Rabelais, Gargantua - Prologue (2)

L'analyse linéaire, pour l'oral du bac .

Dernière mise à jour : 27/06/2024 • Proposé par: Angsa (élève)

Texte étudié

Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, car c'est à vous, non aux autres, que je dédie mes écrits, Alcibiade, dans un dialogue de intitulé le Banquet, faisant l'éloge de son précepteur Socrate, sans conteste le prince des philosophes, déclare entre autres choses qu'il est semblable aux silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boites, comme celles que nous voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, sur lesquelles étaient peintes des figures drôles et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes batées, boucs volants, cerfs attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à rire (comme le fut Silène, maître du Bacchus). Mais à l'intérieur on conservait les drogues fines, comme le baume, l'ambre gris, l'amome, la civette, les pierreries et autres choses de prix. Alcibiade disait que Socrate leur était semblable, parce qu'à le voir du dehors et à l'évaluer par l'aspect extérieur, vous n'en auriez pas donné une pelure l'oignon, tant il était laid de corps et d'un maintien ridicule, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fou, le comportement simple, les vêtements d'un paysan, de condition modeste, malheureux avec les femmes, inapte à toute fonction dans l'état ; et toujours riant, trinquant avec chacun, toujours se moquant, toujours cachant son divin savoir. Mais en ouvrant cette boite, vous y auriez trouvé une céleste et inappréciable drogue : une intelligence plus qu'humaine, une force d'âme merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans égale, une égalité d'âme sans faille, une assurance parfaite, un détachement incroyable à l'égard de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent.

A quoi tend, à votre avis, ce prélude et coup d'essai ? C'est que vous, mes bons disciples, et quelques autres fous oisifs, en lisant les joyeux titres de quelques livres de votre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fesse pinte, La dignité des braguettes, des pois au lard avec commentaire, etc., vous pensez trop facilement qu'on n'y traite que de moqueries, folâtreries et joyeux mensonges, puisque l'enseigne extérieure est sans chercher plus loin, habituellement reçue comme moquerie et plaisanterie. Mais il ne faut pas considérer si légèrement les œuvres des hommes. Car vous-mêmes vous dites que l'habit ne fait pas le moine, et tel est vêtu d'un froc qui au-dedans n'est rien moins que moine, et tel est vêtu d'une cape espagnole qui, dans son courage, n'a rien à voir avec l'Espagne. C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. Alors vous reconnaîtrez que la drogue qui y est contenue est d'une tout autre valeur que ne le promettait la boite : c'est-à-dire que les matières ici traitées ne sont pas si folâtre que le titre le prétendait.

Et en admettant que le sens littéral vous procure des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas s'y arrêter, comme au chant des sirènes, mais interpréter à plus haut ses ce que hasard vous croyiez dit de gaieté de cœur.

Avez-vous jamais crocheté une bouteille ? Canaille ! Souvenez-vous de la contenance que vous aviez. Mais n'avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C'est, comme dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous l'avez vu, vous avez pu noter avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il entame, avec quelle passion il le brise, avec quel zèle il le suce. Qui le pousse à faire cela ? Quel est l'espoir de sa recherche ? Quel bien en attend-il ? Rien de plus qu'un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup d'autres produits, parce que la moelle et un aliment élaboré selon ce que la nature a de plus parfait, comme le dit Galien au livre 3 Des Facultés naturelles et IIe de L'Usage des parties du corps.

A son exemple, il vous faut être sages pour humer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l'attaque. Puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l'os et sucer la substantifique moelle, c'est-à-dire - ce que je signifie par ces symboles pythagoriciens - avec l'espoir assuré de devenir avisés et vaillants à cette lecture. Car vous y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur notre religion que sur l'état de la cité et la gestion des affaires.

Rabelais, Gargantua - Prologue (2)

Rabelais, en tant que médecin, ecclésiastique et romancier faisait partie du mouvement humaniste du XVIe siècle. Ce mouvement avait pour but de placer l’homme au centre de ses préoccupations. C’est durant cette période, en 1534 qu’il écrivit son roman Gargantua, dans lequel il évoque trois questions en particulier : qu’est-ce qu’une bonne éducation, qu’est-ce qu’une bonne gestion du royaume, et enfin il nous présente une utopie du meilleur lieu possible, Thélème.

