tâches. Lorsqu’une technique est plus efficace que la précédente, on peut alors parler de progrès technique. Ce progrès technique est une condition de survie, car la technique pallie les limites naturelles de l’homme. Le mythe de Prométhée, rapporté par Platon dans Le Protagoras, illustre cette idée : Épiméthée attribue des dons à chaque animal pour leur survie, mais oublie l’homme. Dépourvu de griffes, de crocs ou de fourrure, l’homme est l’espèce la plus faible de la nature. Pour compenser ce manque, Prométhée dérobe le feu et les arts, symboles d’intelligence et de technique, assurant ainsi la survie humaine.
La technique est propre à l’homme, plaçant ce dernier au-dessus de la chaîne alimentaire. Henri Bergson, dans L'Évolution créatrice, décrit l'homme comme un « homo faber », un être dont l’essence réside dans sa « faculté à fabriquer des objets artificiels » à l'aide de la technique. Cette caractéristique place l’homo faber au sommet de la chaîne alimentaire et le distingue des autres espèces. L’intelligence de l’homme lui a permis de se défaire de ces limitations. Il appuie sa thèse sur une controverse lors de la découverte d’outils en silex dans la vallée de la Somme. Il met en avant l’idée que la présence d’outils induit la présence d’hommes.
La technique nous offre donc la possibilité de maîtriser la nature, voire de nous en affranchir. René Descartes, dans Le Discours de la Méthode, en 1637, voit la technique comme un moyen pour l’homme de « se rendre maître et possesseur de la nature ». La technique permettrait donc à l’homme de ne plus subir les aléas de la nature et d’améliorer ses conditions de vie. Pour Descartes, la technique sert à mieux comprendre et préserver le corps, pas à dominer la nature. En maîtrisant la technique, on apprend à utiliser les lois de la nature pour vivre mieux, en harmonie avec elle. Selon Descartes, la médecine représente un domaine de recherche majeur, car la santé est le bien principal de l’existence humaine, rendant ainsi la vie plus durable et agréable. Dans le même ouvrage, Descartes partage la dissection d’un cœur d’hommes dont il décrit la technique utilisée.
II. Les dangers de la technique : une menace pour l’humanité et la nature
Dans cette partie, on verra que, si la technique est essentielle, elle ne doit pas être considérée comme une solution absolue à tous les problèmes.
Cependant, la technique peut aussi engendrer des dangers si l'homme perd le contrôle de ses propres inventions. Dans le contexte moderne, elle n’est plus qu’un simple outil. Pour le philosophe allemand Martin Heidegger, la technique est une provocation dans le sens où elle défie la nature et va à l’encontre des lois habituelles. La technique est aussi, et surtout, un dévoilement dans le sens qu'elle permet à un projet de devenir réalité. Ce mode de dévoilement pousse l’humain à réduire le monde en un ensemble de ressources à exploiter, réduit à son utilité. Heidegger désigne cette vision instrumentale de la nature par le terme d’« En-gestell » ou « arraisonnement ». Cette vision du monde influence l'homme dans son rapport à la nature, l'éloignant de la véritable valeur de celle-ci et influençant profondément notre manière d’être au monde, menant ainsi à une perte d’humanité. « L’homme suit le chemin à l’extrême bord du précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds disponible », déclare Heidegger à propos de la technique.
D’un autre côté, la technique moderne aliène l’homme. « La technique utilise ce que le passé des hommes ne connaît pas. Elle repose même sur l’ignorance des hommes. » Jacques Ellul montre que la technique engendre des masses d’ignorants. L’homme est devenu dépendant d’une technologie qu’il ne maîtrise pas forcément à cause de sa complexité. En facilitant notre vie, la technique finit par orienter nos comportements, réduisant notre capacité à agir de manière autonome et fragilisant la notion de liberté. Par exemple, beaucoup utilisent des smartphones sans en comprendre le fonctionnement. Certains industriels se basent sur des outils intuitifs qui nous empêchent de réfléchir, comme l'application Contacts.
