"La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres". Cet adage, parfois prêté à John Stuart Mill (qui a plus exactement déclaré, dans son essai On Liberty « La liberté de l’individu doit être ainsi bornée : il ne doit pas se rendre nuisible aux autres »), est devenu une évidence, presque un lieu commun. Elle est facilement reprise, mais rarement repensée. Le sujet consiste précisément à s'interroger sur cette "évidence" pour tenter de la remettre en question.
Cette affirmation est une tentative de répondre au difficile problème : comment les libertés des différents individus peuvent-elles coexister au sein d'une même société ? Comment la liberté des uns peut-elle ne pas nuire à la liberté des autres ? Mais cette solution est-elle satisfaisante ? Sur quelle conception de la liberté repose-t-elle ? Que présuppose-t-elle ? Quelle conséquence y a-t-il à concevoir ainsi la liberté, et, en particulier, cette conception permet-elle de penser - et d'instaurer dans les faits - une liberté publique, une liberté collective et politique ?
I. La coexistence des libertés repose sur le principe de tolérance
a) La conception des lumières et la révolution française
« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789). Cette déclaration ramène au strict minimum les entraves mises à la liberté : la liberté doit-être la règle et l'interdit, l'exception.
Seule la liberté doit ainsi arrêter la liberté. Ce n'est qu'au nom de la liberté qu'il est admissible - et nécessaire - de poser des limites à la liberté. Dans les faits, la liberté des fumeurs est limitée ainsi par la liberté des non-fumeurs, et interdit de fumer ainsi dans des espaces clos, où les non-fumeurs subissent la fumée des fumeurs. De la même manière, la liberté d'expression est limitée par la liberté de ne pas être publiquement calomnié.
La limitation mutuelle des libertés permet dès lors une tolérance réciproque. Elle considère ses propres droits, sa propre liberté, comme extensibles aux autres, et donc décline du principe d'égalité une liberté égale entre tous, où chaque liberté personnelle est bornée par celle des autres.
b) Les présupposés de cette conception
Ce principe repose sur une conception pessimiste des libertés, à savoir qu'elles sont potentiellement liberticides. Trop de liberté nuit à la liberté, et il est possible d'être trop libre, d'abuser de sa liberté.
Ce ne sont donc pas seulement la tyrannie ou l'oppression qui constituent des menaces à la liberté. La menace peut résider dans la liberté elle-même, dans un certain immodéré fait de la liberté. il convient donc de contenir par la loi ce mauvais usage de la liberté. La liberté n'est alors pas un but en soi, ni une valeur suprême. Ce qui compte dès lors c'est la juste répartition des libertés.
c) Les menaces qui fondent cette conception de la liberté
Si la liberté d'une personne menace celle des autres, on tombe alors dans un rapport de force. Chacun (individu ou groupe social, groupe de pression) tentera alors de pousser son avantage si le rapport de force lui est favorable.
La liberté de chacun sera donc d'autant plus menacée et limitée que l'autre parviendra à faire prévaloir la sienne. La liberté risque alors d'être réduite à un état de fait (expression d'un certain rapport de forces), et elle n'est dès lors plus celle à laquelle chacun à le droit.
II. Seule la loi, universelle, permet d'arbitrer entre les libertés individuelles
a) L'opposition entre droit et privilège
La revendication de privilèges revient à réclamer des droits pour un individu ou un groupe au détriment de la liberté des autres. Un droit est le contraire d'un privilège : il suppose l'égalité de tous devant la loi, et il vise l'universel et non le particulier. Par exemple, le suffrage universel s'oppose au suffrage censitaire, auquel seuls certains privilégiés peuvent accéder.
La loi garantit dès lors à chaque citoyen le respect de ses libertés fondamentales. Le rôle de la loi n'est en effet pas seulement de réguler l'usage des libertés mais aussi de les établir.
b) La loi comme garant de l'universel
Le but de toute loi véritable est de rendre possible la coexistence des libertés individuelles conformément à une loi universelle. Ce n'est qu'à cette condition que l'arrêt d'une liberté devant une autre ne décrit plus un état de fait (la liberté s'arrêtant parce qu'elle rencontre un obstacle) mais devient ce que prescrit le droit : toute liberté doit s'arrêter là où elle commencerait à empiéter sur la liberté de l'autre.
Cela rejoint le principe d'universalité chez Kant dans la loi morale; elle doit s'appliquer à tous pour être valable, et constituer un impératif catégorique, plutôt qu'hypothétique, ainsi qu'énoncé dans les Fondements de la Métaphysique des mœurs : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».
III. La dimension collective de la liberté
a) L'instauration de la liberté civile suppose l'abandon de la liberté naturelle
Sur le plan politique, la liberté ne peut être que collective. C'est un peuple tout entier qui est libre ou qui ne l'est pas. On peut citer à cet égard la libération de la France, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, où tout le peuple français a été libéré. Dans la sphère privée, c'est une relation qui est libre ou qui ne l'est pas. L'un des membres du couple ne peut-être libre si l'autre ne l'est pas également. La liberté ne peut consister à asservir autrui.
C'est la vision développée par Rousseau. L’homme serait l’artisan de la liberté, mais pas l’artisan de sa propre liberté, l’artisan de la liberté collective, générale, civile : c'est-à-dire la liberté des autres. Il dit ainsi, dans Lettres écrites de la montagne « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui, elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ».
b) Les libertés se nourissent mutuellement et donc être respectées comme telles
La liberté ne peut être conçue de façon quantitative. Elle ne se "partage" pas, comme les parts d'un gâteau ou les parcelles d'un terrain entre les différents héritiers. On ne peut lui appliquer la formule : "Plus l'un sera libre, moins l'autre le sera". Tout au contraire, la liberté est partagée par les différents individus. Plus l'autre prend de liberté à mon égard, plus il m'ouvre un espace de liberté en retour. Ma liberté et celle de l'autre ne peuvent se soustraire, mais plutôt se conjuguer et s'éveiller mutuellement. Rencontrer un homme libre (Gandhi, Jésus, etc.) n'est pas une menace pour ma liberté, mais, au contraire, comme une invitation à vivre soi-même en homme libre.
Pour Lévinas, c'est même de la responsabilité de chacun de s'assurer de la liberté d'autrui. En effet, pour l'auteur de Difficile liberté, la liberté n’existe qu’en fonction d’autrui. L’autre est celui qui heurte et limite la liberté d’un individu, et il est donc celui qui peut persécuter cette liberté. Rencontrer autrui, c’est donc mettre en question sa propre liberté, sa spontanéité de vivant, son emprise sur les choses. L’autre peut aller jusqu’à persécuter la liberté, pour le salut de sa propre liberté. Il faut donc être responsable avant d’être libre, responsable devant l’autre.
Conclusion
L'adage étudié repose sur la confusion entre liberté d'une part, et possession, pouvoir ou domination de l'autre. C'est dans le rapport de forces que plus l'un prend l'ascendant, plus l'autre subit sa férule. Le tyran n'est pas libre tant que le peuple ne l'est pas. Sa conduite lui est dictée par sa position de tyran.
La liberté ne peut donc consister à asservir autrui. Celui qui veut dominer autrui est lui-même esclave de son besoin de domination, besoin qui s'ancre sans doute lui-même dans une peur de l'autre, qu'on veut dominer pour n'avoir plus à le redouter comme autre.