Le septième tome des Mémoires d’un homme de qualité de l’abbé Prévost a échappé à l’oubli où est tombé le reste de l’œuvre car il contient l’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, héros éponymes qui comptent parmi les amants les plus célèbres de la littérature. Ce roman publié en 1731 met en effet en scène une passion fatale dont l’issue ne peut être que tragique.
Le récit est conduit par Des Grieux, quelques années après la disparition de Manon. Après de sulfureuses aventures dans une société parisienne corrompue, les amants ont échoué en prison. Manon est déportée à la Louisiane avec un convoi de filles de mauvaise vie. Des Grieux suit sa maîtresse. Il la voit bientôt mourir d’épuisement dans le désert où ils ont dû fuir à la suite d’un duel dont elle était la cause. Dans le texte soumis à notre étude, Des Grieux raconte l’enterrement solitaire et pathétique de Manon.
Problématique: en quoi la mort de Manon représente-t-elle aussi la mort symbolique de Des Grieux?
Mouvements:
I. De « N’exigez point de moi » à « jamais plus heureuse »: la mort de Manon
II. De « Je demeurai plus de vingt-quatre heures » à « j’allais exécuter »: la douleur de Des Grieux
III. De « Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre » jusqu’à la fin: l’enterrement de Manon
I. la mort de Manon
Le texte s’ouvre sur un impératif « N’exigez point de moi ». Des Grieux s’adresse à l’homme de qualité. Le récit est donc très vivant, et le lecteur a l’impression de partager ce moment pathétique avec Des Grieux.
Des Grieux exprime l’impossibilité de poursuivre son récit. Les verbes « décrive » et « rapporte » sont ainsi accompagnés par d'une négation : « N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. ». La mort de Manon entraîne le silence du chevalier qui achève son récit dans une économie de détails. La mort est évoquée en une phrase brève de trois mots (sujet/ verbe/ complément) : « je la perdis » qui condense la douleur de des Grieux.
Le lexique de la tragédie se déploie ensuite : « fatal et déplorable événement » La mort de Manon est d’autant plus tragique que dans leur fuite, les deux amants semblaient s’être sincèrement retrouvés et amendés : « je reçus d’elle des marques d’amour ». Des Grieux se donne une posture de héros maudit: le vocabulaire religieux qui sature le dernier paragraphe présente le Chevalier comme un damné, un pécheur que « le Ciel » a « puni» à une vie « misérable ».
La fin du récit coïncide ainsi avec la fin de la vie mondaine du chevalier, qui se retire : « Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse »
II. La douleur de Des Grieux
Le champ lexical de la souffrance est étrangement absent de la description que Des Grieux fait de son état après la mort de Manon.
Il n’emploie que le mot « douleur ». Cet absence de sentiments traduit un anéantissement moral du personnage, comme mort à lui-même. Il expose à la place sa pensée, presque froidement: « mon dessein », « je fis réflexion », « je formai la résolution ». Il exprime un désir de mort: « mourir », « attendre la mort », « mon trépas », « ma fin ».
Sa douleur est visible dans son attitude pathétique: « la bouche attachée sur le le visage », et dans la durée de cette attitude: « 24 heures », « au commencement du second jour ». L’attitude unit les amants dans l’amour avec le baiser sur le visage, mais aussi dans une attitude de respect et d’adoration de Des Grieux pour Manon: « ses mains ». Ce respect pour Manon le conduit à la volonté de l’enterrer pour protéger son corps des « bêtes sauvages ». Il exprime son désir de protection pour le corps de Manon, il en fait une sorte de sainte dont le corps doit être conservée.
Il se présente comme « proche de la fin » et décrit son épuisement physique: « jeûne », « affaiblissement », « efforts pour me tenir debout ». Symboliquement, le désert, le jeûne, les efforts pour tenir debout, font ressembler cette mort à une épreuve pour Des Grieux, une sorte de station de la passion du Christ. L’épreuve est désignée par l’euphémisme : « le triste office ».
III. L’enterrement de Manon
Le champ lexical de l’ensevelissement (donc de l'enterrement) jalonne la fin du texte: « ouvrir la terre », « creuser », « fosse » (trois fois), « j’ensevelis ».
C’est un enterrement religieux, mais Des Grieux imite le rituel du linceul: « l’envelopper de tous mes habits ». Il détourne le vocabulaire religieux: « idole de mon coeur », « parfait amour » (réservé à dieu). Manon est bien sa divinité. À la fin, il adresse une prière au Ciel, mais la tête tournée vers la terre, et pas vers le Ciel.
Bien que le héros se détourne de Dieu, plusieurs éléments la rendent très pathétique:
- d’abord Les efforts désespérés du héros sont soulignés par les verbes d’action: « je rompis l’épée », « j’en tirai moins de secours que de mes mains ».
- la succession des verbes décrit étape par étape l’enterrement, et en souligne la solitude et la tristesse.
- les sentiments sont intensifiés par les hyperboles, « mille baisers », « pour longtemps », « pour toujours ».
- la scène se termine en tableau pathétique, avec le héros couché sur la fosse de Manon.
Ce passage romanesque a une portée symbolique très forte:
- l’épée qui se brise suggère la perte de l’objet noble, donc la perte de sa classe sociale pour Des Grieux. Il la brise lui-même pour Manon. Il est responsable de sa propre déchéance
- la face tournée vers la terre suggère le reniement de Dieu
- le désir de mort place le narrateur en état de péché.
- le désert renvoie à la solitude de Des Grieux, rejeté loin de la société
- Le personnage en marge est donc en marge de sa classe sociale, de la société en entier, et de de Dieu.
Conclusion
La mort du héros ou de l’héroïne romanesque est toujours un moment de grande tension dramatique. Le romancier a en effet droit de vie et de mort sur ses personnages, « êtres de papier» comme les appelle Paul Valéry. La décès de Manon n’échappe pas à cette règle.
Le récit pudique qu’en fait son amant des années après les faits mythifie les amants maudits. Des Grieux renouvelle la figure d’Orphée l’inconsolé et annonce ici les pages romantiques de Chateaubriand.