Nous sommes à la toute fin de la pièce « familiale », juste avant l'épilogue sous forme de monologue de Louis. Les crises ont explosé, chacun a pu maladroitement exprimer ce qu'il avait à dire à Louis. Seul Louis, qui était pourtant revenu pour « annoncer [sa] mort prochaine », va repartir sans avoir rien dit. En effet, si l'on compte le partage des répliques lors des scènes familiales, on s'aperçoit que Louis prend finalement très peu la parole, au contraire de Suzanne, d'Antoine et de La Mère.
Dans cette ultime scène, Antoine vient de dresser de Louis un portrait à charge, le présentant à la fois comme une victime volontaire et comme un manipulateur. Le frère cadet, par sa colère puissante, a également révélé toute sa fragilité et sa sensibilité face à ce grand frère qu'il pensait devoir protéger. Alors qu'il était l'un des plus bafouillant au fil de la pièce, Antoine semble avoir conquis son « droit de réponse », qui lui permet de se libérer des non-dits de son enfance. Ce qui frappe le lecteur dans cette fin est justement qu’elle n’en est pas une, que rien n’est clos dans ce drame/tragédie. Aucun apaisement, aucun changement, pas davantage de réconciliation ; au final, rien n’a été dit et la crise reste en suspens, permanente.
Nous verrons donc en quoi la scène de dénouement révèle que la réconciliation n'a pas eu lieu et que la tragédie est par là même sans fin et pour chacun autant que pour le langage lui-même. Des lignes 1 à 15, nous nous intéresserons au discours d’Antoine qui accuse tout en s’accusant, puis, des lignes 16 à 24, nous verrons comment la tragédie personnelle innerve toute la famille. Enfin, des lignes 25 à 30, nous verrons comment ce dialogue qui clôt la pièce se teinte d’un goût d’inachevé.
I. Un discours qui accuse et s’accuse (l.1 à 15)
Cette partie est marquée par l’aspect tortueux et torturé du discours d’Antoine. Lui qui se présentait comme étant celui qui ne dit « jamais rien » et préférant se taire « pour donner l’exemple » (scène 11 - première partie, page 102) voit sa parole se libérer. Elle devient comme intarissable et contredit ce qu’il affirmait quelques scènes auparavant. Ce dernier discours est marqué par la culpabilité et l’autoflagellation, mais aussi par le ressentiment et l’accusation. Ce qui frappe est effectivement que rien n’y est clair et limpide, mais est au contraire complexe et même ambigu.
À la ligne 1, le « tu es là » d’Antoine sonne comme s’il avait besoin d’attester la présence de son frère. Seul ce « tu » est le signe de la présence de Louis vu qu’il ne parle pas. C’est cette présence qui autorise et justifie le propos. Le « je te vois » (ligne 4) reprend cette idée: Antoine a besoin d’avoir son frère sous son regard, de le maintenir sous son regard, pour continuer à parler. Ce « tu es là » peut être aussi entendu comme un reproche implicite : cette fois-ci, exceptionnellement, tu es là, mais le reste du temps, depuis des années, tu n’es jamais là. Et Antoine regarderait son frère avec insistance (« je te vois ») pour ne pas le perdre de vue, ne pas voir ce mirage disparaître.
La lourdeur et la douleur que fait peser cette présence sont visibles dans les lignes 2 et 3 : l’épanorthose « tu m’accables » revient sur l’idée énoncée juste avant par Antoine que Louis rend sa famille responsable de son malheur par son absence d’amour. Son accusation s’étend du « m’ » mis en position d’objet qui subit au « nous », donc à la famille entière. La juxtaposition des deux propositions « tu es là, / tu m’accables » conforte l’idée que la présence seule de Louis, même sans paroles, est une accusation lancée à sa famille (sa présence est une accusation en soi). Antoine renverse ici l’impression initiale donnée par la pièce, à savoir que Louis se trouvait au tribunal et ne faisait que recevoir les accusations des uns et des autres. En même temps, à la ligne 2, Antoine semble nuancer son propos avec une expression un peu énigmatique : « on ne peut plus dire ça », expression qui ôterait toute validité à son propos, qui le rendrait caduc. Pour quelle raison ? Parce qu’Antoine pressent que c’est bien la dernière visite de son frère, qu’il ne reviendra pas ? D’où le « plus »... Ou simplement parce qu’il n’est pas sûr de lui ? Néanmoins, la ligne 3 reprend le « tu m’accables » et le rétablit comme valide...
