Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, son œuvre maîtresse, Michel Tournier nous dépeint un homme, seul rescapé d'un naufrage sur une île déserte. Livré à ses méditations, il souffre de son absolue solitude, contre laquelle il lutte en personnifiant les choses qui l'entourent et en s'adressant à un public fictif; pourtant, quand lui est donnée la compagnie de ce qu'il considère être un sauvage, il demeure difficile pour Robinson de sortir de son isolement. De telle sorte que, contre tout lieu commun, la présence d'autrui nous évite-t-elle la solitude? La présence de l'autre, de prochain par rapport à soi dans sa dimension d'altérité ou d'identité, permet-elle à l'homme d'échapper au fait nuisible et désagréable d'un isolement physique ou moral?
Comment, tout d'abord, autrui nous est-il présent? Les différentes modalités des relations que nous entretenons avec nos semblables peuvent en effet être à l'origine de sentiments distincts, allant de la joie à la tristesse, pour reprendre la classification de Spinoza. Tous cependant, s'ils sont solitude (et il s'agira d'explorer la richesse de ce concept), paraissent devoir être évités à tout prix. Nous nous demanderons donc en quoi la solitude a un caractère gênant et si elle peut, en effet, être enrayée au contact d'autres consciences. Ne peut-elle pas, au contraire, s'en trouver accentuée?
On devine très clairement l'enjeu sociologique de ce débat; que deviennent nos rapports avec nos semblables, quelle valeur attribuer au fait de la vie sociale si l'incommunicabilité entre les consciences résiste à la présence d'autrui ? Cette question risque de déchirer plus d'un cœur romantique, qui rêvent d'une fusion entre deux êtres. Quelle serait une rencontre authentique de l'autre ? Plutôt que de fuir incessamment la solitude, peut-être la problématique morale de notre question exigerait-elle que nous assumions celle-ci.
Avant d'approfondir davantage les effets de la présence des autres sur l'âme de chacun, demandons-nous en premier lieu comment autrui apparaît à la conscience humaine. Vaste concept, l'alter ego, défini par le paradoxe du même et de l'autre, englobe en effet tout être extérieur à notre propre personne, mais avec lequel nous reconnaissons partager des caractéristiques communes. Autrui est donc d'abord l'autre moi, l'autre plus ou moins proche, plus ou moins lointain.
Attachons-nous dans un premier temps au cas de l'amitié, relation où l'on privilégie la présence de quelques individu