L’analyse de l’énoncé: La question suppose une opposition entre le travail et la qualité de la vie. Historiquement il y a une diminution du temps de travail, mais son absence totale rend dans certains cas la vie plus difficile.
L’homme travaille pour satisfaire ses besoins que la nature seule ne comble pas : il lui faut produire de quoi manger, se loger, se vêtir, etc.. Comme la satisfaction des besoins primaires suscite des besoins plus complexes, il semble qu'échapper au travail devienne impossible alors même qu'il implique trop souvent une vie individuelle ou collective sans plaisir, pénible, et à laquelle on peut rêver d'échapper. Si l’on admet de la sorte que le travail contraignant et une vie méritant son nom sont incompatibles. Il semble que la diminution du travail pourrait entraîner une vie plus appréciable. Mais les choses sont-elles si simples ? Historiquement, le travail a eu tendance à diminuer, mais on ne doit pas oublier qu'il permet à l'être humain de conquérir une certaine liberté: son absence complète ne semble pas bénéfique. Le réduire suppose, pour que la vie soit améliorée, que soit possible autrement l'accès à ce qu'il procure et que l'on vive en connaissant une diminution des contraintes.
I. Comment ignorer les aspects négatifs du travail ?
Par son étymologie, le mot travail implique la souffrance: il a pour origine tripalium, qui désigne un instrument auquel on attachait les chevaux pour les ferrer ou les esclaves pour les punir. Sans aller jusqu'à se juger quotidiennement torturés, les travailleurs ont fréquemment le sentiment que leur temps de travail n'est pas agréable. Non seulement les heures d’usines ou de bureaux sont pénibles, mais le temps de déplacement qui les entoure n'est pas agréable non plus. On a ainsi fréquemment l'impression que le temps du travail est du temps perdu au sens où l'on ne peut en profiter selon sa volonté. Dans la plupart des situations, on subit le travail comme une obligation parce qu’il faut gagner sa vie, mais bien rarement comme l'occasion de satisfaction.
On consent à travailler parce qu’on ne peut pas faire autrement c’est-à-dire qu’on attend du travail qu’un salaire permettant d’obtenir ce qu’il faut pour vivre plus ou moins bien. Dans ce contexte vivre signifie se nourrir, se loger, avoir accès aux biens de consommation nécessaires. Si l'on obtient une promotion, on pourra vivre mieux au sens où l'on pourra dépenser davantage. Dans la société contemporaine, il ne s'agit plus de garantir sa survie en produisant ce que la nature ne nous fournit pas, mais de s'intégrer dans une société marchande et de participer à la circulation générale des marchandises.
Il est ainsi devenu possible d’oublier que le travail humain est nécessaire en raison du déséquilibre initial entre ce que la nature propose et ce dont l’homme a besoin, sa nécessité semble due à l’obligation d’obtenir un salaire, mais il ne s’agit là que d’une nécessité seconde ou tardive. Considérant ce qu’est devenu le travail de la société de son temps, Marx montre à quel point le travailleur en est dépossédé et ne peut en conséquence que souffrir. Dans un travail qui lui est devenu extérieur l’ouvrier « se nie », « Il est lui quand il ne travaille pas et quand il travaille il n'est pas lui ». Sa vie n’est plus authentiquement humaine et il n'a de spontanéité « que dans ces fonctions animales ». Dans un tel contexte, on ne peut que vivre mal ou avoir une vie au rabais.
Transition: Intérieurement à ces analyses, certains théoriciens considéraient déjà la pénibilité du travail et tentaient de concevoir une organisation sociale qui puisse en libérer les individus. Dès le 16e siècle Thomas More affirme qu’un répartissant le travail entre tous les hommes on pourrait le limiter à 06h00 quotidiennes, durée suffisante pour « procurer les ressources nécessaires aux besoins et aux agréments de l'existence ».
II. Comment envisager une réduction du travail ?
On voit qu’il ne saurait être question de ne pas travailler du tout, mais on peut souligner que pour More la réduction du temps de travail implique que tous les hommes travaillent. L’homme qui ne travaille pas a historiquement changé de statut. Dans l’antiquité, il est l’homme libre, qui se consacre au loisir, par opposition aux esclave , qui travaillent pour les citoyens. Au moyen-âge le noble ne travaille pas non plus: les serfs le font pour lui. Dans la société contemporaine, à l’exception des rares « rentiers », il est le chômeur, privé de travail, en quelque sorte condamné à forcé qui n’a rien d’agréable.