Il suffit qu’il revoie Louis pour que des sentiments complexes l’assaillent : la peur (« peur »), la culpabilité (« reprocher », ligne 6 et « se reproche », ligne 9), l’autoflagellation (« je suis un mauvais imbécile », ligne 9). Les lignes 4 et 5 montrent bien que ces sentiments renvoient loin dans le passé et n’ont jamais cessé : « j’ai encore plus peur pour toi que lorsque j’étais enfant ». La coexistence dans la même proposition d’un verbe au présent et d’un autre à l’imparfait, reliés qu’ils sont par le comparatif de supériorité « plus...que », élargit le temps en une sorte d’éternité pour Antoine. Il semble qu’il ait toujours ressenti, depuis aussi loin qu’il s’en souvienne, ces sentiments : le « j’ai » et le « j’étais » se rejoignent et se confondent. À noter que le « plus » de la ligne 2 fait écho au « plus » de la ligne 4 : Antoine introduit ici l’idée que le danger pour lui est plus grand maintenant, que quelque chose pèse sur Louis, comme si une tragédie se préparait et qu’Antoine avait compris de quelle nature elle était (la mort prochaine de son frère).
Le discours se fait alors questionnement et tourments perpétuels : « et je me dis que ..., qu’elle... et que... ». La proposition principale « je me dis » commande une succession de propositions subordonnées complétives auxquelles se rattache une circonstancielle d’opposition puis une relative. L'ensemble se déploie sans fin jusqu’à la ligne 15, marquant bien la torture que suscite en permanence la présence de Louis ou la seule pensée de Louis - à noter que tout ce passage ne constitue qu’une phrase interminable. Cette partie est marquée par les oppositions effectivement (qu’indique notamment la conjonction de subordination « alors que ») :
- Antoine qualifie son existence de « paisible et douce », dans un rythme binaire qui fait ressortir l’équilibre, ce qui s’oppose à son propos actuel plutôt torturé
- il se traite de « mauvais imbécile », sa méchanceté s’opposant à la bonté de Louis, bonté renforcée par la répétition du terme ligne 13 et par la locution adverbiale « plein de » qui souligne l’abondance de cette qualité
- ce « plein de » associé à Louis peut aussi s’opposer au « rien » (ligne 6) qui caractérise Antoine
Le silence de Louis s’oppose au discours sans fin d’Antoine (plus de 200 lignes dans cette scène), silence là aussi mis en avant par la répétition, par l’adverbe « tellement » et par l’envolée lyrique de l’interjection « ô ». Le « silence » (ligne 11) fait écho à la « bonté » (ligne 12), associant immédiatement le silence à une qualité, ce que renforce le parallélisme de construction entre les deux lignes. Néanmoins, ces deux lignes peuvent aussi être perçues comme ironiques, comme des attaques adressées à Louis. Antoine ne lui avait-il pas lancé dans la scène précédente, alors que Louis disait qu’Antoine n’avait pas été brutal : « Oh, toi, ça va, "la Bonté même" ! » (page 113). Antoine dresse ainsi un portrait peu élogieux de son frère en individu hypocrite et manipulateur, jouant depuis l’enfance sur son « infinie douleur intérieure ». L’ironie domine également dans ces dernières lignes 13 et 14 : l’exagération des termes « replié », « infinie », la précision de l’adjectif « intérieure » ainsi que le caractère extrêmement complexe de cette douleur mise en avant par presque chaque terme de la relative « dont je ne saurais pas même imaginer le début du début ».
L’accusation initiale, devenue ensuite de l’autoflagellation, se transforme à nouveau en accusation ironique à la fin. Antoine est assailli par des sentiments contradictoires dans une sorte de va-et-vient complexe qui marque la profondeur de son trouble.
