Shakespeare, Roméo et Juliette - Acte 5, scène 3

L'analyse linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 22/06/2024 • Proposé par: Vico (élève)

Texte étudié

[Frère Laurent] entre dans la tombe.
FRÈRE LAURENT
Roméo ! Et si pâle ! Et qui d'autre ? Quoi, c'est Pâris, Et baignant dans son sang ? Ah, quelle heure cruelle
Est coupable de ce désastre ?
Dieu, la jeune dame s'éveille !
Juliette s'éveille.

JULIETTE
Ô frère, mon réconfort ! Dites-moi où est mon seigneur, Je me souviens très bien du lieu où je devais être
- Et où je suis... Où est mon Roméo ?

Des voix au loin.
FRERE LAURENT
J'entends du bruit, madame. Quittons ces lieux De mort et d'infection, de sommeils qu'honnit la nature.
 Un pouvoir contre quoi nous ne pouvons rien
A déjoué nos plans. Venez, viens, viens, ma fille, Ton mari est là, contre toi, Roméo est mort
Et Paris l'est aussi. Viens, je te trouverai Une communauté de saintes nonnes.
Ne me questionne pas, car le guet approche.
Viens, viens, chère Juliette. Je n'ose pas rester plus.

JULIETTE
Va, sors d'ici. Je ne partirai pas.
Il sort.
Qu'est ceci ? Une coupe, serrée
Entre les doigts de mon fidèle amour !
C'est le poison, je vois, qui l'a fait mourir Si prématurément ! Tu as tout bu, avare, Tu ne m'as pas laissé une goutte amie Pour m'aider à venir auprès de toi ?
Mais je te baiserai les lèvres. Il se peut bien
Qu'elles soient humectées d'assez de poison encore
Pour que je puisse mourir de ce cordial.
Elle l'embrasse.
Que tes lèvres sont chaudes !

Le Page de Pâris entre dans le cimetière avec les hommes du guet
LE GUETTEUR
Conduis-nous, mon garçon.
C'était de quel côté ?

JULIETTE
Du bruit ? Bien, faisons vite. Ô poignard, bienvenu, Ceci est ton fourreau. (Elle se poignarde). Repose là, Pour que je puisse mourir.
 Elle tombe et meurt sur le corps de Roméo.

Shakespeare, Roméo et Juliette - Acte 5, scène 3 (Traduction Yves Bonnefoy)

William. Shakespeare, dramaturge anglais de la fin du XVIe - début XVIIe siècle vient enrichir les genres théâtraux de la tragédie. Auteur très polyvalent, il est le géniteur de Roméo et Juliette, pièce en 5 actes écrite en 1594, se situant à Vérone en Italie. Elle raconte l'histoire d'amour impossible entre deux jeunes gens dont les familles (les Montaigu et les Capulet) se détestent.

Dans l'acte V, scène 3, on assiste au dénouement de leur amour, c'est-à-dire la mort. Roméo s'est éteint et Juliette va le rejoindre dans la tombe. Nous verrons dans un premier temps l’échec du stratagème puis nous analyserons la décision de Juliette.

I. L’échec du stratagème

Alors que Juliette est contrainte d’épouser le comte Paris, elle demande de l’aide au frère Laurent. Celui-ci met en place un stratagème: il fait boire un philtre à Juliette qui l’a fait passer pour morte. Mais Roméo qui n’a pas été prévenu à temps croyant Juliette morte s’empoisonne. Juliette se réveille juste après et découvre la scène.

À l'arrivée du prêtre, elle se réveille : « Elle remue ! » (I. 7) et la didascalie fait agir la jeune fille (l. 7-8). Le présent d'énonciation ancre la jeune fille dans la réalité et lui donne une consistance qu'elle va perdre au fur et à mesure de la scène, comme Roméo perdra la sienne dans la bouche de Juliette. Dans cet extrait, la mort est mise en avant. Frère Laurent fait de nombreuses indications dans ce sens : « sépulcre » l. 3, « pâle » l. 5, « ce nid de mort » l.11, « gisant » l.13. Cette mort est particulièrement émouvante, car elle concerne un jeune homme encore adolescent. Juliette comprend ce qu'il s'est passé pendant sa mort qui n'en était pas une.