Ne pas travailler du tout est devenu synonyme d’une vie moins « bonne » que celle du travailleur, quoi que ce dernier puisse penser de la sienne. Que peut dès lors signifier travailler moins et de quelle ampleur peut-être ce moins ? La durée du travail n’est plus celle que subissaient les esclaves athéniens, les serfs du moyen-âge ou les ouvriers au temps de Marx: lors des dernières décennies du 19ème siècle, on enfile la réglementation en lui donnant des limites puis en la faisant progressivement diminuer. Ce mouvement se poursuit au 20ème siècle, qui connaît une amélioration incontestable de la vie du travailleur.
On peut rappeler les avancées du Front populaire dans ce domaine, notamment avec la mise au point des « congés payés » qui officialisent un droit au repos pour tous afin de donner au travailleur la possibilité de disposer comme il l’entend de ce temps qui n’appartient pas à l’univers du travail. L’adoption d’une limitation légale du temps du travail hebdomadaire va dans la même direction tout en essayant de mieux répartir le travail et d’éviter le chômage. Elle est encouragée par le développement de l’automatisation et de la robotisation, qui délivrent des tâches les plus répétitives et les moins intéressantes. Reste à savoir si le temps ainsi gagne sur celui réservé au travail élaboré une vie meilleure.
Transition: Travailler moins concerne la quantité de travail effectué et le temps qui lui est consacré. Comment le temps devenu libre peut-il aider à vivre mieux ? Le mieux relève d’une approche qualitative , d’un univers de valeurs apparemment hétérogène au quantitatif .
III. Que peut-être une vie meilleure ?
La transition du quantitatif au qualitatif est toutefois concevable d’un pont de vue hégélien. Pour Hegel, l’une des formules de la dialectique enseigne que, au-delà d’un certain seuil, l’accumulation quantitative aboutit à un changement qualitatif. Cela peut s’illustrer par un exemple simple: ce qui est plaisant parce qu’un peu sucré devient écœurant si la quantité de sucre est excessive. Dans cette optique, celui qui travaille moins bénéficie de davantage de temps pour se reposer et reprendre des forces, mais aussi pour se livrer à des activités de loisirs ou profiter de ses amis et de sa famille: sa vie est améliorée dans la mesure où il l’organise davantage à son goût et où ses préférences et ses sentiments y trouvent plus de satisfaction. Complémentairement, il n’est pas impossible que son travail, parce qu’il dure moins longtemps, lui paraisse plus aisément supportable et de meilleure qualité.
La réduction légale de la durée du travail semble avoir pour effet principal une plus grande satisfaction des travailleurs durant leur temps libre même s’il n’est pas démontré qu’ils apprécient complémentairement davantage leur travail lui-même. Mais une telle satisfaction n’est possible que s’il existe bien les moyens (concrets, financiers ) de profiter du temps libre comme on l’entend. On peut alors différencier deux grandes sortes de « mieux vivre » , selon que les personnes privilégient ce que l’on nommera l’univers d’une condamnation croissante (qui suppose des moyens également croissants , ce qui paraît peu compatible avec un travail allégé) ou préfèrent développer les relations affectives et des activités de loisirs peu onéreuses, en les considérant comme plus satisfaisantes que la frénésie dans la consommation.
Travailler est une négation de l’ordre naturel comme l’affirme Georges Bataille qui définit l’humanité comme telle. Hegel rappelle dans sa dialectique du maître et de l’esclave que c’est le moyen d’accéder à la liberté la plus authentique. Mais le travail dépend d’une organisation socio-historique qui échappe en majeure partie à l’individu. Ce dernier peut sans doute choisir de travailler plus ou moins, mais seulement dans certaines limites et à condition de satisfaire ses besoins. Par contre, c’est à lui qu’il revient de concevoir ce que peut-être une amélioration de sa vie, c’est-à-dire de choisir un « mieux vivre » qui le satisfasse le plus possible: déléguer un tel choix à autrui serait aussi une forme d’aliénation.
Conclusion
Si le mieux relève ainsi d’un choix individuel, il n’est pas évident qu’il suffise de travailler moins pour y accéder de tous les points de vue. De deux personnes bénéficiant de la même réduction de travail, l’une choisira des satisfactions toutes intérieures, l’autre préférera effectuer les dépenses somptuaires qui lui sont accessibles. Le premier, un peu spinoziste, accusera son voisin de futilité, le second lui renverra un reproche d’avarice ou de niaiserie. L’un se veut sage, l’autre se veut moderne. Puisqu’il n’est pas question de savoir qui vit « le mieux », peut-être doit on admettre qu’il appartient à chacun d’apprécier mieux la vie qu’il peut mener en travaillant moins, puisque c’est lui qui donne sens à la vie où il travaille.