II. Une triple tragédie (l.16 à 24)
Si Antoine esquissait, dans le passage précédent, à demi-mot et peut-être inconsciemment, la tragédie à venir pour Louis, c’est en fait lui qui se retrouve menacé de disparition dans ce passage. La tragédie devient double.
Le début de cette seconde phrase frappe par la négativité de son constat « Je ne suis rien »: Antoine se nie en tant qu’individu. Le « rien » fait écho à l’autre pronom indéfini « rien » (ligne 6) qui le définissait déjà par l’absence et rappelle par là même l’opposition par rapport à Louis qui est lui marqué par le « plein » (ligne 12). Ce début de seconde phrase marque aussi par l’étroitesse de la proposition, proposition indépendante, qui vient trancher avec toutes les subordonnées précédentes. En cela, le « Je ne suis rien » rappelle le « Tu es là » qui débutait l’extrait: la présence de Louis s’oppose à l’absence, au vide d’Antoine. On peut voir un lien de causalité implicite : tu es là, donc je ne suis rien. On peut aussi y voir un renversement ironique dans la mesure où c’est la longue absence de Louis qui est la cause de ce mal-être d’Antoine, de cette impression de vide et de non-existence: le tragique de la mort de Louis trouve un double dans l’aspect tragique du questionnement existentiel d’Antoine.
La proposition suivante redouble la négation qui devient le marqueur d’Antoine : il est le vide, l’absence (ligne 17 : « je n’ai pas le droit »). En fait, Antoine ne s'accorde pas le droit d'exister face à son frère, il ne se l'est jamais accordé. Il pressent même un degré supplémentaire dans le rien, le « moins encore » (ligne 19) quand Louis sera parti. En effet, le « Tu es là » du départ n’est qu’éphémère comme le montre le fait qu’Antoine envisage déjà le départ de Louis : « lorsque tu nous quitteras encore, que tu me laisseras » (ligne 18): il n’y a pas de permanence de la présence de Louis, aucune pause pour profiter de lui, aucune possibilité d’envisager sa présence comme longue ;présent, il est envisagé comme en partance (seulement 16 lignes entre les deux occurrences ! La tragédie familiale se transforme bien en tragédie personnelle dans les propos d’Antoine : sa phrase renvoie à la même phrase de Suzanne dans la scène 3 de la première partie (...lorsque tu es parti (ce que j’ai pensé lorsque tu es parti), lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie...).
Mais alors que Suzanne revenait sur le départ passé (au passé composé), sur cette sorte d’événement originel pour la famille, Louis évoque de la même façon le départ mais le départ futur, comme une autre rupture/blessure, un autre événement originel à venir et qui va entraîner les mêmes cataclysmes, à commencer par ce vide (« je serai moins encore »), cette négation de lui-même. C’est bien une tragédie personnelle pour Antoine : le pronom personnel objet passe du « nous » au « me » dans le second élément, là où Suzanne conservait le « nous ». Antoine qui parlait si peu, qui n’avait que la colère à la bouche, avoue ainsi le cataclysme qu’a été et que sera le départ de Louis, cataclysme qui a entraîné une crise identitaire qui n’est pas résolue et ne le sera pas (je serai moins encore). La fin de son discours fonctionne comme pour les autres (son discours est contaminé par celui des autres) par épanorthose autour de l’idée de la culpabilité et de la perte d’identité. Toute parole semble frappée du sceau de la culpabilité : en effet, le « je me dis » (ligne 6) reçoit en écho « les phrases que j’ai dites » (ligne 20) et à quatorze lignes d’intervalle, Antoine dit ne rien se reprocher puis se reprocher les phrases dites... La parole ne guérit donc rien, n’apaise rien ; elle ne fait que répéter les mêmes maux/mots d’un personnage à un autre. Chaque mot dit veut être effacé ; le silence est donc préférable ?
