Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie II, scène 1

Analyse linéaire de l'extrait.

Dernière mise à jour : 05/03/2023 • Proposé par: ronflex (élève)

Texte étudié

LOUIS.

— Et plus tard, vers la fin de la journée,
c’est exactement ainsi,
lorsque j’y réfléchis,
que j’avais imaginé les choses,
vers la fin de la journée,
sans avoir rien dit de ce qui me tenait à cœur
– c’est juste une idée mais elle n’est pas jouable –
sans avoir jamais osé faire tout ce mal,
je repris la route,
je demandai qu’on m’accompagne à la gare,
qu’on me laisse partir.
Je promets qu’il n’y aura plus tout ce temps
avant que je revienne,
je dis des mensonges,
je promets d’être là, à nouveau, très bientôt,
des phrases comme ça.
Les semaines, les mois peut-être,
qui suivent,
je téléphone, je donne des nouvelles,
j’écoute ce qu’on me raconte, je fais quelques efforts,
j’ai l’amour plein de bonne volonté,
mais c’était juste la dernière fois,
ce que je me dis sans le laisser voir.
Elle, elle me caresse une seule fois la joue,
doucement, comme pour m’expliquer qu’elle me pardonne je ne sais quels crimes,
et ces crimes que je ne me connais pas, je les regrette,
j’en éprouve du remords.
Antoine est sur le pas de la porte,
il agite les clefs de sa voiture,
il dit plusieurs fois qu’il ne veut en aucun cas me presser,
qu’il ne souhaite pas que je parte,
que jamais il ne me chasse,
mais qu’il est l’heure du départ,
et bien que tout cela soit vrai,
il semble vouloir me faire déguerpir, c’est l’image qu’il donne,
c’est l’idée que j’emporte.
Il ne me retient pas,
et sans le lui dire, j’ose l’en accuser.
C’est de cela que je me venge.
(Un jour, je me suis accordé tous les droits.)

Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde - Partie II, scène 1

Jean Luc Lagarce est un dramaturge français du XXe siècle. En 1990 il écrira l'une de ses pièces les plus célèbres Juste la fin du monde. Cette pièce raconte l'histoire de Louis qui retourne voir sa famille, qu'il n'a pas vue depuis 12 ans, pour lui annoncer sa maladie et donc sa mort prochaine.

Dans la première scène de la deuxième partie, Louis dit vouloir partir et explique ses raisons. On peut donc se demander comment l'individualisme des personnages rend impossible la communication dans l'espace familial. Pour y répondre, nous étudierons les trois mouvements du texte, à savoir la mise en scène du départ de Louis, l'opposition entre le fils modèle et le fils ingrat, et enfin la rivalité fraternelle.

I. La mise en scène du départ de Louis

Louis est venu pour annoncer sa maladie à sa famille, et cette annonce est censé être l'acmé de la pièce. Cependant il projette de partir "sans avoir rien dit" v. 6. On peut également noter la référence au théâtre avec les deux "vers la fin de la journée" v.1 et 5 qui nous informent que la pièce respectera la règle des trois unités. L'auteur crée également une mise en abyme dans l'esprit de Louis avec le champ lexical de l'imagination "j'y réfléchis" v.3, "j’avais imaginé les choses" v. 4, "tenait à cœur" v. 6 et "c'est juste une idée" v.7.

Louis se prend même pour un metteur en s'interrogeant sur la faisabilité de ses idées "c'est juste une idée mais elle n'est pas jouable" v.7. On peut également voir ses envies de fuite par le champ lexical du voyage "route" v.9 , "accompagne" v. 10, "gare" v.10, "partir" v. 11. Le cercle familial est étouffant pour lui d'où sa demande "qu'on me laisse partir" v. 11 qui suggère l'enfermement dont il veut se libérer.

II. L'opposition entre le fils modèle et le fils ingrat

Il met ensuite deux voix en opposition, celle du fils modèle illusoire et théâtral "Je vous promets qu'il n'y aura plus tout ce temps avant que je revienne" v. 12 13 et celle de la réalité, de l'instinct qui le pousse à fuir l'enclos familial avec le champ lexical de l'insincérité "dis" v. 14, "mensonges" v. 14, "promet"v. 15 "des phrases comme ça" v. 16. La répétition du verbe promettre crée un balancement envoûtant. L'auteur énumère ironiquement le comportement d'un fils modèle " je téléphone, je donne des nouvelles, j'écoute ce qu'on me raconte, je fais quelques efforts" v.19, 20. L'anaphore en "je" suggère un travail sur soi, un travestissement pour coller à l'image du fils modèle.

Mais derrière ce masque se cache le fils ingrat exprimer avec l'opposition "mais c'était la dernière fois" v. 22. Il en est de même avec le "on" dans "j'écoute ce qu'on me raconte" v. 20 qui dépersonnalise la famille. Louis cache donc ses sentiments et joue une pièce de théâtre devant sa famille comme le suggère l'expression "sans le laisser voir "v. 23 qui fait songer au travail du comédien. Mais l'évasion de sa famille est impossible comme le montre le champ lexical de la faute "crimes" v26 et 27, "regrette" v.27, "remords" v. 28. Lagarce place louis dans un destin inéluctable, celui de la faute à expier.

III. La rivalité fraternelle

La rivalité fraternelle est réactivée par Louis qui utilise l'image de Antoine l'attendant sur le pas de la porte "Antoine est sur le pas de la porte" v. 29. Le syntagme "pas de la porte" v. 29 nous rappelle la fonction de l'huissier et nous entraîne dans une thématique judiciaire. Louis rapporte ensuite les paroles d'Antoine "il dit plusieurs fois qu'il ne veut en aucun cas me presser, qu'il ne souhaite pas que je parte, que jamais il me chasse mais qu'il est l'heure du départ" v.31 à 34. Le discours indirect donne l'impression que Louis rassemble des pièces à conviction pour l'accusation d'Antoine. De plus l'anaphore en "il" suggère la rancœur envers son frère.

Ainsi Antoine montre lui aussi deux visages, celui du frère aimant "il dit plusieurs fois qu'il ne veut en aucun cas me presser" v.31 et celui du frère rival "il semble vouloir me faire déguerpir" v.36. Le champ lexical du départ "porte" v.29, "clefs" v.30, "voiture" v.30, "parte" v.32, "chasse" v.33, "heure de départ" v34 et "déguerpir" v.36 fait porter à Antoine la responsabilité du départ. Néanmoins Louis souhaitait lui-même ce départ, donc on peut voir ici la mauvaise foi de Louis. Mais tout ce procès reste intérieur "sans le lui dire" v.40. Sa vengeance semble ainsi mesquine "c'est de cela que je me venge" v.41. Ce procès est donc partial comme le dit la parenthèse "(Un jour je me suis accordé tous les droits.)" v 42.

Conclusion

On peut ainsi voir que l'espace familial est impossible, car l'individualisme des personnages les rend pleins de mauvaise foi et de faux semblants, comme on peut le voir avec les deux frères étant tous deux hypocrites.

Chaque personnage est enfermé dans sa tragédie personnelle et reste dans l'impossibilité de communiquer avec l'autre. Cela peut nous faire penser à la pièce On ne badine pas avec l'amour de Musset où les masques et faux semblants sont aussi très présents.