Nous allons nous intéresser en particulier au prologue de ce roman, qui est le deuxième seuil d’entrée du roman, car il est précédé d’un dizain qui accueille le lecteur en insistant sur l’importance du rire. Dans son prologue, Rabelais nous donne un mode d’emploi, et nous verrons que tout d’abord qu'il s'adresse aux lecteurs, et ce, dans un deuxième temps, sous différents tons, et pour finir, nous étudierons la portée pédagogique de ce passage.

I. Une adresse aux lecteurs

Rabelais s’adresse directement aux lecteurs grâce au pronom personnel « vous » et à l’apostrophe « Buveurs… vérolés… ». Il construit ainsi une figure de lecteurs avant tout caractérisés par la convivialité mais aussi par l’abus, les deux noms « buveurs » et « vérolés » relèvent a priori de l’insulte et du blâme. Cependant Rabelais utilise aussitôt l’éloge grâce à l’adverbe intensif « très » et aux adjectifs qualificatifs mélioratifs « illustres/ précieux ». D’un côté donc, il utilise le fiel (l’insulte, le blâme) et aussitôt après le miel (l’éloge) ce qui crée un ton étonnant qui relève de ce qu’on pourrait appeler le sel, le rire. Pour finir, la négation « nul autre » donne l’impression au lecteur de faire partie d’une minorité choisie et accueillie par l’écrivain. Les trois parties suivantes du texte sont organisées de manière identique, avec une visée didactique, et une lourdeur des procédés : énumérations qui n’en finissent pas, la répétition de la conjonction de coordination à valeur adversative « mais » et même structuration pour que le lecteur comprenne bien la différence entre la manière et la matière

À partir de la deuxième ligne du texte, Rabelais passe de références populaires (« buveurs », « vérolés ») à une référence savante : Le banquet de Platon. Il utilise ensuite une première image pour décrire son œuvre : les Silènes. Rabelais commence par nous faire une définition de ce que sont les silènes mais il crée immédiatement un distinguo entre l’extérieur dégradé : des figures frivoles, qu’il nous présente en faisant une longue énumération de sept exemples (tels que « harpies », « oisons bridés », « satyres ») et l’intérieur précieux, avec une nouvelle énumération de six drogues fines que l’on pouvait trouver dans les Silènes (là encore les termes sont une référence savante à la médecine). Ce distinguo mis en place par Rabelais est créé grâce à la conjonction de coordination à valeur adversative « mais » qui crée un contraste fort entre extérieur et intérieur, entre blâme et éloge et entre manière et matière.

II. Un mélange de tons

Le paragraphe suivant utilise la même structuration, mais cette fois-ci avec l’image de Socrate, et cette similitude est d’ailleurs accentuée par l’adjectif « pareil ». Rabelais commence par faire l’énumération de tous les défauts de Socrate évoquant son physique et sa frivolité, blâmant ainsi son extérieur. Il crée de nouveau la démarcation entre blâme et éloge grâce à la conjonction de coordination « mais » et expose ensuite les qualités de Socrate. Pour faire son éloge, Rabelais rappelle l’image des silènes avec la métaphore « en ouvrant cette boite » suivie de « vous auriez trouvé une drogue céleste », comme si Socrate était un Silène qui contenait toute forme de choses précieuses à l’intérieur, notamment ses qualités intellectuelles que Rabelais nous énumère avec de nombreux adjectifs mélioratifs (« merveilleuse », « invincible », « parfaite », « incroyable »). Dans ce paragraphe, on retrouve donc bien la même structuration que dans le précédent, avec une première partie de blâme suivit d’un éloge et séparé par la conjonction de coordination « mais ».