À noter l’importance des préfixes re- qui marquent l’idée de retour perpétuel, l’absence d’avancée. La parole n’est donc bien qu’un ressassement, une répétition du même. Nous sommes à la fin de la pièce et Antoine répète les propos de sa sœur, qui souhaite revenir sur ses propos, les effacer en quelque sorte. La parole, dernière et troisième tragédie, semble n’avoir rien fait avancer... Le souci de la précision sonne ironiquement dans ce cas-là : les paroles restent quand les êtres partent et on cherche encore et encore à corriger, à reprendre, pas seulement dans le présent de la parole, mais aussi dans le souvenir de la parole dite. Histoire et torture sans fin... Remarquons également la présence du mot « juste » qui rappelle le titre (Juste la fin du monde) et rappelle cette tentative, drôle ?, de dédramatisation. C’est la fin du monde, mais « juste », pas de quoi s’en faire... Clin d’œil au titre.
III. Un dialogue et une pièce inachevés (l.25 à 30)
La « pièce familiale » se termine sur un dialogue en partie obscur. Face au silence de Louis qui ne répond rien au soliloque d'Antoine, celui-ci l'interpelle : « Louis ? » Le prénom questionné est plein de sous-entendu, et interpelle le principal intéressé comme si Antoine lui demandait de répondre quelque chose. On pourrait vouloir remplir le vide laissé par le prénom en suspens : « Louis, m'as-tu entendu ? m'as-tu compris ? qu'en dis-tu ? » Mais à la question d'Antoine, Louis répond par une autre question : « Oui ? », c'est-à-dire « oui, qu'y a-t-il ? », comme si rien n'avait été dit précédemment.
Face à ce dialogue qui tourne court faute de répondant, Antoine s'arrête de parler. La double affirmation « J'ai fini. / Je ne dirai plus rien. » annonce la fin du dialogue, en même temps que la fin du drame familial. Le passé composé à valeur d'accompli et le futur à la forme négative annoncent que la parole s'est tarie. Il n'y a plus rien à dire. Et pourtant, il semble que rien de ce que l'on attendait n'ait été dit. Ainsi, ce qui peut nous frapper dans la pièce, et dans cette scène en particulier, c'est la propension des personnages à dire ce que les autres ne souhaitent pas entendre, autant qu’à taire ce que l'on espérait qu'ils disent. Louis, en particulier, ne donne satisfaction à personne concernant la parole, et il réduit, par son mutisme, l'ensemble de sa famille au silence.
La dernière phrase d'Antoine est mystérieuse. Qui sont ces « imbéciles [...] saisis par la peur » qui « auraient pu en rire » ; et rire de quoi d'ailleurs ? Les imbéciles, c’est d'abord Antoine lui-même, qui a utilisé ce terme pour se désigner quelques lignes auparavant ; c'est peut-être aussi sa sœur Suzanne, qui, comme lui, a été « saisie par la peur » face au peu de temps que Louis leur a accordé. Mais ces « imbéciles qui auraient pu en rire », c'est aussi nous, les spectateurs, qui avons ri à certaines scènes de la pièce, nous qui étions mal à l'aise face à ces crises personnelles autant que familiales que le drame déroulait sous nos yeux.
La réplique de Louis « Je ne les ai pas entendus » joue sur la même ambiguïté, et n'éclaire pas l'imprécision. On ne sait pas si ce sont nos rires, ceux de sa famille, ou ceux des autres, de « ceux-là qui sont saisis par la peur » (peur de la mort, ou peur de la différence et de son mode de vie), que Louis n'a pas entendus. On pourrait aussi, pour finir, si l'on se place en tant que spectateur et non pas en tant que lecteur (l'accord du participe « entendus » lève l'ambiguïté pour le lecteur), imaginer que Louis tente maladroitement de rassurer son frère qui craint, après son départ, de rester « juste là à me reprocher les phrases que j'ai dites ». Louis lui laisserait entendre qu'il n'y a pas de reproches à se faire, les phrases n'ayant pas été entendues.
Conclusion
À la tragédie du silence de Louis incapable de parler (silence de sa mort ? déjà mort ?) s'ajoute la tragédie d’Antoine nié, tué par la seule présence de son frère. C'est une tragédie du langage, incapable de soulager les êtres. Elle fait référence aux autres tragédies classiques qui apportent une sorte d’apaisement, ce qui n’est pas le cas ici.