Frère Laurent est un personnage important dans le sens où c'est lui qui est le complice de l'histoire d'amour entre Roméo et Juliette. Il veut les aider à fuir et organiser la mise en scène de la "fausse" mort. Il apparaît ici comme médiateur, mais laisse vite la place aux personnages principaux. Sur les deux répliques, on sent la peur du prêtre qui craint de se faire prendre par les familles des jeunes gens: « le guet arrive... ». Il l'avoue d'ailleurs lui-même : « Je n'ose rester plus longtemps ». Il fait office de baisser de rideau, car il disparaît au moment le plus tragique de la pièce. Il s'efface devant la mort qui a laissé des traces partout autour de lui. Roméo et Paris gisent devant lui, ce spectacle est « cruel » et catastrophique. Il tente en vain d'attirer Juliette avec lui en lui proposant de se réfugier dans un couvent (l.14-15-16).

L'impératif « Viens », répété à trois reprises, sonne plus comme une imploration que comme un ordre. Si Laurent disparaît devant la mort, il va vivre en-dehors du drame qui se noue sous ses yeux, contrairement à Juliette qui va l'affronter avec courage. Toutefois, avant de disparaître comme l'indique la didascalie l. 20, il donne une importance cruciale à Roméo lorsqu'il dit à lorsqu'il dit à Juliette « Ton mari », alors que les jeunes gens ne sont pas encore mariés. Il bénit cette union qui n'est pas officielle. Sa qualité de prêtre lui confère une légitimité par-delà la mort pour rendre cette union légale aux yeux de Dieu.

II. La décision de Juliette

On peut remarquer l'évolution des reprises nominales et pronominales utilisées par Juliette pour désigner Roméo : « mon seigneur » (I. 6), « mon Roméo » (I. 8), « mon fidèle amour » (I. 22), « avare » (l.24), « tu » (l.25). Cette diminution des termes précis indique que petit à petit, Juliette ne s’attache plus à la dépouille mortelle de son amant et qu'elle est décidée à le rejoindre. Elle finit d'ailleurs par ne désigner Roméo que de manière métonymique avec « tes lèvres » (I. 31). Elle-même laisse de côté le « je » du début de la scène pour passer à un « nous » très général (l. 35), comprenant certainement Roméo.

L'exclamation devient la ponctuation omniprésente de la fin du passage (l. 22, 24, 31). Après la surprise, la jeune femme exprime le désappointement que provoque le manque de poison qui lui aurait permis de rejoindre immédiatement Roméo dans la mort puis, elle montre sa détermination à se tuer en se donnant du courage par l'intermédiaire de l'impératif « faisons vite » (I. 35). De la tristesse, il n'est quasiment pas question puisque tout se passe dans une grande urgence.

Roméo s'est donné la mort avec du « poison » (l.23) en pensant que Juliette n'était plus et cela rend cette disparition encore plus tragique, car elle a lieu à partir d'un malentendu. La jeune femme à son tour va mettre fin à ses jours et pour cela utiliser un moyen particulièrement violent : le « poignard » (l.35). Elle apostrophe d'ailleurs l'arme comme si c'était un ami, par l'intermédiaire d'un oxymore : « bienvenu (happy heureux) » est épithète liée de « poignard », et de l'interjection « Ô ».

L'emploi de l'impératif en fin d'extrait, qui personnifie le poignard, rend encore cette action plus difficile à supporter pour le public qui assiste à la solitude de Juliette face à ce prompt arrêt de son existence. Non seulement la mort est représentée sur scène, mais des détails sont semés sur scène afin de marquer aussi visuellement les esprits : « ce sang » (l.2), « baigné dans son sang » (l.5-6) et dans les didascalies :, « Elle tombe et meurt sur le corps de Roméo » (l.27). Cette exposition de la mort est particulièrement novatrice pour son époque et rend plus vraisemblable l'émotion des personnages.

Conclusion

Si cette scène présente un dénouement tragique, elle est, toutefois, un exemple de l'amour au-delà de la mort. Shakespeare offre au spectateur une scène de dénouement assez novatrice dans le sens où il va à l'encontre des règles de la tragédie classique.

La mort se joue sous nos yeux : terreur et pitié sont réellement au rendez-vous dans cet acte d'amour absolu qu'a effectué Juliette. Le couple mythique de Roméo et Juliette trouve enfin la possibilité de vivre son amour en toute impunité, même si c'est dans la mort.