Après ces deux paragraphes, Rabelais s’adresse de nouveau au lecteur en lui posant une question oratoire « à quoi tend à votre avis ce prélude coup d’essai ? » afin de s’assurer de la compréhension du procédé. Il apostrophe ensuite les lecteurs, d’abord de façon mielleuse « mes bons disciples » puis de façon plus insultante « et quelques autres fous oisifs » rappelant comme dans l’introduction cette fusion du ‘’miel’’ et du ‘’fiel’’ ce qui lui permet de créer le ‘’sel’’ : le rire. Pour expliquer le rôle de son prologue, il évoque des titres de ses œuvres qui apparaissent ridicules et vulgaires (champ lexical du "bas corporel"). Cette évocation de ses œuvres introduit une mise en garde au lecteur auquel il dit « vous pensez trop facilement qu’on y traite que de moqueries ». Il explique d’ailleurs cette mise en garde après la conjonction de coordination « mais » qui vient là encore couper le paragraphe en deux et montrer le contraste de ses propos avec la négation « il ne faut pas considérer si légèrement les œuvres », Rabelais insiste sur le fait qu’il faut prêter une attention particulière aux propos du livre et il illustre cette idée grâce à deux dictons « l’habit ne fait pas le moine » et « porter la cape espagnol ». Il finit alors le paragraphe en expliquant très clairement le message qu’il veut nous faire passer depuis le début du prologue avec le distinguo entre manière dégradé et matière précieuse : « les matières ici traitées ne sont pas aussi folâtres que le titre le prétendait ».

Dans la cinquième partie, il reprend de nouveau son explication (on retrouve la visée didactique et les répétitions pour que le lecteur comprenne le message) avec l’hypothèse « en admettant que le sens littéral vous procure des matières assez joyeuses » qu’il rejette avec la négation « il ne faut pas s’y arrêter ». Il explique d’ailleurs après la conjonction de coordination « mais » qu’il faut « interpréter » le sens de cette frivolité.

III. Une explication sur l'utilité de son oeuvre

Enfin, dans le dernier paragraphe, Rabelais utilise deux dernières images pour décrire son œuvre. Il introduit la première en s’adressant directement au lecteur avec l’apostrophe « avez-vous ? ». Cette première image est une image risible et populaire : le crochetage de bouteille, qu’il utilise également pour représenter son œuvre. En effet, dans la bouteille de vin, la bouteille (la manière) sert uniquement à contenir le vin (la matière), tout comme le rire sert uniquement à introduire la réflexion. Cette phrase interrogative est suivie de la phrase exclamative « Canaille ! », Rabelais utilise de nouveau l’insulte et le blâme (comme avec « buveurs » et « vérolé ») pour s’adresser au lecteur. Vient ensuite la deuxième image mise en place dans ce paragraphe : celle du chien et de l’os à moelle, qu’il introduit avec la question directe « n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os a moelle ». Pour expliquer cette image, il cite Platon (référence savante) qui décrit le chien comme « la bête la plus intelligente du monde ». Rabelais fait ensuite une description de comment le chien mange son os en utilisant l’isotopie du culte/de la religion (dévotion, soin, ferveur, prudence, passion, zèle) qu’il accompagne d’une énumération de trois questions de mêmes sens, qui permettent à l’auteur de rendre son prologue plus vivant, en s’adressant de façon récurrente au lecteur. Il répond immédiatement aux questions avec la négation restrictive « rien que » suivie d' « un peu de moelle ». Dans la phrase suivante, il se détourne légèrement de son sujet initial en expliquant ce qu’est la moelle et apportant une nouvelle référence savante.

Enfin Rabelais conclut en faisant le lien entre l’os et la lecture avec le groupe nominal « livres en hautes graisses » qui rappelle cette idée de se nourrir qui était évoquée avec l’os, comme si Rabelais avait l’intention de ‘’nourrir’’ l’esprit de son lecteur en l’instruisant. Rabelais explique même à son lecteur comment lire son livre avec les compléments circonstanciels de manière « lecture attentive » et « une méditation assidue ». Il finit même par qualifier toutes les métaphores et différentes images utilisées pour décrire son livre de « symboles pythagoriciens ». Il finit toutes ces explications par un aperçu des sujets évoqués dans son livre la « religion », « l’état de la cité » (politique) et « la gestion des affaires » (économie) qu’il qualifie de « mystères horrifiques » ce qui rappelle cette idée développée durant tout le prologue que seuls les lecteurs les plus attentifs pourront atteindre ce « haut sacrement »

Conclusion

Ce prologue a donc pour but d’accueillir le lecteur. Rabelais utilise un mélange de différents tons, entre éloge et blâme, mettant en avant l’intérêt de son écriture et créant une distinction entre manière et matière.

Grâce à cela, il met en garde le lecteur et l’incite à prêter attention au sens du texte masqué derrière le rire et la folâtrerie en utilisant de nombreuses images pour illustrer ses propos et bien faire comprendre au lecteur l’utilité de son œuvre.