La technique est une force incommensurable. Son usage, lorsqu’il est mal maîtrisé, peut mener à des désastres écologiques et humanitaires de grande ampleur. Le physicien Albert Einstein, conscient des dérives, comparait ainsi le progrès technique à une « hache dans les mains d’un psychopathe ». La technique, en cherchant à dominer la nature, finit par nuire à l’existence de la vie humaine. En ce sens, la technique est loin de nous libérer. Elle révèle alors un aspect ambivalent : tout en étant un instrument de progrès, elle peut se retourner contre l’humanité.
III. Vers une technique responsable : une approche éthique nécessaire
Dans cette dernière partie, on va réfléchir à ce qu’on peut raisonnablement attendre de la technique, et comment on doit l’encadrer par des valeurs humaines et des principes éthiques.
La technologie et la science représentent des pouvoirs immenses qui, lorsqu'ils sont mal maîtrisés, peuvent entraîner des catastrophes et avoir des conséquences durables sur les populations et l'environnement. Face à ces risques, il est essentiel d'adopter une approche éthique de la technique, afin qu'elle serve réellement le bien commun sans nuire à l'humanité. Certains philosophes, comme Hans Jonas, soulignent l'urgence d'une « éthique de la responsabilité » pour encadrer l'usage de la technique. Jonas, dans Le Principe responsabilité, souligne qu'il est essentiel de reconnaître « les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau ». Sans cette prise de conscience, nous mettrions la vie sur Terre en péril. Jonas propose ainsi d’instaurer des « entraves librement consenties », autrement dit des limites acceptées par tous pour éviter que la technique ne devienne un danger pour l’humanité.
Adopter une approche éthique de la technique, c'est aussi introduire des valeurs humaines. D'après Bergson, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, le monde manque de dimension humaine et spirituelle, qu'il appelle « supplément d'âme ». Il décrit le progrès technique comme un « corps démesurément grossi », qui a largement dépassé notre développement moral, notre « âme ». De plus, le progrès technique n’a pas libéré tout le monde, mais a créé un confort et un luxe excessifs pour une minorité. Il est donc impératif d’intégrer solidarité, respect et valeurs humaines à la technique pour qu'elle bénéficie à l’ensemble de l’humanité. Sans cela, ce déséquilibre engendrera des problèmes sociaux, politiques et internationaux. Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne : « L'humanité ne se distingue pas seulement par la capacité de penser, mais par sa capacité à agir et à faire des choix éthiques. ». Arendt rappelle ainsi que notre humanité est intrinsèquement liée à notre capacité d'agir de manière éthique, même dans un monde technologique.
Conclusion
En conclusion, ce que l’on peut attendre de la technique dépend de la manière dont elle est utilisée. La technique est, avant tout, un outil indispensable qui permet à l’homme de surmonter ses limites naturelles, de maîtriser son environnement et de rendre sa vie plus confortable. Elle est vectrice de progrès et d’innovation qui peuvent transformer le monde de manière positive. Cependant, il serait naïf d’en attendre une solution à tous les problèmes, car elle peut également générer des dangers : dépendance, aliénation, et menaces environnementales.
Ainsi, ce que l’on peut réellement attendre de la technique, c’est qu’elle reste un moyen au service de l’humanité, et non une réponse a tout . Pour cela, elle doit être accompagnée d’un cadre éthique clair, basé sur des valeurs de responsabilité, de solidarité et de respect de la nature. Si elle est maîtrisée et orientée vers le bien commun, la technique peut être une force au service du développement humain et de la préservation de la planète, plutôt qu’un facteur de destruction ou de déshumanisation.
Ouverture ; dans Le Meilleur des mondes Aldous Huxley nous présente un monde dystopique dont la notion d’éthique n’existe pas. Les avancées scientifiques permettent de manipuler les gens dès leur naissance : ils sont conditionnés, et ne peuvent par eux-mêmes.